Mes yeux s'attardaient sur les détails démesurément majestueux d'une salle rarement visitée—et tenue en un fantasme touristique—et sa contemplation, tout comme l'incompréhension des récents événements m'avaient ôté tout désir de m'abandonner à mon humour caractériel, car nul n'y aurait été réceptif. Mon goût prononcé pour les vêtements noirs y contribuait assurément : silence et discrétion se voulaient vassaux d'une arrivée autrement moins fracassante que celle d'une directrice remontée par de tels imprévus, mais à laquelle mon attention trouvait moins d'intérêt qu'à un sublime mobilier. Que n'aurai-je pas donné pour échapper à l'hypocrite soliloque de quelques esprits enivrés par l'égémonie d'une instance pourtant dépassée ? S'il ne suffisait que d'un assaut pour ébranler la confiance du peuple en Sombrelune, peut-être ne méritions-nous pas d'en recevoir les bienfaits—si tant est que la peur n'était la véritable cause de sa fidélité.

Non, nous dépendons d'eux.

La voix comme sortie d'outre-tombe scinda le discours de Proserpine avec une sévérité effarante, s'imposant comme épiphonème d'une impuissance dont de si nobles personnalités peinaient à admettre l'évidence. Sans me confondre davantage dans le silence qui appuyait mon intervention, j'ajoutais :

Le peuple est celui qui nous accorde ce pouvoir car il reconnaît notre volonté à le protéger.

La flûte qui cabriolait entre mes mains se laissa emprisonner d'une prise ferme et vint retrouver l'obscurité familière de ma poche intérieure : désormais extirpé à la confortable solitude que m'allouaient les ombres, quelques regards s'évincèrent de la charismatique silhouette de notre directrice pour s'attarder sur les traits fermés de mon visage. Si aucun de mes subterfuges n'aurait su ébranler la volition de mes compatriotes, l'absence de jovialité comme de sourire—d'ordinaire omniprésents—témoignaient de l'absolue austérité de mon intervention.

Tôt ou tard, les secrets seront connus de tous et le monopole de la connaissance ne suffira à garantir notre position—si ce n'est pas déjà le cas. Je ne peux que suggérer d'en changer.

Mon corps se redressa, toute l'ampleur d'une entité drapée de ténèbres et d'expérience, faisant face à l'autorité pourtant prépondérante des plus puissantes figures de Sombrelune. Sans faillir—car ma résolution ne s'en tenait à quelques hâbleries—mon regard défiait le leur, tour à tour, faisant fi de la témérité presque suicidaire de mes propos, et je conclus plus sobrement.

J'obéirai. Mais il n'est pas dans notre intérêt de taire cette vérité.

Petit à petit, le ton retrouvait de sa quiétude, comme la triste résolution d'un homme dressé face à l'injustice qu'il avait incessamment combattu, et dont il réalisait à présent la proche origine. Qu'importe la finalité des propos, je n'aurai nul regret à avoir, car je n'aurai cautionné—en silence, du moins—l'absurdité d'une telle situation. Après un soupir, je décidais de m'en retourner au sujet d'origine.

Ces créatures sont dotés d'une intelligence partielle et de parole. Leur vitalité est redoutable, et leur seule présence a semblé nullifier ma magie. Elles sont sensibles aux armes blanches et leur durée d'apparition est limitée, comme le serait un démon privé de son humain. Par ailleurs, celle que j'ai combattu semblait omnibulée par un humain du nom de Maximilien—lui-même lié à un démon surnommé Narcisse—et affirmait le connaître.

Un nom traversa l'air jusque là chargé d'une ambiance électrique, gage de familiarité au milieu d'un ordre tant empli de mystères qu'il avait fini par en adopter cette même nature. Si nos débats internes n'avaient amené à nul conflit, du fait de l'approbation d'une majorité de notre assemblée, la discussion dérivait sur de plus sombres aspects—lesquels nécessitaient de plus concrètes réponses. Kara Luces. Un frisson à même mon échine désormais tendue par une angoisse dont l'existence seule se voulait hérésie envers mes devoirs inhumains, me revinrent—à l'évocation de son nom—les souvenirs de nos rares altercations, mais indéniablement agréables. Sa colère s'était laissée atténuer par la bienveillance dont j'avais fait longtemps preuve à son égard, si bien qu'à présent, nos rapports étaient au pire, amicaux : il m'apparaissait impensable de trahir sa confiance que j'avais tant peiné à gagner.

Kara Luces n'est pas de leur côté. Les événements lui ont laissé autant de séquelles qu'à nous—je me porte garant de son cas.

Son bras rendu ébène par le contact d'un monde plus écœurant encore que l'Ordre qu'elle avait pourtant en horreur, ses larmes si sincères qu'elles en ébranlèrent l'insensibilité d'une figure meurtrière. Ah ! Les années avaient-elles tant adouci ma détermination pour que je ne risque mon honneur en la cause d'une simple demoiselle ? Fut un temps, je n'aurais eu nul regret à voir l'humanité brûler dans les flammes du purgatoire si cela avait pu contribuer au salut du monde. Désormais, les circonstances étaient toutes autres ; et la terreur du traqueur que j'étais semblait s'adresser à mes propres compères, au nom d'une amitié si récente qu'elle semblait factice. Mais pouvait se qualifier d'homme celui qui laissait une femme en larmes livrée à sa propre détresse ?

Vous n'êtes pas sans savoir qui elle est, bien que les dessous de cette affaire me soient étrangères. Je peux affirmer ceci : Kara est en colère contre l'Ordre et je doute qu'elle désire nous aider.

Une brève inspiration s'immisça subrepticement entre mes lèvres, et l'oxygène, tant chargé d'appréhensions, semblait nouer mon cœur dans une angoisse nouvelle. L'ordre changeait. Force était-il admettre que moi aussi, avant même d'avoir pu changer le monde.

J'entretiens de bonnes relations avec elle, et je peux lui en parler. Si nous agissons justement, nous trouverons des réponses à même de satisfaire les deux partis, j'en suis convaincu.

Bien malvenue me semblait la colère qui explosa à même le couloir, captivée par la finesse de mon ouïe diablement entraînée. La frustration ne faisait pas davantage sens en ce qui n'était que l'humble rappel de notre devoir d'existence, apposée par la main d'un destin tant cruel qu'il était, en réalité, impartial. En-deçà de l'inquiétude grandissante que mon visage laissait partiellement exprimer eut égard d'une amitié toute récente, ma volonté ne se laissait nullement ébranler quant à une traque plus que jamais nécessaire : protéger Kara de ses maux était une chose—encore que sa propre sécurité l'emportait sur sa volonté de fuir—mais l'extermination de nos antonymes démoniaques en était une autre.

Avant que vous ne partiez, la voix demeurait étanche à la douceur caractérielle de ma sympathique quotidienne. Je m'écartais du coin ombragé qui faisait mon confort personnel pour rejoindre le centre de la pièce, un no man's land témoignant de l'équité des pouvoirs—et ce geste, en lui-même, soulignait l'importance de mes propos. Un regard courroucé vers une porte que j'estimais bien trop sollicitée au courant d'une réunion dont le terme n'avait été explicitement énoncé, je ne relevais cependant pas l'insolence de mes comparses : un autre sujet nécessitait l'attention commune, en la désinvolte si navrante qui régnait au sein de notre ordre.

Je vous prie de ne pas oublier que l'apparence de vos cibles n'est que mensonge, car ces créatures ne sont que des monstres ne méritant la moindre pitié. Ne nous laissons pas embobiner par la perfidie des démons et accomplissons notre devoir sans faillir.

Paume apposée sur le cœur, des yeux clos dans une posture presque religieuse : nulle autorité insolente ne vint tâcher la droite volition dont chacun d'entre nous nécessitait un rappel. Au terme de ces saintes paroles, ma silhouette s'inclina respectueusement en direction des mages primordiaux, comme geste annonciateur de mon départ. Sans un mot, mais d'un pas aussi sobre qu'il se voulait silencieux, le traqueur s'en retournait aux ombres qui l'avait vu naître.