Ce n’était que discorde au château et chaos dans son esprit. La reine Antigone était tombée, évaporée dans l’atmosphère comme un simple souvenir. On la disait morte, mais Sybille ressentait toujours son pouvoir entre les parois pierreuses. On le lisait sur les faciès anxieux et sur le tremblement des lèvres. Elle n’était plus là mais quelque chose demeurait, à mi chemin entre la peur et la stupéfaction. Un sentiment qui s’imprégnait dans le coeur du peuple et celui de Sybille, une mauvaise herbe enracinée en pleine poitrine. Antigone était morte, emportant dans sa tombe le spectre de Malronce.

Les fêlures étaient là, invisibles mais omniprésentes, morcelant l’entièreté du pays. Les problèmes pullulaient comme un amas de bactérie, grandissant à mesure des jours et infectant les esprits. Et dans ce tumulte, Sybille combattait avec ses propres regrets. Un sentiment d’impuissance parcourait ses artères, aussi amer qu’une défaite. Il y avait quelque chose de désolant à constater sa propre faiblesse. Comment se proclamer oracle lorsque ses rêves ne lui révélaient rien ? Lorsqu’aucun présage ne laissait deviner un tel massacre ? Son don du ciel lui apparaissait comme une douce ironie. Sybille voyait le futur mais pas les désastres. Elle était omnisciente et aveugle à la fois.

Une interpellation l’arracha à son combat intérieur. De toutes les manières, Sybille avait perdu. Elle perdait souvent face à ses incertitudes.

On la conduisit dans le plus grand des secrets à travers les allées du château. Les pas étaient aériens et les gestes délicats. Sa robe ondoyait le long de sa silhouette, ses plissements azuréens semblable aux ondées de l’océan. Son échine demeurait d’une raideur juste et son regard ne cillait pas. Après toutes ces années à côtoyer la noblesse, Sybille était parvenue à calquer leur air auguste. Mais sous la surface, les émotions bouillonnaient contre la paroi de son épiderme.

Elle pénétra dans le salle du trône. Et lorsqu'elle vit ce dos majestueux et ces torsades d’une blondeur lumineuse, une émotion intense lui saisit les entrailles. Il lui semblait que chaque chose avait retrouvé sa place et que les astres s’étaient réaxés sur leur juste ligne. Il y avait une force divine qui gravitait autour de lui, aussi naturelle qu’une seconde peau. C’était émouvant et poignant à la fois, un sentiment qui l’infusa d’une douce chaleur.

Après tant de frayeur et de jours incertains, l’héritier de Malronce avait retrouvé son trône.

Comme guidée par un instinct puissant, elle se ploya en une courbette gracieuse.

Mon roi.

La tonalité de sa voix, suave et sévère à la fois, éclata au creux de ses tympans avec la violence d’une bombe. Elle décelait pourtant le désespoir à travers ses syllabes, celui d’un homme qui avait tout perdu. Sa haine suintait d’entre ses lèvres telle une bourrasque d’air frais et Sybille se sentit glacé jusqu’aux os. Et pourtant ce n’était pas un homme haineux qui se tenait face à elle, mais un homme blessé.

Doucement, Sybille se redressa pour lui faire face, peinant à contenir les tremblements de sa silhouette. Ambres contre saphirs, l’émotion qui imbibait son regard manqua de la faire défaillir. Le soulagement et le chagrin s'entrechoquaient avec ferveur sous son poitrail, un combat dont nul ne serait vainqueur. Ses mots s’étaient logé en pleine poitrine, et ses paroles avaient planté les graines du regrets. Sybille sentit ses racines s’étendre à travers tout son être, jusqu’à son coeur et son esprit. Elle l'avait trahi, et cette constatation était plus douloureuse qu’un coup de poignard.

Ses prunelles détaillèrent l’homme qu’elle n’avait pas vu depuis deux années. Son faciès tout de courbes parfaites et sa crinière aux éclats solaires, les mêmes traits qui suscitaient en son coeur un émoi timide. Mais Sybille se heurta à la dureté de son regard céruléen, maintenant noyé par un océan d’amertume. Et celui ci débordait, s’écoulant le long de ses pommettes dans un silence assourdissant. Elle le regarda, impuissante et misérable.

Je ne l’ai pas prédit, votre majesté.

Les mots tombèrent lourdement, comme une sentence irrévocable. Elle était coupable de ses accusations.

Je n'ai point agit car mes visions ne présageaient rien d'aussi désastreux. J’ai failli à mon devoir et j’implore votre pardon.

Elle tenta de paraitre calme mais le voir ainsi l’ébranla, humectant l’ambre de son regard.

Et je ne peux vous offrir comme réparation que ma servitude et ma loyauté.

C’était trop peu face à ses pertes incommensurables. Sybille le savait mais ses syllabes tintaient d’une sincérité poignante. Je ne servirais que toi.

Elle attendit, non sans appréhension, l’effusion de son courroux. Comme un volcan prêt à imploser, la pression dans la salle touchait à son paroxysme. C’était le moment décisif, l’instant qui scellerait son avenir. Qu’importe son sort, Sybille l’accepterait sans broncher. Son regard demeurait calme, malgré les frémissements qui sursautaient sur sa peau ivoirine.  

Et pourtant, quelque chose changea dans l’atmosphère de la pièce. L’étau qui compressait son poitrail s’était adoucit, et la boule au creux de sa gorge se délogea. Elle décelait dans le bleu de ses prunelles une nouvelle résolution, comme un dénouement à son conflit intérieur. Curieuse, Sybille l’observa plus attentivement.

Il s'approcha. Avec délicatesse, son pouce dévala le long de sa joue, caressant le satin de sa peau. Ce contact engendra un frisson infime, cascadant de sa nuque jusqu’à ses reins. Un soupçon de surprise voila son regard ambré. Elle ne savait pas comment réagir, se contentant de rester immobile. Il se retira quelque secondes plus tard, laissant sur sa chair un sillon brûlant.

Reprenant rapidement contenance, elle se décida à répondre. Sa voix tinta comme du cristal, claire mais fragile.

Et pourtant, vous êtes le premier à qui j’ai prêté serment, votre majesté.

Il la pardonna, et quelque chose en Sybille s’éveilla avec douceur, imprégnant son être d’une tendre chaleur. De l’espoir et de l’admiration, pour cet homme qui avait choisi de la laver de tout péché. Elle savait qu’il aurait été plus facile de laisser la colère éclater.

Votre générosité me touche profondément, mon roi. Je n’oublierais jamais cet honneur et je tâcherais de ne plus vous décevoir.

Elle s’affaissa en une énième courbette, alliant le geste à la parole. Lorsque son regard croisa à nouveau le sien, il se fit plus déterminé. Sybille était comme un courant d’air, tantôt léger et tantôt vif.

La tâche qui vous attend est lourde et si vous me le permettez, je serais à vos côtés. Je n’ai pu faire mes preuves auparavant, mais mon lien avec la Maison-Dieu demeure étroit.

Un lien divin et indissociable. Un lien que Sybille ne comprenait toujours pas.

Mes yeux qui voient le futur seront les vôtres.

Il prit place sur le trône et Sybille savait que telle était sa destinée. Il y avait quelque chose de mystique à cet instant, comme si le temps se figeait pour lui et que les astres saluaient son couronnement. Il s’esquissait avec perfection sur le tracé de ce tableau divin, et sa souveraineté la frappa une nouvelle fois. Elle s'écoulait dans la salle avec la force d’un torrent, intimant à ses sujets de ployer l’échine. Sybille ne faisait pas exception à la règle.

Son regard maintenant distant la renfrogna. Il était désormais roi et elle son simple sujet. Le temps des passions innocentes et des regards fiévreux lui semblait terriblement lointain. Le poids de ses responsabilités tomba sur ses épaules alors qu’il asséna son premier décret.

Je prête serment à la maison Vaudreuil et je leur dédie ma vie. Que la Maison-Dieu me bénisse du savoir nécessaire pour guider leur pas.

L’éventualité d’échouer à nouveau s'égara dans son esprit. Telle une tempête, elle sema le chaos entre ses côtes et bouleversa ses pensées. Le chemin qui se profilait à l’horizon lui semblait tout de verre fait, et la moindre erreur pouvait fissurer sa fragile surface. Si il venait à céder sous ses pieds, seule la descente aux limbes l’attendait. Tout se jouait sur des prédictions incontrôlables. Sa vie, le destin du roi, et le destin de son royaume. Il y avait quelque chose d’injuste à endosser ce rôle seule.

Mais sa dévotion était sincère et ainsi Sybille s’approcha lorsqu’il lui ordonna. Sa démarche était hésitante mais sa conviction ferme. Elle avait jurer de le servir alors Sybille ne douterait plus.

Sa question la laissa de marbre car sa signification était trop importante pour être considérée avec légèreté. Elle le fixa et tout comme lui, ses prunelles mordorées ne se dérobèrent pas. Elles s’accrochèrent à l’océan des siennes pour lui montrer toute sa détermination.

Je ne saurais vous quantifier l’exacte durée de votre règne, votre majesté.

Sa voix ne tremblait plus. Une clarté solennelle éclaira son visage, celle des personnes sûres de leurs dires.

Mais je sais que ce trône vous attendait depuis longtemps et que votre place demeure en son creux. Les desseins de la Maison-Dieu à votre égard sont aussi grandioses que capitaux.

L’Oracle prononça finalement ses mots.

Elle savait que ses paroles portaient un poids accablant. Tout le monde rêvait d’un trône et du pouvoir. L’image d’un souverain s’esquissait dans la richesse et les dorures, un idéal qui s’effleurait du bout des cils. Mais ce n’était qu’un aperçu, la peau immaculée d’une carcasse pourrie. Une fois l’enveloppe putréfiée et les entrailles ouvertes, on se heurtait au revers affreux, une peinture aux nuances plus sombres. La vie d’un roi était cruelle et ponctuée de tragédies. Un mauvais roi était voué à l’abattoir. Un bon roi ne pouvait se permettre un seul faux pas. La vie de milliers d’individus et la prospérité d’un royaume reposait sur les épaules d’une seule personne. Qui souhaitait d’une telle responsabilité ?

Et pourtant certains étaient taillés pour ce rôle. On les avait pétri dans le devoir et l’honneur pour les ériger en statut majestueuse. Sybille était convaincue que Clovis faisait partis de ces élus.

Dans ce tumulte intérieur sa peur s’effondra. Il avait besoin d’elle, les mots avaient ruisselé d’entre ses lippes avec douceur et fermeté. Elle n’avait plus le droit aux doutes et aux remises en question. Elle devait se purger des incertitudes et ne plus jamais ployer. Un roi ne pouvait s’appuyer contre une brindille fragile. Il lui fallait un rocher dont la surface ne s’érodait pas.

Il avait pris conscience de son rôle et elle aussi.

Je serais toujours à vos côtés.

C’était une affirmation implacable.

Quel que soit votre chemin, quels que soient vos choix.

Sa main sur son épaule était chaude et l'enhardissait. Sa conviction brulait tel un brasier rougeoyant, incandescente dans l'or de ses prunelles.

Le jours passés se sont déjà fané. Les regrets fleurissent toujours mais on peut les piétiner. Il est temps de semer un futur nouveau.

Le royaume dépérissait depuis bien trop longtemps.

Pour Malronce, votre altesse.

Pour vous.