C’était dans un élan soudain, une envie brusque de changer d’air et s’oublier l’espace d’un moment tranquille qu’Aurora s’était rendue à la plus grande taverne qu’on pouvait trouver à Zephyr –sa préférée. Très populaire, il y avait toujours du bruit, de la musique et des rires pour se fracasser avec délices dans les creux que le silence de sa demeure trop grande creusaient parfois en elle. Quand bien même elle n’y dissimulait pas son identité, le monde qui s’y agitait suffisait à couvrir suffisamment sa présence pour qu’on n’en fasse pas des caisses, et elle pouvait se mêler à l’euphorie des heureux habitués presque comme s’il elle était l’une d’entre eux.
Une fois encore, elle était venue seule, et l’endroit était déjà plein à craquer alors que le ciel se parait tout juste de la robe orange du crépuscule.

Elle se faufila jusqu’au comptoir, salua quelques visages familiers, ainsi que le tavernier et passa peut-être deux bonnes minutes à convaincre ce dernier de la laisser se débrouiller pour se trouver une place ; commanda une coupe de vin épicé et fit de son mieux pour rejoindre les tables bondées sans en renverser une goutte malgré l’agitation.
Son regard se porta sur une table un peu à l’écart –et surtout sur le seul siège libre qui s’y trouvait– et nota la présence d’une silhouette encapuchonnée. Elle songea un instant que ceux qui prenaient la peine de s’embarrasser d’un tel accoutrement souhaitaient généralement qu’on les laisse tranquille, mais elle haussa les épaules et s’y dirigea quand même.
Ce soir, elle ne serait qu’Aurora, moins alourdie de responsabilités et plus libre de se faire un peu égoïste si elle le désirait.

« Cette place est-elle libre ? elle demanda malgré tout plus pour la forme qu’autre chose, un sourire discret dessiné sur les lèvres. »

Le sourire d’Aurora s’étira un peu plus, satisfaite de la réponse donnée, et elle tira la chaise pour s’y installer non sans avoir remercié le jeune homme d’un hochement de tête poli. Elle laissa échapper un ricanement discret quand il réalisa qui il avait désormais en face de lui.

« On ne peut rien vous cacher à ce que je vois, fit-elle un brin taquine. »

Elle avait remarqué que lorsque qu’elle s’abritait sous la cacophonie chaleureuse du peuple qui festoie, ses propres inhibitions s’adoucissaient légèrement, comme si l’agitation diluait rien qu’un peu les angoisses et les gênes futiles qui gelaient d’ordinaire ses traits.
Aurora porta sa coupe à ses lèvres et savoura une gorgée franche tout en posant les yeux sur le visage ombragé qui lui faisait face.
Elle n’aurait tout à fait su mettre le doigt dessus, mais elle retrouvait quelque chose d’un rien familier dans les quelques traits que son regard parvenait à attraper ; c’était comme un genre de déjà-vu, suffisamment troublant pour s’en rendre compte mais trop vague pour se faire certitude. Pourtant il n’avait pas l’air d’un natif de la région et sa mémoire ne se fit pas plus claire, alors elle haussa un peu les épaules et chassa brièvement cette idée de son esprit.

« Hmm, fit-elle en réponse à son offre, la proposition est tentante mais j’ai déjà de quoi faire, comme vous le voyez… »

Elle leva de nouveau sa coupe à ses lèvres et le réflexe de l’étiquette la poussa à le reposer délicatement sur la table pour éviter tout bruit désagréable –qui aurait de toute façon été noyé dans le bruit environnant.

« Si elle tient toujours après que j’ai fini ce verre en revanche, j’accepte avec plaisir ! »

Aurora appréciait ces plaisirs simples là ; discuter avec un inconnu, probablement simple roturier, autour d’un verre ou deux et ne pas avoir à songer politique, finances, alliances et tout ce qui venait avec la responsabilité qu’elle avait endossé.
Rien qu’un instant, elle se sentait libre, et c’était un de ces petits moments qu’elle chérissait comme des bulles d’oxygène salutaires entre deux eaux.

« C’est la première fois que vous venez à Grandvent ? »

Un ricanement discret s’échappa des lèvres d’Aurora suite aux flatteries de l’inconnu —elle n’y était pas insensible, les galanteries étaient toujours agréables à entendre lorsqu’elles étaient sincères et qu’elle n’y décelait pas d’arrières-pensées moins douces, mais peut-être qu’à trop en entendre, son égo s’était fait plus orgueilleux et s’emballait bien moins vite que lors de ses jeunes années.
En outre, il n’y en avait qu’un qui avait toujours eu le don de la faire frémir de joie au moindre compliment.
Son rire se fit un peu plus franc en revanche à la remarque sur sa descente, et elle leva sa coupe pour trinquer avec lui.

« Une des meilleures descentes du coin à ce qu’on dit, attention à votre porte-monnaie, elle ajouta d’un ton calme mais toujours un peu empreint de cette espièglerie qui allégeait son cœur, ce soir. »

Elle reposa son verre et posa négligemment son coude sur la table de bois épais pour appuyer son menton au creux de sa main afin d’écouter le jeune homme un peu plus confortablement.

« Hmm, je vois, vous êtes venu pour la Sphère je me trompe ? »

Saintecure et les chercheurs qui y résidaient avaient le don d’attirer du monde de tous les coins de Valdore et Aurora avait cessé de s’en étonner depuis longtemps déjà.
Nouvelle gorgée de vin —elle s’attarda un instant sur le visage de son interlocuteur en croisant son regard l’espace d’un instant, et une pensée folle lui traversa l’esprit.
On aurait dit…
Non, impossible.
Et pourtant…
Aurora cilla, reléguant au passage les idées absurdes et intrusives dans un coin de son esprit mais sans les chasser tout à fait, et se reprit aussitôt en rebondissant sur sa question.

« Grandvent est une région tranquille, je ne vous apprends rien je pense, fit-elle avec une tendresse peinte dans les yeux comme chaque fois qu’elle évoquait sa terre et son peuple. J’estime que c’est en écoutant le peuple qu’on le sert au mieux et c’est en se mêlant à lui qu’on entend tout, y compris ce qu’il ne dit pas à haute voix. »

Elle fit glisser la pulpe de son doigt sur le pourtour de la coupe dans un geste nonchalant tandis qu’elle cherchait ses mots.

« Alors oui, c’est peut-être un peu risqué mais je ne crains pas mon peuple, au contraire, je lui fais confiance. Le risque zéro n’existe pas alors je ne vois pas l’intérêt de me brider, elle ajouta en haussant les épaules. Et puis… j’avoue que je me sens mieux ici avec eux. »

Son regard balaya la foule enivrée avec la douceur d’une mère envers son enfant.

« Je vous laisse deviner à quel point mon chef de garde se fait des cheveux blancs à cause de moi, haha ! »

Si Aurora était douée pour jouer au jeu de l’hypocrisie de la cour et dissimuler les émois diverses qui pouvaient s’emparer d’elle sous des traits impassibles, ça ne l’empêchait pas de se trouver légèrement perturbée en dedans, rendue confuse par des idées saugrenues et des souvenirs envahissants qui venaient se superposer à la réalité devant ses yeux.
Elle avait rapidement conclu que ces pensées absurdes semblaient échapper un peu trop au bon sens commun pour être formulées à voix haute et de but en blanc, mais elles restaient entêtantes et obsédantes.
Des questions vagues et sans réponses qui la taraudaient plus que de raison.

« Je vous comprends, fit-elle après une brève gorgée de vin, je m’y rend moi-même régulièrement pour m’enquérir de l’avancée des travaux, leurs recherches sont fascinantes et la bibliothèque vaut le voyage à elle toute seule. »

Aurora cilla, un peu surprise suite à la dernière remarque du jeune homme, et le sentiment étrange qui s’agitait dans son estomac et qu’elle s’efforçait de chasser revint à la charge.
Il fallait qu’elle sache
grappiller le moindre détail qui puisse confirmer ou non ses doutes évanescents.

« Oh je vois que j’ai affaire à quelqu’un d’important, elle ironisa légèrement après l’avoir écouté rire. »

Elle déposa sa coupe presque vide sur la table et croisa les bras sur la surface lisse en se penchant un peu en avant comme en temps de confessions murmurés à la volée.

« Au vu de votre accoutrement –il semblait assez évident à ses yeux qu’on ne s’habillait pas comme ça pour rien– je me suis dit que je n’allais pas vous embêter à demander votre nom mais je suis curieuse désormais, comment devrais-je vous appeler ? »

Elle eu un sourire qui se voulait confortant malgré tout.

« Que je sache qui remercier pour le prochain verre. »

Aurora haussa un sourcil et un sourire narquois –quoique pas malveillant– alla s’esquisser aux coins de ses lèvres ; on ne la roulait pas aussi simplement et elle ne fit aucun effort pour dissimuler sa lucidité aux yeux de son interlocuteur. Mais elle se contenta ensuite d’hausser les épaules et donna l’air de se satisfaire de cette réponse. Ça n’était pas la vérité bien entendu, mais il ne lui semblait être ni l’heure ni l’endroit pour faire dans l’interrogatoire intense.
Ce qu’elle voulait savoir demandait plus de subtilité.

« Croyance, alors, elle répéta sans se défaire de son sourire énigmatique. »

Elle l’observa commander une seconde tournée sans jamais se départir de son petit sourire et en profita pour terminer son verre et le reposer en bout de table avant de croiser négligemment les bras devant elle.

« Hmm, pour être honnête je dirais que les temps se sont un peu calmé ici depuis quelques mois. Grandvent n’a jamais vraiment été secoué par tout ce qu’il s’est passé depuis la Bataille des Rosiers mais il est vrai que l’atmosphère s’est faite assez lourde malgré tout. »

Pour les savants et les médecins tout comme pour le reste du peuple pacifiste du pays venteux, les guerres, les assassinats et les représailles laissaient à tous un goût amer en bouche, qu’importe qu’ils se jouent sur des terres lointaines ou non. La guerre n’épargnait jamais personne tout à fait.

« Nous avons eu beaucoup de nouveaux patients à l’Hospice de Saintecure, surtout depuis la chute de Briserune –dans sa voix, on pouvait entendre le dégoût que l’étendu des représailles malronçoises lui avaient inspiré, mais ce fut bref et volatile, et la légèreté revint rythmer ses paroles le temps d’un battement de cil. J’y ai vu et entendu des choses assez terrible mais c’est bien peu comparé à ceux qui les ont vécues. »

Comme lorsqu’à ses dix ans elle s’était sentie responsable de la perte de son frère, Aurora s’était sentie responsable d’avoir laissé faire tant de violences et d’injustices de part son inaction politique ; soigner les blessés et accueillir les réfugiés avait été aussi bien un geste altruiste qu’un besoin de se sentir utile et de réparer un tant soit peu les fautes qu’elle s’incombait.

« À titre personnel je pense que le plus dur aura été de perdre de vieux amis dans cette tragédie, fit-elle en posant le regard sur son interlocuteur, une lueur de tristesse fugace au coin des yeux. »

Qu’on lui donne un signe –rien qu’un– qu’elle sache si le deuil était à porter jusqu’au bout ou si l’espoir n’était pas encore vain.

Aurora attrapa la nouvelle coupe que la serveuse eut fini d’apporter à leur table mais ne la porta pas tout de suite à ses lèvres ; dans un geste machinal, elle s’amusait d’un geste léger du poignet à faire tournoyer le liquide ambré à l’intérieur, le regard momentanément perdu dans la contemplation du tourbillon qu’elle était en train de créer dans son verre.
Elle senti comme un malaise latent dans la remarque de Croyance qui suivit et haussa les épaules, un ricanement léger s’échappant d’entre ses lèvres.

« La majorité de mes décisions politiques ne sont des secrets pour personnes puisque je ne les dissimule pas, aussi je n’ai pas de raison de me retenir de discuter de mes opinions librement non plus. »

Elle porta sa coupe à ses lèvres pour en boire une gorgée rapide.

« Par ailleurs c’est en échangeant de la sorte avec toute sorte de gens qu’on affine sa perception des choses et ses avis, ne pensez-vous pas ? »

Elle ne répondit rien par la suite, aux paroles de son interlocuteur qui semblaient étrangement ne pas s’adresser qu’à elle ; un sourire mince et compatissant s’esquissa sur ses lippes tandis qu’une ombre vint obscurcir son regard l’espace d’un instant –elle la chassa bien vite d’un battement de cil.
Il avait raison ; de toutes les étapes du deuil, l’acceptation était la plus douloureuse à atteindre, et quand bien même on s’y abandonnait la perte restait douloureuse à jamais, tapie dans les souvenirs d’antan aujourd’hui doux amers. Pour avoir fait le deuil d’un frère comme celui de toute une vie rêvée qui fut balayée aussi simplement qu’on jette un anneau par terre, elle en savait quelque chose.
Le plus dur, c’était de continuer à avancer sans ceux qui manquent à l’appel, et ne pas se laisser dompter ni par le chagrin, ni par la colère.
Dans les mots de Croyance vibraient des non-dits troubles qui firent manquer un battement au cœur d’Aurora.

« Vous n’avez pas tord, répondit-elle, le regard dans le vague. Ceci étant dit, j’espère bien que nous n’ayons pas à attendre aussi longtemps pour y voir plus clair. »

La Maison-Dieu elle seule peut juger des actes des Hommes qui agissent en son nom –si Aurora n’avait jamais vraiment douté de sa foi, elle avait toujours trouvé étrange ce genre d’affirmation. Les Hommes n’avaient jamais attendu la décision finale de la Maison-Dieu pour juger et punir leurs pairs après tout, et cette guerre là n’avait pas fait exception. Pour sa part, elle avait encore espoir en la justice des Hommes.
Elle ne répondit pas, presque sûre que la dernière remarque de Croyance n’attendait pas vraiment de réponse, elle l’observa, la tête penchée sur le côté, se lever et jeter négligemment quelques dores sur la table comme s’il s’en allait, brusquement.
Au final, ses doutes ne resteraient que ça à la fin de cette soirée semblait-il –des incertitudes, la vérité au bout des doigts mais inatteignable.

« Merci pour le verre, Croyance, fit-elle d’un ton doux en levant un regard amical sur lui, j'espère pouvoir vous rendre la pareille prochainement. Que la Maison-Dieu vous garde. »