Certains jours, Alaric se demandait sincèrement ce qu'il foutait encore sur ce putain de monde qu'on appelle « Valdore »
Certains jours, Alaric se disait qu'il n'aurait jamais dû voir le jour
(ou qu'il serait préférable de partir avant de devenir fou)
Certains jours, Alaric se demandait si la Maison-Dieu prenait un malin plaisir à le tourmenter
(comme pour le punir)

Le passé s'accrochait à lui tel le boulet d'un fantôme, et quoiqu'il fasse, il revenait le hanter : il arrache les pansements qu'on a placés tant bien que mal, rouvre des plaies que l'on croyait fermées, et les maltraite, les agrandit, les fait saigner jusqu'à ce qu'on soit complètement exsangue
(que l'envie de continuer nous quitte pour de bon)

Le mercenaire apprit bien malgré lui que, visiblement, en cette mirifique terre sacrée qu'est Valdore, on ne meurt jamais vraiment : on trouve toujours un moyen pour ressusciter
(pour mieux remuer le couteau dans la plaie)
Comme chaque âme habitant encore ce monde maudit, Alaric avait eu vent du retour d'une reine que l'on aurait préféré morte, quelle qu'en soit la raison
(il y a des hantises qu'on aurait préféré taire à jamais)
Et comme si ça ne suffisait pas, il avait eu vent, un peu par hasard, du retour d'un autre mirage, bien plus ancien celui-ci
(la totalité des fantômes de ce monde se sont donnés le mot pour lui rappeler ses péchés)

Alors il n'en dormait plus la nuit, Alaric, il n'avait plus que ces maudits retours qui le torturaient, qui remuaient son âme à lui en donner la nausée. Il enchaînait les contrats en espérant noyer ses pensées noires, même si ce n'était que provisoire
(au moins, ça le soulageait un peu
il n'y pense plus un instant
et c'était tout ce qu'il demandait)

Et parce que ça ne suffisait pas, on niait de toute ses forces ; on esquivait les faits, on refusait la réalité
(comme on l'avait toujours si bien fait)
parce que c'est plus simple
parce que ça fait moins mal
parce qu'on se sent un peu mieux comme ça
on sait qu'au fond on est hypocrite de se mentir ainsi
mais on a besoin de croire désespérément en ces mensonges
(pour vivre)

Alors quand il reçut cette étrange missive de la part d'un nom bien connu dans le petit monde dans lequel il évoluait depuis plusieurs mois maintenant, il avait d'abord haussé les sourcils : pourquoi lui, et pas un autre ? Il s'était, évidemment, posé mille et une questions légitimes, mais il les avait toutes chassées ; il aurait tout le loisir d'y réfléchir une semaine entière, et il viendra s'il juge que ça en vaut vraiment le coup.


Les heures passent
Les jours passent
Et voilà qu'arrive le temps du rendez-vous
Un coin reculé en Malronce, haïssables terres, non loin de ce satané bois qu'il détestait temps pour une obscure raison que même lui avait bien du mal à identifier ; ce sont bien des pensées sanguinaires qui viennent à l'esprit, mais on les réprime, on prend sur soi et on se tait. Le Briserunien arrive sur les lieux ─ déserts et loin de tout ; observe quelques instants, comme pour s'assurer qu'il était au bon endroit
(hélas, il l'était)
Il s'avance encore, comme pour explorer, comme s'il allait trouver quelque chose d'extraordinaire ─ mais rien, si ce n'est la poussière, l'abandon et le silence

comme le calme avant la tempête

Ces bois, ces maudits bois, ces satanés bois, Alaric ne les avait jamais sentis, et à chaque fois qu'il y mettait les pieds, il semblerait que quelque chose prenait un malin plaisir à le lui rappeler dès qu'il y mettait les pieds.

Il avait baissé sa garde, et la farce en fut d'autant plus rude ; il s'attendait à bien des choses, le mercenaire, mais certainement pas à ce qu'on lui tombe dessus à deux. Oh, la surprise passée, il ne se laissa pas faire, Alaric : il se débat, s'acharne, essaie de se libérer, même s'il n'a pas le temps de dégainer
(peu importe, on se battra avec les poings et les dents s'il le faut)

Mais seul, il est désavantagé, et en face, vous êtes de la même constitution ─ les batailles et les combats, ça vous connaît ─, alors même avec toute la force et la volonté du monde, même avec la plus ardente des hargnes et de rages, on ne peut que plier le genou face à mieux armé et préparé que soi
(on ne l'a jamais préparé à faire face à de tels coups bas)

Vaincu sans vouloir se l'avouer, presque résigné, il se presque laisse traîner ; oh, il aurait bien voulu se libérer, en coller une à l'un de vous deux, mais à un contre deux, c'était tout bonnement impossible ─ donc à défaut, on oppose de la résistance jusqu'au bout, à défaut de pouvoir définitivement se débarrasser de vous. Et même si vous réussissez à l'entraver physiquement, à lui retirer ces armes qui ne le quittent jamais, il refuse d'avouer sa défaite, te toise de son œil visible
(il exprime à lui tout seul son mépris et sa colère)

Mon attention, tu vas te la foutre bien profondément là où je pense, enculé, qu'il aurait voulu dire, entre bien d'autres choses, mais les mots restent coincés dans la gorge, ne prennent même pas la peine de franchir les lèvres, mourant à peine pensés. Ce n'est pas ton visage, Jasper, qui perturbe Alaric, parce qu'il lui est certes vaguement familier sans qu'il ne puisse mettre de nom dessus, non, c'est le fait que tu connaisses son véritable nom qui le dérange ; et pas une partie du nom, non : le nom complet, qu'il ne donne pour ainsi dire quasiment jamais. Il y avait tant de questions à te poser à cause de l'opacité de cette situation, tant de réponses que tu lui devais
(qu'il te devait)

▬ ... Vous êtes qui, vous ? Vous me voulez quoi ?

Toi qui voulais son attention, tu l'avais entièrement, toi qui semblait bien trop le connaître
(qui s'était bien trop renseigné)

Et tu esquives la question sur ton identité réelle, et ça l'énerve, ça, Alaric : toi qui savait tout sur lui, lui ne savait rien de toi. Le regard se durcit et les sentiment s'attisent à l'intérieur, grandissant de plus en plus, à mesure que le temps passe. Et il est fier, Alaric, beaucoup trop ─ nul ne sait si c'est dû à ses origines ou tout simplement à son caractère ; alors même s'il est en position manifeste de faiblesse, il ne se laissera ni démonter ni impressionner
car à défaut d'avoir gagné une bataille physique
c'est la joute verbale qui prend le dessus

▬ Donc ça ne vous gêne pas si je vous surnomme « connard », du coup, monsieur je n'ai pas de nom ?

Il le sait, Alaric, pourtant, qu'au vu de sa situation, il n'est pas en mesure de cracher ainsi son venin, d'étaler son fiel à ta figure ; mais il ne peut s'en empêcher, pourtant, quitte à devoir se prendre quelques coups pour le remettre à sa place
(au moins avoir l'illusion d'avoir l'ascendant quelque part)

Et le but tombe, le Briserunien reste quelques instants sans rien dire
(il te dévisage simplement)
Et il ricane. Tu sais Jasper, Alaric était peut-être tombé bien bas, ces derniers temps, mais pas au point de trahir ses camarades. C'était une vieille valeur, il est vrai, d'un temps passé, qu'on aurait pu abandonner ; mais parce qu'elle nous fait garder un semblant d'humanité, on l'a précieusement gardée, comme toutes les autres
(et on sait qu'elles s'effritent à mesure que le temps passe)

La vérité, c'est qu'à part Joan, il n'avait vu personne, depuis la chute de la « traîtresse » comme tu le disais si bien ; depuis sa chute, il s'était contenté d'errer un peu partout, à la recherche de...
De quoi ?
Il ne sait pas.
Personne ne sait.
Peut-être d'une raison de vivre un peu plus longtemps.

▬ Eh bien, vous croyez à cette folle rumeur qui la dit de retour ? Vous êtes sacrément crédule : ne vous a-t-on pas appris que les morts ne reviennent pas à la vie ?

Ah, le pauvre, si seulement il avait conscience de qui se tenait en face de lui, si seulement il savait. Alaric ne croira à son retour que lorsqu'il la verra en chair et en os, pas avant ; il en avait désespérément besoin, de ne pas croire
(pour ne pas sombrer)
Il fronce les sourcils à la suite, parce que tu étais vraiment trop bien renseigné
ou peut-être était-ce lui qui n'avait pas été discret
qui n'avait pas fait assez bien le mort
mais dans ce cas, pourquoi maintenant ?
pourquoi pas avant ?
Mais ces doutes, ces questions, on ne les montre pas face à toi, Jasper ─ on les dissimule et on joue la carte de la fierté malgré les difficultés.

▬ Je suis content de savoir que vous me portez en si haute estime, mais si vous vous étiez mieux renseigné, connard, (celui-là était bien trop beau, il n'avait pas pu s'en empêcher) vous sauriez que je n'ai croisé aucun de mes anciens camarades pendant mon errance, et que je n'ai aucune idée de ce qu'ils sont devenus.

Et c'était à moitié vrai, parce qu'à part Joan qui jouait aux bandits avec quelques hommes sur les routes de Valdore, il n'avait aucune idée d'où était passé le reste ─ peut-être morts, peut-être encore dans la nature, il n'en avait cure
lui ne cherchait pas sa reine, il cherchait juste de quoi calmer sa peine.

▬ Et quand est-ce que vous me ferez le plaisir de savoir à qui je m'adresse ? A moins que mon petit surnom vous plaise à ce point, auquel cas vous m'en voyez honoré.

Il était étrangement bavard, Alaric ; était-ce le danger, une curiosité un peu malsaine qui lui déliait la langue, lui d'ordinaire si taciturne ? Il savait, pourtant, qu'il n'était pas en position de faire de telles remarques, que celui qui menait la danse, actuellement, c'était toi
sûrement parce que la fierté nous fait trouver le courage
de résister encore un peu
même si c'est vain

C'est avec un calme olympien que tu prends ses remarques acerbes pour mieux les ignorer. Et c'est avec ton sourire qu'il comprend, Alaric, que ça ne sert à rien, que quoiqu'il fasse, rien ne te feras céder ; et ça l'énerve encore une fois, tout ça, parce qu'il n'arrive pas à te cerner. Et il ne prend même pas la peine de relever tes remarques, parce que ça ne sert à rien
Il daigne tout de même hausser un sourcil, ne comprenant pas où tu voulais pas en venir
ne comprenait pas que devant lui
un mort lui faisait la grâce d'être de retour
juste pour lui
juste pour le hanter
juste pour l'achever

Et il ne peut rien dire, encore, sur la suite, parce que tu l'as si vite cerné, Jasper, tu as bien trop vite deviné qui il était dans le fond ; le pire, dans tout ça, c'est que tu n'avais même pas eu besoin de lire le livre, la couverture seule avait suffit. Et là, Alaric comprend qu'en face, on est malin, et qu'en face, on est bien plus doué ─ plus fort, surtout ; parce que là où lui excellait à faire parler poings et lame, tu étais maître dans la parole.

Il se crispe, Alaric, discrètement ; le mépris et la colère restent, mais la méfiance s'invite dans ce bal d'émotions instable
(et au loin d'autres attendent patiemment leur tour)
mais la méfiance
il fallait l'inviter avant

Ta question le surprend, et il reste sans rien dire, l'incompréhension se lisant sur son visage. D'où elle sortait, cette question ? Qu'est-ce qu'elle voulait dire ? Cette fois c'est l'anxiété qui pointe le bout de son nez ; les mots qu'il choisira seront cruciaux pour la suite
il le sait
tu le sais
c'est pour ça qu'il se laisse quelques secondes de silence
comme en prélude

▬ ... C'est évident lâché dans un souffle
deux simples mots dont tu devrais te contenter car un tel amour est indicible

on essaie de calmer les battements de son cœur apeuré
on scrute son adversaire de long en large
on essaie de deviner ses intentions
mais surtout on sent le piège se resserrer de plus en plus
dangereusement

on ne comprend pas encore qu'on joue à un jeu délicat qui nous échappe
dont seul toi connaît les règles impitoyables

Et c'est trop tard qu'on comprend ─ qu'on réalise enfin ? ─ le réel but de la question ; cette phrase, cette simple phrase, qui lui plante un couteau droit dans le cœur, droit dans l'âme
impitoyable
et avec un simple coup toutes les plaies sont rouvertes d'un coup

Il pâlit, Alaric, parce qu'il ne sait que trop bien où tu veux en venir. Il ne sait que trop bien ce que tu vas dire : des vérités qu'il se répète depuis des mois comme une marche funèbre et qu'il refuse d'entendre de la bouche d'autres, parce que ça fait bien trop mal. Oh, il aurait pu te répondre, mais il ne peut pas, parce que sa gorge s'est asséchée, parce que sa bouche n'est plus capable de prononcer le moindre mot, parce qu'il n'arrive plus à réfléchir correctement, tout simplement
et il en oublierait presque ce « nos » énigmatique
trahissant peut-être ta provenance
mais il n'arrivait pas à réfléchir, Alaric
alors c'est blême qu'il ne peut qu'écouter la suite
impuissant

Ah, qu'il a envie de te faire taire, Jasper, quel qu'en soit le moyen
Ah, qu'il aimerait enserrer ses doigts autour de ton cou et presser jusqu'à ce que plus aucun souffle n'en sorte
Ah, il aimerait te faire tant de choses, Jasper, pour que tes paroles s'arrêtent enfin, tant de choses que la bienséance ne supporterait d'entendre tant elles sont violentes
Et il a tellement envie de te faire taire qu'il en oublie ce qui l'enserre, alors ça s'enfonce dans sa peau
ça lui fait mal mais il s'en fout parce qu'il est déjà meurtri
peut-être a-t-il laissé s'échapper quelques arrête, tais-toi, ça suffit, ou la ferme, il ne s'en souvient plus
((il est pathétique))

« Vous avez causé du tort à Briserune »
▬ TA GUEULE ! hurlé à plein poumons
la voix pleine de détresse raisonne
cri du cœur
mais tu ne l'écoute pas, Jasper, tu continues, encore et encore
tu remues le couteau dans la plaie
tu continues d'éclater son âme en miette
et le sang de son cœur qui s'écoule à n'en plus finir
qui tâche les doigts et le sol en une flaque qui s'étend toujours plus
mais lui seul peut le voir car tu es insensible à sa douleur
il est à terre et tu t'acharnes
(pour t'assurer qu'il soit bel et bien mort)
((exsangue))

Dis-moi, Jasper, pourquoi ?
Pourquoi ça fait aussi mal ?
Tout ce que tu débites, je le sais déjà depuis bien longtemps
Tout ce que tu dis, je l'ai maintes fois pensé
Je me suis maintes fois blâmé pour ma propre stupidité
Alors pourquoi quand c'est toi qui le dit, ça blesse autant, bien plus que quand on se le reproche ?
Ah, Jasper, que je te hais, pour tout me recracher ainsi
Que je te hais, pour dire la vérité
Que je te hais, pour me la montrer alors que je refuse de la voir
J'ai mal, Jasper, arrête
Tu me tortures, Jasper, par pitié arrête
Arrête de rouvrir des blessures qu'on a pansées maladroitement en espérant que ça tienne le plus longtemps possible
Ça fait bien trop mal, c'est insupportable
Tu m'as vaincu.


C'est un silence qui accueille ta conclusion, long silence percé uniquement par le souffle d'Alaric ; et soudain, un ricanement qui se transforme en rire sardonique. Oh, qu'il trouve ça amusant, Alaric, que tu te présentes en sauveur inespéré après l'avoir autant brisé ; qu'il trouve ça amusant, que tu te poses en allié, toi qui t'es tout le long posé en bourreau ; que tu lui supposes une volonté de se repentir pour mieux le traiter de brebis galeuse derrière
(car tu oublies bien vite qu'il a suivi Antigone dans son hubris)
Il ne croyait pas un mot de ce que tu venais de dire, Jasper, pas après toute cette longue torture.
Il trouvait ça juste hilarant à souhait et maintenant qu'il y pensait une parfaite comédie s'il n'était pas l'un des protagonistes.

▬ T'es vraiment un marrant, toi. Tu (me tortures) viens me sortir des (vérités blessantes) évidences, tu m'insultes et tu te fais passer pour le gentil de l'histoire en espérant que je te suive ? T'es soit très naïf, soit atrocement con.

La politesse, en cette instant, il l'avait abandonnée, parce qu'il n'en avait plus rien à foutre, tout simplement : à quoi bon rester poli et courtois dans une telle situation ? La colère et la haine n'avaient que faire de ces beaux apparats que l'on réserve habituellement pour la société
(et on n'est pas en société, on est juste entre hommes)

▬ Qu'est-ce qui te dit que j'ai envie de me repentir ? J'ai quoi, comme preuve, que tu es un « allié » de Briserune, mis à part tes (ignobles mais si vrais) beaux discours ? T'es partisan de rien du tout : pour l'instant, t'es juste un emmerdeur de première.

Et c'est parce qu'il ne comprend que trop bien, que tes mots le touchent bien trop profondément que sa fierté en prend un coup comme on n'avait jamais osé lui en porter. Quelle chance, Jasper, qu'il soit entravé, car s'il l'avait pu, il t'aurait étripé sur place
par besoin d'évacuer toute cette haine et cette culpabilité qu'il porte en silence depuis des mois
(que tu viens d'amplifier en quelques habiles paroles)
et qui le font souffrir à chaque seconde qui passe.

Le sang qui coule à ses pieds, Alaric y fait à peine attention, même quand tu lui fait la remarque ─ c'est à peine s'il le regarde. Ce sang qui coule à ses pieds, il l'avait vu tant de fois, il avait salit tant de surfaces, de vêtements, que c'est comme s'il n'existait plus à ses yeux. Ce sang accompagnant la douleur qu'il ne sent même plus tant toute son âme est meurtrie par le poids de ses fautes passées, tant il a ressassé
(il est comme anesthésié)

Oui, il culpabilise, et c'est bien parce qu'il culpabilise que ce sujet, il l'évite le plus possible
(malgré sa cicatrice qui lui rappelle chaque jour ses péché
alors qu'elle est dissimulée)
sa culpabilité l'écrase et se mêle à cette haine qui grandit ; mélange instable qu'il essaie de fuir chaque jour, mais qui chaque fois, le rattrape ─ et là, il sentirait presque la chaleur de ce terrifiant feu ardent dans son dos
Tu sais, Jasper, la rancune possède bien des visages, comme la haine ; et bien qu'elle explose lorsqu'elle est dirigée contre les autres, contre soi, elle est bien plus insidieuse, plus vicieuse, plus perverse : car elle attaque sans cesse et on ne peut s'en défendre, épuisant nos ressources jusqu'au point de non-retour, et ne devient visible aux yeux d'autrui que lorsqu'il n'est que trop tard ;
si tu savais, Jasper, à quel point il haïssait le monde
à quel point il te haïssait
toi et ton attitude supérieure
toi qui contrôle la situation
toi qui le contrôle
mais surtout, si tu savais
à quel point il se haïssait


Alaric se contente de fixer le sol, se demandant si tu avais un cœur ou si tu n'étais finalement que le bourreau que quelque part au fond de lui il avait toujours attendu pour enfin être châtié. Tu continues sur ta lancée (sourd à sa souffrance), lui exposes tes plans, tes craintes presque, mais lui, il n'y croit pas, à tes paroles ; oh, bien sûr, qu'une part de lui a envie d'y croire, de s'y accrocher désespérément, mais elles ne sont que du vent à ses yeux, comme l'ont été tant d'autres avant. Il ne te fait pas confiance, et il est persuadé que tu abandonneras tes beaux discours dès qu'il faudra passer à l'action
(parce que tu es comme tous les autres dans ton genre, après tout)

Et tu continues à entretenir sa culpabilité, à garder cette plaie bien ouverte comme pour t'assurer que tout le sang possible y avait été écoulé, peut-être sans le vouloir, mais Alaric n'a plus la force à rien. Il t'écoutes, oui, mais parce qu'il n'a pas le choix ; il n'a qu'un seul désir, celui que tu le laisses enfin tranquille, que tu cesses de le torturer ainsi. Ah, qu'il aurait aimé, être un simple figurant, parce que même si ça n'aurait rien changé au destin, jamais il n'aurait eu à porter ces poids qui le déchirent ; et soudain lui revint la conversation avec cet homme rencontré par hasard : le destin nous laisse choisir, mais on a pas toujours le courage de saisir nos chances quand elles arrivent.
Et il avait été bien faible, bien lâche, Alaric, quand est arrivé le moment de choisir, préférant ce qui semblait être la facilité
(sans voir que derrière se cachait le supplice)

Tu proposes de bien belles options, Jasper, mais Alaric est bien incapable d'en choisir une : il ne peut pas (plus) être figurant, parce qu'il a été bien trop impliqué dans ces histoires, et il le sait, qu'il devra faire un choix crucial au moment venu ; mais il préfère le repousser, ne voulant pas se tromper une nouvelle fois
(parce qu'il ne le supportera pas)

Et quand tu as enfin fini tes élucubrations, c'est un nouveau silence, lourd, qui les accueille. Oh, il aurait très bien pu te couper, pendant que tu parlais, te hurler dessus, te supplier d'arrêter même, mais il n'en avait rien fait, parce qu'il n'en avait plus la force, ni l'envie. Il avait envie de t'envoyer chier, de te cracher à la gueule, de te dire nombre d'insanités, mais à peine arrivaient-elles à atteindre son esprit que déjà elles s'évanouissaient : à quoi ça servait, face à quelqu'un d'aussi obstiné que toi ?

▬ Je t'ai déjà dit que je ne savais rien, qu'il répond après une éternité, mais sa voix a perdu de sa hargne pour ne laisser que la peine. Après sa mort je n'ai même pas cherché à recontacter qui que ce soit, et je n'ai même pas croisé mes anciens camarades ; je vais même t'avouer que j'en ai rien à foutre. Et finalement, un sourire amer. Mais j'imagine que tu ne me croiras pas et que tu vas insister jusqu'à ce que je dise quelque chose, même si ce n'est pas la vérité ?

Même si je suis désespéré, même si je suis au bord du gouffre, au nom de nos années de camaraderie, au nom des combats qu'on a pu mener ensemble, au nom de mon honneur, jamais je ne te vendrais Joan : je sais que tu finiras par croiser sa route, mais ça ne sera pas grâce à moi.
Tu m'as peut-être acculé comme personne ne l'a jamais fait, tu m'as peut-être brisé, mais il me reste quand même assez de force pour te résister encore un peu ; tu as peut-être gagné la guerre, mais j'aurais au moins gagné une bataille, même si elle est dérisoire : et cette petite victoire, je ferais tout pour la garder
(je préfèrerais mourir plutôt que de te livrer un camarade sur un plateau d'argent)

▬ C'est bien beau de vouloir reconstruire Briserune, mais tu n'y arriveras pas. Personne n'y arrivera. A part elle, personne n'a assez de charisme pour rassembler suffisamment de monde autour de soi, ou même pour mettre tout le monde d'accord.

Une pensée qui lui avait traversé l'esprit et qu'il n'avait pu s'empêcher de dire en même temps qu'elle passait ; c'était une pensée douloureuse, bien dure à formuler, mais il fallait pourtant se rendre à l'évidence
(et pourtant seule la Maison-Dieu savait qu'il serait prêt à tout pour voir renaître son pays, même au pire)