Il aurait presque envie de rire, Jasper, face à la douce ironie du moment. Des années à pleurer ce qui n’avait jamais été vraiment perdu. L’impression d’avoir perdu tant de temps, piégé dans l’ignorance. La Maison Dieu s'était jouée de nous, Elías, et on se dit qu’elle a dû bien rire à nous voir, nous ses brebis, se déchirer et errer, misérables. Il aurait dû imploser sous la joie, Jasper. La joie de retrouver Clovis, de retrouver Diane, de retrouver les sœurs Vaudreuil, Selena, toi. Une partie de lui le veut. Tant de temps a erré, tant de temps à désespérer. Alors qu’aujourd’hui on était plus seul, alors qu’aujourd’hui, on était de nouveau entier. Et pourtant, il ne sait plus rire, Jasper, il ne sait plus pleurer. C’est comme-si son cœur s’était figé dans le déni, dans l’onirique. Une stase dont il ne sait pas se sortir seul, car tout va si vite, car on peine à suivre. Rêve de prendre le temps, mais du temps, il n’en a pas. Surtout quand tu émerges de nouveau, toi l’ami, toi qu’il ne connaît plus vraiment.

On lui a dit d’être prudent, alors il a pris quelques hommes avec lui. Plus assez naïf pour chevaucher seul alors que son nom fait de nouveau partie des vivants. La logique aurait voulu qu’il ignore ta missive, car la possibilité d’un piège n’était pas exclue, mais il doit en avoir le cœur net, Jasper, car ton nom résonne de bien des façons. Tu pourrais être un nouvel ennemi comme un nouvel allié. Un mensonge comme une dangereuse vérité. Et il ne veut plus rester dans l’ignorance, Jasper. Qu’il voit ton visage de nouveau, qu’il entende ta voix une nouvelle fois. Il les a oublié, à force de se censurer.

Alors quand il arrive, en avance, pour permettre à son corps de protection d’inspecter les lieux et de se déployer pour prévenir toute éventualité, il retrouve sa dualité Jasper. Il n’attend rien, mais il attend aussi tout. Il espère, comme il redoute. Il veut te voir venir comme il rêve que tu te désistes. Il veut retrouver l’ami, comme il veut tomber dans un piège pour ne pas avoir à te compter parmi les vivants de nouveau.

Assis dans cette chambre d’auberge qu’il a réservée pour discuter. Le pied nerveux contre les lattes du plancher alors que les heures passent. Et soudain la porte s’ouvre, il se lève dans un réflexe dont il ne comprend pas la nature lui-même (Impatience ? Peur ?). Et quand il lève les yeux pour se confronter aux traits flous de l’enfance, il en reste muet.

— Kieran ?

Et il revoit les batailles, ce fameux soir, les mensonges, les disputes, les colères, les coups, les déchirements. Et il revoit les sourires, les rares rires, la tendresse non dite. Et face à ton visage aussi surpris que le sien, pour la première fois en quatre ans, Jasper devient hilare. Un rire fou, un rire pour la bêtise, la sienne comme la tienne, un rire à s’en tenir les côtes, à en cracher ses poumons.

— Par les Arcanes, quelle blague !

Oh oui, La Maison Dieu avait dû être aussi hilare que lui.

Il voit ça, Jasper. Ton visage fermé, ton regard orageux. Il le sait, mais il rit encore, parce que c’est si stupide, tu comprends ? Tout ce temps a pleuré, tout ce temps à errer. Toutes ces nuits sans sommeil et les regrets qu’on a rêvé jusqu’à tenter de s’en suicider. C’est si stupide, tu vois, c’est d’un absurde, d’une bouffonnerie sans nom. Et il ne sait pas s'il est soulagé ou dévasté qu’on lui ait retiré la légitimité de ses années d’errance, Jasper. Ses deuils, c’était du vent, ses vengeances de vastes mensonges. Il en est venu à penser, que lorsque l’absurdité vous sourit et qu’il n’y avait plus de réponses claires, c’était là qu’il fallait savoir en rire. Alors il rit. Sous tes reproches, sous ton dégoût, sous ta colère. Il rit à s’en tenir les côtes, a manqué d’air. Il rit jusqu’à en pleurer, jusqu’à ce que son visage lui devienne douloureux à force d’être déformé. Il rit et il n’en a rien à faire. Il rit, parce qu’il n’y a que ça à faire quand on se découvre stupide.

— Libre à toi, moi je trouve tout cela tellement bête que ça en devient bidonnant.

Et si il cesse de faire résonner la pièce de son hilarité c’est seulement parce que le corps finit à épuiser tout ce qu’il avait à exprimer. Ce n’est pas pour toi qu’il finit par se rasseoir à table, l’expression d’un arnaqueur arnaqué sur le visage. Le besoin terriblement égoïste de déverser des années de grotesque. Car c’était grotesque. Des années qu’on pleure, mon ami, pour rien. Des années qu’on joue un numéro de cirque sans le savoir. Oh oui, tu as raison. C’est tragique à en pleurer. Mais des larmes, on en a trop versé. Alors on s'esclaffe, maintenant.

— Ces chiens de garde ne font que leur métier, à savoir veiller à ce que je revienne sain et sauf au palais. Je ne suis pas libre de mes mouvements, Elías, et tu n’es pas non plus libre d’oublier le principe même de la politesse. Désigne le siège en face de lui, même si le regard brille encore un peu, il est calme désormais. Assieds-toi.

Pas une demande. Un ordre. Si tu veux jouer les insolents, il jouera volontiers le dominant. Les temps ont changé, tu sais. Vous avez des tailles similaires désormais et les traits ronds de l’enfance ne sont plus là pour te donner l’apparence du grand frère.

— Je t’envie d’être encore en capacité de pleurer. J’ai rencontré tant de fantômes, ces dernières semaines, que je n’en ai plus la force.

Non, à la place on en rigole.

— La Maison-Dieu a vraiment un humour des plus douteux…

Et si vous saviez, la chute de la blague n’en sera que plus tordante encore. Alors que le regard passe sur les bois de la table, qu’il observe ses stries avec fascination. Tu veux des réponses, hein ? Il en veut aussi. Des dizaines, des centaines, des tonnes. Et le soupire lasse quand tu accuses, comme si lui n’avait pas été arraché à quoi ou qui que ce soit. Et le sourire qui vient poindre quand ça relève les yeux, l’air soudain méchant. Oh, non, Jasper n’a plus rien d’un enfant.

— Ne serait-ce pas à toi de me la raconter, ami ? Après tout, c’est vous qui l’avez écrite.