Et évidemment, il avait fallu que ça tombe sur toi. Tu observes tes adversaires, pas une réelle menace en soi juste une agaçant contrariété. La route était encore longue jusqu’à Briserune, et tu te refusais à perdre plus de temps. Non pas que tu sois pressé, dans le fond, tu n’avais aucune autres contraintes que celles que tu t’imposais. Mais voilà trop de mois, depuis la mort d’Antigone et celle de Diane, que la déplaisante sensation de tourner en rond s’ancrait en toi. Il te fallait raviver la flamme, te donner le dernier élan nécessaire à l’accomplissement de ta tâche. Pour ça, le moindre contretemps te mettait d’une humeur massacrante, Jasper.  

Ils t’étaient Supérieurs en nombre, mais leur avantage s’arrêtait là. Il ne fallait pas faire preuve d'une observation poussée pour comprendre que ces brigands vivaient des aventureux qui passaient par là et que cela faisait bien longtemps qu’ils n’avaient pas fait de victime. Des adversaires aussi désorganisés, tu n’en ferais qu’une bouchée. C’était sûrement les affres de la guerre qui les avaient conduit à se reconvertir en bandits des marais. D’anciens soldats aux chômages, d’anciens citoyens jetés sur les routes car n’ayant plus de chez soi. Tuer pour tuer n’avait jamais été dans tes habitudes, mais tu manquais de patience, en plus d’en avoir assez de prendre des gants.

Alors que tu t’apprêtais à lancer l’assaut, un rocher se déloge du sol pour venir se fracasser sur le brigand le plus proche. Ton cheval hennit, recule, affolé, et tu peines à maîtriser sa panique. Ces quelques secondes de flou, laissèrent le temps à deux autres rochers de sortir du sol et à une voix, venue de nulle part, de troubler les bruits du combat. Une femme. Une mage. Alors que tu peines à maîtriser Philippe, un des assaillants se retourne vers la nouvelle venue. Grossière erreur. Mais les fracas de la pierre sur le sol finissent par avoir raison de tes talents de cavalier, désarçonné, ce n’est qu’au moment où tu touches le sol que Philippe cesse de se débattre. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, le combat était terminé. La mage se rapproche, instinctivement, tu portes la main à ta lance.

— Je n’ai pas besoin d’aide.

Ce n’était pas dans ton éducation d’être aussi sec envers une bienfaitrice, mais ce n’était pas non plus dans la tienne d’être doux envers une personne venant faire étalage du don maudit qu’est la magie.

— Ce que vous appelez blessures ne sont qu’égratignures pour moi. Ne me touchez pas, Mage.

Bavarde. Incroyablement et désespérément bavarde. Tu la vois passer par toutes les expressions, tantôt furieuse, méprisante, puis sarcastique sans oublier l’indifférence pour se redonner un semblant de dignité. L’espace d’une seconde, tu as l’impression de te retrouver, plus jeune, face à Alani. Mais la comparaison s’arrête là. Bien qu’elle ne puisse plus s’en plaindre, la mémoire d’Alani méritait autrement plus qu’une vague ressemblance avec une enfant de Sombrelune. Cela faisait longtemps que tu n’avais pas été témoin de ce genre de scène. L’impression d’être face à une enfant, une adolescente au mieux, se couvrant de toutes les émotions possibles pour piétiner ta patience ou susciter un quelconque remords face à ta maladresse. Autrefois, tu aurais sûrement éprouvé une pointe de culpabilité à bousculer une demoiselle, plus aujourd’hui. Outre sa magie qu’elle étale dans le comble de l'indécence, cela fait longtemps que tu as cessé d’être ce garçon. L’enfant avait été tué il y a plusieurs années déjà. Et la nostalgie ne ramenait pas les morts à la vie.

— Les mages sont-ils toujours aussi bavards ?

Tu ne prends pas la peine de dissimuler ton mépris lorsque tu te relèves. Fait jouer chacun de tes muscles pour évaluer les dégâts. Quelques entailles, probablement quelques hématomes dus à la chute. Rien que ta régénération ne puisse réparer. C’était l’histoire de quelques heures, tout au plus, peut-être quelques jours dans le pire des cas. Rien d’assez profond ou grave pour te zébrer de nouveau le corps de cicatrice. C’est qu’on risquait de manquer de place, à force.

— Je suis briserunien, je cicatrise plus rapidement que la moyenne, n’en déplaise à votre fierté, Mage.

Tu n’avais jamais levé la main sur un membre de l’Ordre. L’occasion ne s’était jamais présentée et, en dehors de cela, tu n’avais jamais été partisan de la méthode forte en première intention. Ce genre de logique, c’était à ton frère aîné qu’on l’avait inculqué, pas à toi. Toi, il avait toujours été question de diplomatie, de négociation. Parler avant de frapper. Évaluer avant de punir. C’était, selon ton père, le minimum pour prétendre épouser une princesse malronçoise. C’était, selon ton père, le minimum pour prétendre épauler son aîné en tant que Gouverneur du Nord. Tu ne lèverais pas la main sur elle non plus. Il n’est pas nécessaire de frapper pour se faire entendre et, tu aimais à croire que l’indifférence était peut-être l’insulte suprême quand on exècre quelqu’un.

— Comme dit, je n’avais pas besoin d’aide. Je respecte votre volonté de porter secours à la veuve et l’orphelin, mais ne me demandez pas de faire preuve de reconnaissance ou d’un quelconque plaisir d’avoir croisé votre route.

Et alors que tu vérifies la selle de ton cheval.

— Votre magie ne vous donne pas le droit de vous penser au-dessus des Hommes.

L'impertinence a l’état brute. Si sûre d’elle. Si sûre de ses forces. Si sûre de sa dominance. Même pas capable de nommer un peuple, car sans doute, ne vaut-il pas la peine d’être nommé, n’est-ce pas ? Qu’on doit se sentir puissant quand on est un élu parmi les élus. Qu’on doit se sentir fort quand la source vous donne la permission d’être un peu plus qu’un Homme, un peu moins qu’un dieu. Elle parle, parle encore, débite des pseudos vérités dont, en fait, elle ne sait rien. Un rire mauvais souffle d’entre tes lèvres quand elle parle de noblesse. Que c’est petit. Que c’est bas. Quelle hypocrisie de targuer les autres d’ignorance quand on en fait soi-même preuve. Tu secoues la tête.

— N’est-ce pas ? C’est peut-être parce que nous en avons de si bonne que nous nous gardons comme la peste de tout échange avec la bande d’hypocrites que vous êtes.

Tu délaisses Philippe pour te tourner vers cette femme que tu refuses de nommer autrement que par son métier. Comme un arrière-goût nauséeux dans la bouche quand tu croises son regard. Vraiment si sûre d’elle. Vraiment si persuadée d’être une de ces figures synchros saintes devant lesquelles on se doit de s’agenouiller. Comme tu détestes leurs façons de parler, leurs façons de se poser en héros sans reconnaître le fléau qu’ils sont.

— Nombre de nobles sous-estiment leur mission, je vous l’accorde volontiers. Nombre d’entre eux ne se montre pas digne des responsabilités que l’on fait peser sur leurs épaules, je vous l’accorde aussi. Mais à en juger par votre discours, je comprends que vous manquez cruellement d’éducation. Vous ne savez visiblement pas de quoi vous parlez. Voilà pourquoi je ne porte pas votre Ordre dans mon cœur, Mage.

Tous des bavards, des vipères se pensant érudites quand elles ont l’expérience de vie d’un nourrisson. Bien sûr, juger tout un ouvrage sur une page prise au hasard serait une démarche intellectuellement malhonnête. Mais quand bien même le livre est bon, on peut lui trouver quelques défauts et, de toute évidence, cette femme en face de toi est le fruit le plus gâté de l’arbre.

— Vous critiquez la royauté et la noblesse Valdorienne mais savez-vous seulement comment elle fonctionne ? Un vrai dirigeant, un bon dirigeant, se bat pour la dignité des plus faible. Qu’importe la taille de ses terres, quand il a la responsabilité de protéger et de faire prospérer, il s’y emploie. Non pour son profil personnel, mais pour le bien-être de ses gens.

Une leçon de base. La première qu’ont t’a apprise.

— Mais vous, que faites-vous ? Vous êtes une source de déséquilibre et un symbole du mépris profond que peut avoir une élite envers les gens de peu. Sous couvert de neutralité, vous observez le monde dans votre tour d’ivoire et y regarder les gens, qui n’ont pas la chance d’être un de vos semblables, dépérir. Où étiez-vous quand la guerre a frappé ? Quand Antigone Bathory a mis en péril la vie du peuple dont elle avait la protection ? Quand Malronce a manqué de brûler ? Quand des centaines de personnes se sont retrouvées démunies et en danger ?

Ton regard ne transmet que profond mépris, ta voix qu’un profond dégoût. Tu as une sainte horreur de la passivité, de ces gens qui se permettent le confort quand la misère grouille à côté. Quel genre de respect est-ce là ? Quel genre d’honneur est-ce là ?

— Je vous méprise car vous aviez et avez toujours eu le pouvoir d’agir, mais vous n’avez rien fait. Vous critiquez la justice des hommes quand vous commettez vous-même le péché de passivité. Vous gardez jalousement vos pouvoirs, maintenez un semblant de pression sur les peuples, mais vous n’avez jamais esquissé le moindre geste pour rendre Valdore meilleure. Vous êtes une insulte à la Maison-Dieu elle-même.

Tu lui tournes le dos pour revenir à ta selle.

— Et je devrais vous remercier ? Me montrer humble que vous ayez daigner me venir en aide ? Voilà un humour d’un bien mauvais goût.

Impossible de dire s'il s’agissait là de courage ou de folie. On t'avait éduqué dans les valeurs du code des guerriers, dans celles de Briserune. Honneur, Respect, Force, Loyauté. On t’avait éduqué à la patience et l’action. Mais, plus que tout, on t’avait éduqué à être juste, à te faire porte-étendard de tout un peuple, de sa justice. Un Gouverneur n’est pas un homme, mais un outil. Pourtant, plus elle parle, plus le besoin animal d’avoir recours à la violence se fait sentir. L’idiote, l’imbécile, tu avais toujours eu un grand respect pour le genre féminin, pourtant, c’est sa tête que tu rêves d’enfoncer dans la boue pour la faire taire.

Elle parle, et a chaque mot qu’elle crache elle devient un peu plus monstres, un peu moins humains. Elle déblatère des vérités qui n’en sont pas, des inepties, preuve que cette femme souffre d’idiotie. Il te faut te contenir, quand elle presse du doigt les points sensibles, quand elle s’en montre fière, comme-si elle venait de faire la plus grande des découvertes. Bien des mots injurieux caressent ta langue, Jasper, un vocabulaire qui n’a rien de noble, rien de beau. Un vocabulaire dont tu as grande honte qu’on découvre un jour que tu le connais. Il serait si simple, si doux, de l’injurier, de bloquer et briser ses bras pour qu’elle ne puisse plus fanfaronner avec ses dons contre nature. Petite idiote, que tu pourrais briser sans un remords. Tu dois avouer que ça caresse ton esprit.

Et puis, pourquoi pas après tout ? Faut-il réellement culpabiliser de céder ? Qu’est-ce tendre la joue t’avais apporté depuis tout ce temps ? Rien. Déceptions. Abandons. Ta patience était plus qu'à bout et ton endurance briserunienne ne suffisait plus. Tu étais lasse, lasse d’elle, lasse de cette quête sans fin, lasse de ces missions dégradantes, de ces cadavres sur ton chemin. Se comporter en noble chevalier était éreintant, Jasper, et tu avais tant de ressentiment en toi que la colère semblait être la plus douce et la plus attirante des amantes.

Et c’est son rire. Son rire, Jasper, qui fait taire les derniers remords. Elle voulait rire, hein ? Et bien, tu allais la faire rire.

Tu te retournes avec une rapidité que le poids de ton armure ne pouvait laisser soupçonner. Tu agrippes, rageusement, fiévreux par l’envie dévorante de faire mal, juste mal, pas par justice, juste pour le plaisir. Ton plaisir. Celui honteux que tu caresses en rêvant d’enfoncer ta lance dans la chaire d’Idriss. Celui honteux que tu as caressé en rêvant de trancher la gorge d’Antigone. Ce plaisir. Le plaisir du monstre.

Tu l’agrippes, attrapes son bras et le tort jusqu’au craquement délicieux. Tu ne souris pas. Tu as encore assez de dignité pour ne pas lui montrer que c’est avec plaisir que tu sens son bras se casser sous tes doigts.

— Je te conseille, Mage, de fermer le nid à merde qui te sert de bouche.

Plus de vouvoiement. Plus de politesse. Juste le monstre. Le plaisir du monstre. Peut-être que la folie était cachée dans le sang depuis le début.

Il y a cette vague conscience de ton environnement, puis cette colère qui brouille la vision. Autour de toi, la vie cesse, le marrai n’est plus que le cadre d’une pulsion enfouie depuis des années et qui explose enfin. Ta mission, l’espace de quelques instants, n’existe plus. Le devoir de vengeance, n’existe plus. Il n’y a plus que ce sentiment animal, ce besoin, juste cette fois, de laisser déborder le trop-plein. Voilà la limite, Jasper. Voilà tout ce que tu pouvais endurer. Ses mots ne parviennent pas à trouver de sens. Tout te parvient à la fois proche et lointain. C’était cet état de transe dont parlaient certains combattants, cet état où la rage absorbe tout le reste, où le démon sort afin qu’on l’exorcise à coup de douleur et de sang.

C’était la première fois. Un aveu public de faiblesse, mais dont tu n’as que faire. Parce qu’après tout, l’on en avait assez, Jasper. Assez de les entendre parler, assez de voir ce monde condamner tout un peuple au nom d’une poignée de traîtres, assez de se tuer à purger Briserune de ses traîtres, assez d’être seul, assez d’être dans le noir, assez de plonger toujours, toujours plus bas. Fatigué. Tu étais fatigué. Et, peut-être, que cet acte de sadisme, de pure cruauté, était la preuve que tu devais en finir. Tu avais marché si longtemps, maintenant, tu voulais te libérer. Tuer Idriss. Tuer le dernier grand allié d’Antigone. Lui envoyer son frère d’armes dans l’abysse où elle pourrissait. Ton dernier acte. Ton dernier hommage aux tiens. Et ensuite, ensuite, on s’éteindra, parce qu’on en a assez, tu vois.

Le choc contre le sol, ta lance qui vole. Tu ne lui adresses pas même un mot. Te contente de te lever, d’encaisser la roche sur le fer de ton armure, d’abattre tes poings. Et tu ressembles, à ce moment précis, à un monstre, Jasper. Fait de ce mage l’avatar de tout ce qui bouillonne en toi. C’était peut-être ça, la folie d’un briserunien. Et quand tout ça cesse, tu te retrouves incapable de dire combien de temps cela à durer. Tu restes immobile, fébrile, les sons te reviennent petit à petit, la conscience te revient petit à petit. Et tu as soudain la tête lourde, Jasper. Boîte jusqu’à ton cheval, son odeur familière qui te ramène dans le présent. Monte avec difficulté, Jasper. Grimace sous les hématomes, même s'ils ne resteront pas sur ta peau bien longtemps.

— Éduques-toi sur ce que sont réellement Briserune et son peuple, Mage.

Tourne bride. Grimace encore.

— Car si tu insultes de nouveau les victimes d’Antigone, je te tue.

Même si on ne le fera pas. Car on est lasse. Si lasse. Et on ne va pas attendre après toi pour mourir, Oriona. Nous partons chercher la salvation. Nous partons tuer Idriss Fiercastel

— Je ne le sais que trop bien.

Antigone avait fait de votre peuple un ennemi à abattre, de votre terre une étendue à dénigrer, de votre culture des pratiques à stigmatiser. Tu ne lui pardonnerais pas, ni à elle, ni à quiconque ayant contribué activement à ce massacre. Tu ne pardonnerais pas à ceux qui continueraient de la traiter en vainqueur et en reine, quand elle n’avait que détruit en échouant. Briserune est grande, Briserune n’est plus. Elle en était seule responsable, elle portait le sang de tout un peuple sur ses mains. Mais plus que tout, tu haïssais qu’on lui pardonne, qu’on la plaigne maintenant qu’elle était morte. Tu haïssais qu’on la traite en victime, parfois même en héroïne. Antigone n’était rien de cela. Il était grand temps que le reste de ses fidèles la suive là où elle était tombée. Tu laverais l’honneur de ta patrie, la rendrais immaculée de nouveau en rendant la justice briserunienne à ceux qui la mérite. Idriss, ses quelques amis. Les derniers vestiges d’une folie. Tu finirais la liste. Tu raillerais chacun de leurs noms. C’était ton devoir. C’était ton rôle. C’était cela, être un Riegel.

Un dernier coup d’œil a celle qui avait été, quelques minutes plus tôt, ton adversaire. Loin d’être morte, mais loin d’être en bon état non plus. Tu considères la victoire comme étant tienne, car tu es celui qui part le dos droit. Maigre consolation, enfin, ce n’est pas comme-ci tout cela avait la moindre importance.

— Je te souhaite bonne route, Mage.

Si tout se passait comme tu l’espérais, tu n’aurais plus besoin de revenir en ces terres étrangères.

Père, Mère, Diane, Clovis, Alani, Mon frère, vous tous. Je serais bientôt là.