Tu avais l’habitude des tavernes, de ces lieux remplis de vie et, disons-le franchement, de débauche. Les hurlements enthousiastes des buveurs, le claquement des couverts et chopes sur les tables de pierre et de bois, tout cela sonnaient à tes oreilles comme une douce symphonie. C’est dans ces lieux de vie si turbulents que tu avais noyé tes premiers chagrins, gérés tes premières absences. Tu fréquentais ces salles chaudes et bruyantes pour assouvir ta curiosité, mais aussi et surtout pour remplir le vide, pour noyer l’esprit et le cœur dans des valses d’alcool et de rire, parce qu’il n’y avait rien de plus important que de se noyer dans l’insouciance quand tout devenait trop sérieux. Quand tu retournais à Zephyr, c’était là que tu venais en premier, mais pas aujourd’hui.

Ni alcool, ni rire bruyant, ni cri d’hommes et de femmes un peu trop joyeuses et éméchées. Aujourd’hui, il n’y avait que calme, que des bruits discrets de tasses se posant sur leurs supports en verre. Un lieu un peu plus distingué, beaucoup plus sage, et dans lequel tu ne te sentais pas franchement à l’aise, Callisto. Mais c’était un effort nécessaire puisque aujourd’hui, tu avais rendez-vous avec Guenièvre. Douce amie. Tendre modèle. L’envie un peu puérile de sortir de ta zone de confort pour te faire passer pour plus gracieuse et raffinée que tu ne l’es vraiment. Des fausses apparences par franchement utiles non plus, parce que de ton avis, Guenièvre n’en avait rien à faire de tes goûts en matière de divertissement. Mais Cal, tu ne serais pas toi si tu n’allais pas au plus compliquer à chaque fois.

Tu commençais tout juste à manquer de petits gâteaux quand sa silhouette gracile passa la porte. Toujours ce même effet qu’elle te fait, le cœur qui accélère, admiratif du modèle qu’il a devant les yeux. Tu aurais tellement donné pour n’avoir qu’un dixième de son élégance ou de sa beauté. Peut-être que tu aurais pu te faire aimer, si tu avais été elle, peut-être que Merle ne serait pas parti sans toi, peut-être que tu aurais pu être une grande dame, peut-être.

— Guenièvre ! Je suis là.

Un signe de la main, tu lui désignes la petite table ravissante à laquelle tu es assise, avec sa petite nappe blanche et son service à sucrerie déjà pratiquement vide.

— Je suis contente de te voir ! Ça faisait longtemps qu’on ne s’était pas croisées ! Tu vas bien ?

Parle toujours trop fort, Callisto, parle toujours avec des miettes de sucreries en tous genres sur les joues. Mais tu es là, tu parles, et tu te sens déjà mieux que la seconde d’avant.

Elle a le goût des sucreries, tout comme toi. Une passion commune, peu bénéfique pour ta silhouette si jamais tu en avais eu quelque chose à faire de ta silhouette. Tu cultives tes rondeurs comme une part de toi-même, elles sont ta marque de fabrique, ton identité. Et c’est un plaisir, tu vois, de voir ce sourire sur ses lèvres, Cal. Ce sourire qui te donne la sensation d’être belle, d’être quelqu’un. Et tu te demandes, Cal, quand est-ce que tu as compris que tu avais besoin du sourire d'autrui pour être quelqu’un. Tu te demandes, Cal, quand est-ce que la force t’a fait défaut. Tu te demandes, Cal, depuis quand tu ne te suffis plus.

Les mots qui dansent entre ses mains, la plume de quelqu’un qui écrit beaucoup. Tu ne lui as jamais demandé comment elle vivait son mutisme, combien ça pouvait lui peser au quotidien. En vérité, tu n’avais jamais questionné cette facette de Guenièvre. Tu l’avais accepté comme la chose la plus naturelle au monde. C’était comme ça qu’était Guenièvre et, dans un sens, tu n’avais jamais cherché plus loin.

— Les gâteaux sont succulents, mais je pense, qu’à nous deux, le cuisinier va rendre l’âme. Les plus grands consommateurs sont souvent les pires. Je m’ennuie ferme, si tu veux tout savoir.

Il y a cette soirée à la bibliothèque, les souvenirs de la conversation avec Aleina qui ne te quitte pas. Tu aurais voulu pouvoir répondre à sa question. Tu aurais voulu lui répondre comme tu réponds à n’importe quelle énigme. Mais celle-là était inédite, effrayante. Soupire alors que tu avales la dernière des sucreries. Puis, tu t’étales, la tête posée sur la nappe, les bras ballants.

— On m’a demandé, récemment, ce que je voulais faire et être. Et je ne sais pas. C’est bien la première fois de ma vie que je ne sais pas quelque chose. Et ça me frustre. Beaucoup. Tu n’aurais pas un travail pour moi ? Des recherches inédites ? Une aventure folle et incroyablement dangereuse et palpitante à me proposer ? Par les Arcanes, je hais l’introspection.

Il te faut lever les yeux vers le carnet, il te faut lever les yeux vers autre chose que le néant. Diantre, on n’avait jamais vu action aussi compliquée. Comme à son habitude, la réponse de Guenièvre vient avec des mots, avec cette calligraphie si jolie qui est la sienne. Comme d’habitude, elle vient naturellement, comme-ci Guenièvre avait des solutions à chacun de tes problèmes.

— Mon problème vient du fait que cette valeur, j’en sais foutre rien d’où elle peut venir.

Tu aurais bien quelques hypothèses sur le sujet, mais tu es certaine que tes aventures dans les tavernes ou ta capacité à échanger une cinquantaine de rumeurs par minute avec Sixtine ne constitues pas des qualités desquelles tu devrais te vanter. Dur de se sentir être quelqu’un. Dur de se sentir à sa place. Guenièvre se laisse porter et elle a cette force de caractère qui lui permet d’accepter l’inconnu comme une destination viable. Pendant vingt-cinq ans, tu avais pensé avoir cette force, toi aussi. Mais quitter la maison t’avait mise en face d’une réalité plus dure encore, à savoir que l’inconnu avait été, jusqu'alors, contrôlée, maîtrisé. L’aventure ne faisait pas peur, car il y avait toujours un endroit où revenir, un moyen de repartir du début. Aujourd’hui, il n’y avait plus aucune sécurité, c’était comme marcher sur la corde sans un filet de protection en bas, c’était comme évoluer sans la garantie qu’il était impossible de se faire mal. Et tu te rends compte, Callisto, d’à quel point tu t’étais flouée. Et tu t’en veux. Tu te frustres toute seule face à ce que tu avais cru être et ce que tu étais réellement. C’est ce gouffre, ces désillusions qui t’ont mise plus bas que terre et tout remettre en question. Mais, comme d’habitude, sublime, belle, douce Guenièvre a la solution.

— … Un travail ? Saugrenu ? Ça tombe bien, j’adore tout ce qui est saugrenu, c’est d’ailleurs mon second prénom.

Avec épave, folie, immaturité et chaotique.
Tu te redresses d’un coup, le signe que tu refais marcher les mécanismes, que tu te réveilles enfin.

— Quand tu parles de malédiction, tu parles des barghests ?

Tu en avais entendu parler. C’était une légende qu’on racontait aux enfants, des hommes et des femmes devenant des monstres assoiffés de sang quand la lune rouge survient. Il était populaire chez les enfants de Grandvent, de dire qu’un barghest viendrait vous dévorer si vous faisiez preuve de méchanceté et de désobéissance. Une légende qui t’excitait plus qu’elle ne t’effrayait, parce qu'enfant, l’idée de te retrouver nez à nez avec un monstre légendaire semblait nettement plus intéressante qu’une énième journée à suivre Etham en ville. Dans un sens, ça expliquait aussi tes trop nombreuses bêtises perpétuées dans les rues de Zéphyr.

— Tu en as rencontré un ? Ou du moins quelque chose qui répond aux descriptions ? Je veux tout savoir.

Rien ne valait une nouvelle curiosité pour s’éloigner de ses contrariétés.

Il y a des fois, où tu aimerais voir ce que les autres voient. Il y a des fois, où tu troquerais volontiers ta vie et ton âme pour découvrir ce qu’il se cache sous les cœurs et les regards des gens qui t’entourent. Que pensent-ils ? Que voient-ils ? Une enfant échouant à devenir adulte ? Une jeune femme forte ? Une fille vulgaire ? Un soleil ? Un brasier ? C’était à la fois effrayant et grisant. Tu te demandes si, à ses yeux, tu es belle. Tu te demandes si, tout comme toi, son cœur se réchauffe et son estomac gargouille de plaisir lorsque tu es là. Tu te demandes, si elle se sent fébrile et euphorique, un peu comme toi. Maintenant que tu y penses, ce doux vertige fait de faiblesse, tu ne le ressens que lorsque ces femmes sublimes sont dans la pièce. Tu ressens ce sentiment quand Aleina te prend dans ses bras, quand Guenièvre embrasse tes mains. On se sent partir. On se sent partir dans un endroit où tout va mieux. D’un coup, l’on ne ressent plus le besoin de parler plus fort que les autres, d'être plus voyante que les autres. Ne reste plus que cette étrange faiblesse, Cal. Et tu rends compte, qu’il n’y avait rien de plus délicieux au monde que les fragrances féminines, que leur douceur et leur grâce.

L’impression d’être petite fille de nouveau, à l’époque où l’on était encore maladroite, où l’on n’osait pas hausser la voix. Mais tu te reprends, Cal, car aussi douce soit cette sensation de faiblesse, tu es encore trop fébrile pour oser lui donner un sens. Pour l’heure, c’étaient des mystères dont tu avais besoin, d’occupations, d’enquêtes. Tu voulais explorer, découvrir, fuir ce passage à vide, le remplir jusqu’à en vomir, le remplir quitte à trahir les convictions qu'ont a toujours hurlé sur les toits de Grandvent. Donner vie à une légende te semblait-être un premier pas prometteur, le premier d’une longue série qui se finirait par avoir ta mort. Mais là encore, ce n’était pas à l’ordre du jour de tes réflexions.

— Je ne dirais rien, rien du tout !

Et scelle tes lèvres pour marquer le coup.

— Tu comptes utiliser le matériel de la Sphère ? Parce qu’il faudra être discrètes, si on apprend qu’on travaille sûr, littéralement, une légende vivante, ça risque d’attirer des oiseaux de mauvais augures.

Les membres véreux, les fous du marché noir qui étaient parfois prêts à payer gros pour avoir des échantillons de choses tout aussi folle. Une grande et joyeuse famille, en somme, mais certainement pas celle que vous deviez vous mettre à dos.

Sage décision. Elle ne peut que hocher la tête face à ta sagesse, Guenièvre. Enfin, tu pourrais lui dire des banalités qu’elle hocherait la tête quand même. Mais, dans le cas présent, elle écoute et partage tes craintes. Étudier une légende, confirmer son existence, c’était donner matière à de nouveaux élans de panique, à de l’horreur en plus, le tout dans une période où Valdore croulait sous les rumeurs étranges. Outre cela, venait s’ajouter la question de vos supérieurs. Est-ce qu’on vous laisserait la même marge de manœuvre si vous jouez la carte de l'honnêteté ? Tout son pessimisme hurle que non et Cal, tu vois, donne une place relativement importante à son pessimisme.

— C’est la base de notre métier d’étudier des théories qui n’aboutiront à aucun résultat concluant ou exploitable.

Avec le recul, c’était même étrange d’autant se donner en sachant pertinemment qu’on ne récolterait que très peu. D’un autre côté, ça en disait sans doute déjà beaucoup sur vous. Pour Calli, ça voulait dire que tu étais peut-être aussi folle qu’elle pour poursuivre des chimères, t’attaquer à l’impossible. Mais l’impossible, Calli elle aime ça, Calli pourrait s’en droguer si on lui laissait le choix. Alors Calli, elle n’en t’aime que davantage. Ses objectifs sont bien moins altruistes que les tiens. Ses objectifs sont en fait particulièrement égoïstes. Partager avec toi. Étudier une légende. Frémir de plaisir de nouveau. C’est qu’elle n’est pas sainte, Callisto. C’est juste une enfant dans un corps de femme. Pleine d’insécurité, mais qui rayonne à la moindre marque d’affection, au moindre bon point donné.

Elle fait mine de réfléchir, Callisto. Tapote rapidement du doigt sur la table avant d’établir un plan pour mettre en place vos recherches.

— D’accord. Je te propose de travailler en équipe. Si tu empreintes tout ce matériel seule, ça risque d’éveiller les soupçons, nos supérieurs ne sont pas cons, Guenièvre. Du coup, j’aimerais qu’on se partage l’emprunt, on justifie ça pour des recherches totalement différentes, par exemple toi qui étudies un nouveau spécimen de plante et moi la bouse de vache qui fermente près du gouffre. Je ramène les choses en douce chez toi ensuite.

Chez toi. Ça sonne délicieusement à ses oreilles, tu sais. Chez toi, dans ton intimité, dans ton antre. Plus juste collègue, plus juste l’ami qu’on reçoit en extérieur pour manger des petits gâteaux. Non, une amie que tu reçois chez toi. Oui. Ça lui plaît bien.

— On va essayer ensemble et on va réussir. Tu verras.