Aurora marchait d’un pas calme et insouciant dans les rues tranquilles en attendant que ses parents ne terminent les discussions de grands dont le sujet, cette fois, ne l’intéressait pas le moins du monde. Si elle adorait les suivre partout pour découvrir les villes et les villages de Grandvent et au-delà, il arrivait parfois que les tergiversations trop compliquées ne dépassent un peu son esprit d’enfant de treize ans ; qu’importe, elle leur posera la question une fois rentrés, et ils sauront lui expliquer de façon plus adaptée, c’était mieux que de les ennuyer pendant la réunion en posant trop de questions qui empêchent d’avancer.

Précautionneuse –la tragédie du deuil l’y avait forcée– elle ne s’était pas trop éloignée du bâtiment où se trouvaient ses parents et s’était assurée d’être à portée de vue depuis la fenêtre. Dans la petite cour, peu de passage, et seul le gargouillis paisible d’une fontaine au fond jonché de dores reluisants au soleil venait briser le silence presque religieux de l’endroit.
C’était peut-être pour ça que son regard se porta aussitôt sur le seul élément qui tranchait drastiquement dans le tableau tout peint de calme et de lumière —Aurora avait ce don là d’être vite attirée par ce qui semblait différent, dérangeant. Pendant un instant, elle laissa son regard parcourir de loin la silhouette prostrée sur les marches blanches et la misère ostentatoire qui se dégageait d’elle lui provoqua un étrange frisson qui remonta le long de son échine et jusqu’à sa nuque.
Peut-être que ce qu’elle s’apprêtait à faire n’était pas une bonne idée ; elle savait que le désespoir poussait parfois le plus gentil des hommes à des sauvageries sans nom, et dans ses atours d’enfant de la noblesse, elle devait faire une cible bien facile à abattre, mais quelque chose dans ses tripes lui assurait qu’elle ne risquait rien —inconscience ou intuition.
Elle s’approcha nonchalamment, les mains croisées dans le dos.

« Ça ne va pas ? »

Elle s’accroupit devant la jeune femme et pencha la tête sur le côté pour essayer de voir son visage –en vain.

« Comment tu t’appelles ? »

La fillette demeura silencieuse en attendant que l’inconnue ne réagisse et lui réponde et profita de ce temps là pour l’observer de plus près avec autant de minutie que si elle était en train de déchiffrer un de ses livres d’école ; chaque détail, de la moindre tache sur sa robe aux blessures qu’elle pouvait aisément deviner là où sa peau était à découvert.
Aurora n’avait que bien peu de fois vu la misère, protégée dans le cocon de soie qu’était le domaine de la Blanchefeuille, et les rares fois où elle avait posé les yeux dessus, ça n’avait jamais été d’aussi près, et elle trouva, sans trop le réaliser, quelque chose de fascinant.
Elle ne répondit pas au maigre sourire de la jeune femme, mais haussa légèrement les sourcils dans une mine un peu surprise quand elle la vit sortir de quoi écrire pour lui répondre.
Guenièvre.

« C’est joli Guenièvre ! »

Elle déchiffra rapidement les autres cursives en plissant légèrement les yeux avant cette fois d’étirer un sourire sur ses lèvres et tendre la main dans sa direction.

« Je m’appelle Aurora, enchantée. »

Emporté par l’élan de sa curiosité, elle fit un pas en avant, intrusive, et pointa du doigt les blessures de son visage.

« Ça te fait mal ? Il faut vite te soigner sinon ça va s’infecter tu sais ? Attends voir– »

Elle balaya la cour du regard et jeta un regard bref vers la fenêtre derrière laquelle ses parents étaient censés parlementer mais jugea qu’il valait mieux ne pas les déranger maintenant. Alors elle s’écarta de la jeune femme pour se diriger vers la fontaine et manqua d’y tremper le bout de ses manches longues en ramassant les pièces qui brillaient au fond.

« Tiens donne ta main ! fit-elle en déposant d’elle-même les dores au creux de sa paume. Comme ça tu pourras aller chez un docteur ! »

Une idée lui traversa l’esprit et elle afficha une moue pensive.

« Ou sinon tu peux venir chez moi quand mes parents seront descendus ! J’ai le don de guérison comme Père mais il sait mieux faire que moi alors c’est peut-être mieux si c’est lui qui te soigne… »

Aurora, le visage toujours figé de quelques malaises lorsqu’il s’agissait d’interagir avec des inconnus, n’avait pas beaucoup sourit devant Guenièvre malgré l’aisance avec laquelle elle s’était adressée à elle ; mais quand la main froide de la jeune femme se pressa doucement autour de la sienne dans une gratitude silencieuse et palpable, une élan bref de douceur vint détendre ses traits et étira un sourire discret sur ses lèvres.

« Ça les dérangera pas, fit-elle avec flegme en haussant les épaules après avoir lu le nouveau mot de son interlocutrice. Les guérisseurs c’est fait pour guérir les gens, et puis c’est tout. »

Il était parfois difficile de distinguer ce qui chez elle tenait plus de la simplicité des enfants ou de son pragmatisme naturel.

« On a suffisamment de chambres pour t’accueillir, et puis mes parents accueillent déjà beaucoup d’inconnus à la maison à cause de leur travail. La différence c’est que toi t’es sale, c’est tout. »

Elle réalisa, après un instant de flottement, l’indélicatesse de ses mots et ses joues rougirent un peu —malgré sa résolution de s’assagir et ne plus se comporter comme une enfant des bois mal élevée, elle peinait encore parfois à assimiler tout à fait le langage qu’on attendait d’elle et les manières assorties.

« Enfin euh…t’es un peu sale là, maintenant, mais c’est pas grave, tu pourras prendre un bain hein… »

Elle releva les yeux vers la fenêtre et distingua du mouvement derrière la vitre ; avec un peu de chance, les discussions avaient pris fin ou s’étaient au moins arrêtées l’espace d’une courte pause, et Aurora vit là l’occasion parfaite d’échapper à sa gêne tout en se rendant utile.

« Je vais aller leur demander, bouge pas ! »

Le rire de Guenièvre fit écarquiller les yeux de surprise chez la plus jeune des deux, persuadée qu’elle ne parlait pas parce que sa voix lui avait été retirée d’une façon qu’elle ignorait, voire même qu’elle n’en n’avait jamais eu. Elle n’en fit rien cependant, et se contenta de l’observer un instant avec ce regard intense qu’on lui connaissait bien, comme si elle s’efforçait de percer à jour les secrets de quelqu’un rien qu’en le scrutant silencieusement.
Et puis elle se retourna, s’éloigna aussi simplement qu’elle s’était approchée pour retrouver ses parents –elle commença de grimper les escalier deux par deux mais se ravisa arrivée aux étages où les gens importants pouvaient la croiser car il était de son devoir d’avoir l’air d’une petite fille distinguée. Ce fut donc d’un pas calme et avec un sourire poli et forcé aux lèvres qu’elle se fraya un chemin entre les adultes jusqu’aux silhouettes familières de ses parents qu’elle attira ensuite en direction de la fenêtre pour leur pointer du doigt le sujet de son intérêt du jour.


L’enfant dû prendre son mal en patience durant une heure entière encore, assise en silence à la table des grands à les écouter conclure, son esprit vagabondant plus bas autour de la fontaine aux pièces et de la jeune fille sur les marches. Mais quand enfin le glas de la délivrance sonna, ce fut elle cette fois qui dicta le rythme à ses parents pour qu’ils descendent les marches plus vite, tirant sur leurs mains, le regard luisant de vivacité.

Théodore et Anastasie Martell avaient toujours eu le cœur bon et la discipline laxiste envers leurs enfants –bien que la perte de leur dernier fils les ait tristement rendus plus sévère pour le bien des deux qui leur restaient. Il leur était difficile de refuser les rares caprices de leur fille aînée tout comme il leur était plus difficile encore d’ignorer la détresse quand elle se trouve sur le pas de leur porte. Alors il ne leur fallut pas très longtemps, une fois les yeux posés sur la silhouette de Guenièvre, pour l’inviter à les joindre jusqu’à l’auberge qu’ils avaient réservé pour la nuit, puis pour le voyage qui les mènerait chez aux à Blanchefeuille le lendemain.

Guenièvre avait été accueillie à la demeure des Martell comme on accueille les invités –les meilleures chambres, les meilleurs repas, les meilleurs vêtements de rechange ; tout avait été mobilisé pour la mettre à l’aise car il semblait évident aux yeux de tous que la vie n’avait pas été clémente avec elle, et on espérait quelque part qu’avec le luxe du confort, de la nourriture chaude et des soins attentifs portés à ses blessures, les failles qu’elle portait en elle seraient un peu moins béantes que la veille.
Pendant tout ce temps là, Aurora était restée silencieuse mais alerte dans les pattes des adultes qui s’occupaient de leur invitée. Si elle n’avait rien à dire, elle observait et surveillait comment était traitée Guenièvre car dans son cœur et son esprit d’enfant, peut-être s’était-elle découvert un sens de la responsabilité envers elle puisqu’elle l’avait trouvée la première.

Aurora s’était attardée dans la nouvelle chambre de Guenièvre, assise sur un épais fauteuil en face de son lit tandis qu’entre ses mains refroidissait la dernière gorgée d’un lait chaud mêlé de miel aux épices, dans une tasse en porcelaine –sa jumelle trônait au chevet de son invitée. Il était tard, et le dernier domestique chargé de préparer la pièce pour accueillir la jeune femme venait de prendre congé, son travail achevé.

« Maintenant si tu sais pas quoi faire, tu pourras revenir ici d’accord ? »

Un petit sourire s’esquissa sur ses lèvres et elle porta sa tasse à ses lèvres pour en boire les dernières gouttes, avant de s’essuyer la bouche d’un revers de manche –elle ne ressentait pas la pression des bienséances face à celle qu’elle voyait déjà comme une nouvelle amie.

« Mère a dit qu’on t’aidera à trouver du travail une fois que tu seras bien soignée, si tu veux. »

Elle se laissa glisser hors du fauteuil jusqu’au sol et s’avança vers Guenièvre pour lui serrer la main comme elle l’avait fait avec elle plusieurs heures auparavant déjà.

« Bonne nuit Guenièvre, à demain ! »