Bravant la douce étreinte de Morphée, Timothée succombait aux tourments de la colère. La directrice de l’académie venait de transmettre certains de ses rapports à la Sphère et leur contenu ne plaisait pas au jeune érudit. Ce n’était que des torchons, des ramassis d’imbécilités qui prouvaient encore une fois la faiblesse d’esprit dont faisaient preuve les mages. Il sentait d’ailleurs l’épine de la virulence dans les écrits de la vieilles branche, une malice dirigée tout droit vers la famille Volturne. Ou était-ce seulement lui qui, dans le crépuscule de son âme, interprétait ces documents à travers le prisme froid du ressentiment ?

Trop absorbé par sa lecture, il ne senti pas la présence espiègle qui arpentait ses appartements. Des pas doux, enveloppés par le velours de la jeunesse, raisonnaient timidement dans le vide des couloirs. Peu de personnes s’aventuraient en ces lieux par peur de le déranger et de se faire vivement réprimander, mais pourtant il ne releva pas ces sons si particuliers. Il est aisé de s’habituer à la caresse du silence, nos réflexes s’endorment dans une plénitude béate et notre esprit goûte à l’ambroisie délicate de la sérénité.

Une voix s’éleva finalement, brisant le lourd silence qui embrumait la demeure. Trop absorbé par ses pensées, il ne prit même pas la peine de se retourner pour voir qui était son interlocutrice. Il devait s’agir d’une domestique s’inquiétant de son état.

– « Je suis en train de lire les ignominies pondues par cette folle de Proser- » il marqua une pause en découvrant l’identité de son invitée « … pine. »

Avalon, la fille de la folle en question. Contrairement à sa mère, inflexible et cruelle, c’était une jeune fille douce et curieuse. Elle était d’ailleurs très talentueuse, bénie par le don de maîtriser deux éléments. Il est vrai qu’elle passait beaucoup de temps à la demeure des Volturne. Si sa présence ne le dérangeait pas, les deux jeunes gens ne se croisaient presque jamais car évoluant dans des ailes du château diamétralement opposées.

– « Oh excusez moi Avalon. Il est tard et je n’ai pas l’habitude des visites autres que celles des domestiques. Je ne vais cependant guère vous faire l’offense de vous mentir en multipliant les justifications. Je pense ce que je viens d’exprimer. »

La plupart des nobles se confondraient en excuses dans une telle situation, rongés par la honte. Sauver les apparences étaient pour certains une nécessité, l’élixir vaniteux des flatteries leur donnait l’illusion d’être appréciés. Néanmoins, Timothée faisait exception à la règle, il n’avait que faire de mentir pour ne pas blesser Avalon. Sa mère était une coupe impie gorgée du breuvage amer de la rigueur. Un calice orné des joyaux du mensonge qui ne faisait que dépérir dans les caves froides de l’âge. Proserpine était semblable aux hivers de Briserune : impitoyables, se raccrochant au fantasme exaltant des étés caniculaires de Malronce qui s’incarnaient pour elle en l’Ordre des Mages.

– « Que faites vous encore levée à une heure si tardive ? »

Avalon faisait preuve d’une légèreté déroutante, balayant d’un rire le malaise qui aurait pu s’installer entre eux, non sans piquer Timothée en retour.  Il accepta le pieux brûlant qu’elle venait de lui planter dans la poitrine avec toute la noblesse d’un homme de son statut, bien loin de son tempérament habituel. Aussi étrange soit-il, il ne se sentait pas menacé par la progéniture de l’usurpatrice.

Habitué à la solitude qu’apporte Morphée et aux ardeurs de Mars, le garçon était plutôt heureux d’avoir de la compagnie dans ses pérégrinations nocturnes. Aussi improbable soit-elle ; Avalon apportait un peu d’oxygène dans la torpeur démente de Timothée. Il n’avait d’ordinaire que la pâle lumière de la lune pour partenaire, géante de nacre dont les reflets d’ivoire caressaient sa peau délicate. Baigné dans le crépuscule de son esprit, il préférait la pénombre aux sabres incandescents du soleil. Il la trouvait rassurante. Perdu au milieu des ténèbres, personne ne pouvait le débusquer. Il était une créature mythique, faite de savoir et d’or, qui inspirait aux hommes la crainte et la fascination. Il ne laissait derrière lui que des carcasses pourpres au crâne fendu qui déversaient dans le sang la preuve de son existence.

– « Votre mère est victime du poison infâme qui gangrène Sombrelune. Une étroitesse d’esprit, une rigueur, un fourvoiement qui condamnent les portes de la vérité d’un verrou obtus. Dites moi Avalon, que pensez-vous du Gouffre ? Je veux dire, autrement qu’une divinité. Quelle est sa nature ? Qu’habrite-t-il ? Est-t-il une fin ou un commencement ? Nous protège-t-il ou nous isole-t-il d’un monde plus vaste et riche que notre pauvre Valdore ? »

Le jeune noble n’avait pas réellement répondu à sa question. Même si il lui aurait-été aisé d’épiloguer sur les inepties qui proliféraient dans l’esprit de Proserpine, le débat aurait demandé plusieurs jours de discussions intenses… et il ne voulait pas infliger cela à son invitée. Néanmoins, sa curiosité était attisée par l’exotisme d’Avalon. Si proches et pour autant si différents. La communauté Du Vide de Grandvent évoluait avec des coutumes propres et radicales. Difficile de les apprécier avec un regard éclairé par l’érudition. Timothée estimait que la spiritualité aveugle était le fardeau des gens médiocres, ceux dont la pénitence rampait dans l’affront même de leur existence.

Il espérait que la nymphe qu’il avait devant lui dérange l’ordre de ses pensées et défie ses croyances.

– « Allons Avalon, déliez donc votre langue ! »

Avalon était une créature de contradictions, une enfant de Valdore perdue dans l’antre chimérique de Blanchefeuille la demeure des fous. En tant qu’enfant de Proserpine, son dialogue avec le cadet Volturne était d’une absurdité insolente. Elle tendait une oreille attentive aux versets interdits de leur dogme et, plus, s’ouvrait au dialogue. Que dirait la directrice de l’académie face à une telle hérésie ?

- « Intéressant. Il est très enrichissant d’obtenir le point de vu d’une fille Du Vide. Vos coutumes sont singulières et n’ont un sens que si le Gouffre est perçu comme une déité. Alors comment pouvez vous être aussi catégorique ? Pourquoi se jeter dans l’antre des dieux nous apporterait-il la mort ? »

C’était une vraie question et non le dialecte de l’arrogance. Il exposait à la jeune femme l’ambre cristallisé dans la résine de ses méninges. De vraies interrogations. Cependant, celle-ci se crispait, il voyait dans la prunelle de ses yeux une terreur sombre. Un démon de l’esprit souhaitant s’échapper par la vacuité ébène de ses pupilles.

- « Tout va bien Avalon ? Loin de moi l’idée de vous mettre mal à l’aise, mais vous me surprenez dans mes heures les plus savantes. Mon esprit souhaitait juste s’aiguiser. »

D’ordinaire, il n’avait que faire des émotions lorsqu’il invoquait les lumières élyséennes de son érudition. Cependant, Avalon était un fruit unique, celui d’un arbre aux feuilles éternellement vermeille de l’automne. Il éprouvait une grande sympathie pour elle, peut-être parce qu’elle lui offrait ce que personne en dehors des Volturne n’avait su lui offrir : une compréhension neutre et bienveillante.