Pour la première fois depuis longtemps, Harmony est restée immobile. Face à cette porte à perte ouverte, face à toi qu'elle n'a pas tardé à reconnaître. Si elle ne dit rien, c'est parce qu'elle t'a cru mort toi aussi. Elle n'y avait pas réellement songé, la pensée ayant simplement traversé son esprit une fois. Harmony s'était sentie indifférente sur l'instant et puis elle avait finit par oublier, lentement. Lazare avait aidé.

Alors te revoir aujourd'hui c'est si inattendu qu'elle en reste silencieuse, non pas que les chaînes qui t'enserrent la choquent même si elle ne s'en serait pas doutée, mais les souvenirs reviennent et dans sa tête tout s'est embrouillé. Il aura fallu que tu souffles son nom pour qu'elle reprenne ses esprits. Harmony. À tes lèvres les lettres chantent, elle a l'impression de se redécouvrir c'est vraiment très étrange.

Elle te regarde doucement, un léger sourire accrochés aux lèvres une fois la surprise passée. Harmony est curieuse, elle veut savoir comment tes saveurs résonnent lorsque c'est elle qui les prononce encore - en mémoire du passé.

— Altaïr.

C'est joli, Altaïr.
Ça lui avait manqué, Altaïr.

— Laisse-moi entrer.

Elle force un pas à l'intérieur pour te faire te décaler. Sans doute que tu remarqueras la fissure à cet instant, la lueur transformée dans ses yeux et à quel point elle avait changé en presque vingt ans.

Parce que vous deux c'est du passé, Altaïr.
N'est-ce pas ?

Seulement en souvenir de ce temps, Harmony ne peut s'empêcher de s'approcher de toi pour déposer sur ta joue un doux baiser. Pour te dire bonjour, laisser résonner des tu m'as manqué aussi vrais que faux. C'est qu'à présent qu'elle se souvient elle ne sait plus trop, mais est-ce vraiment si grave ?

Quelques pas encore à travers le hall pour te laisser refermer derrière, elle se retourne dans ta direction, les mains liées dans son dos et un immense sourire ornant ses lèvres. Harmony est joyeuse aujourd'hui d'avoir retrouvé un homme qui jadis fut son ami.

— Comment t'es tu retrouvé là ?

Elle te laisse le soin de lui répondre et de la guider, après tout elle n'est pas chez elle (toi non plus) et ses nobles manières ne semblent pas s'être totalement égarées avec les années. Tandis que tu t'affaires, Harmony prend temps de te regarder, observe ton corps marqué et ton visage fatigué. Dans tes yeux elle voit des vestiges d'antan, de vous, de celle qu'elle était avant de perdre son identité.

Il est étrange ce sentiment de nostalgie qui la prend.
Parce qu'elle est incapable de dire si elle l'aime ou non.

J'ai survécu, Altaïr.
J'ai survécu.
Mais j'ai changé aussi.

Pour le meilleur mais surtout le pire.

En silence elle se laisse guider, elle écoute le son de tes pas, tente de deviner celui de ta respiration. L'attention qu'elle te porte est coupée lorsque vous arrivez au salon - sans aucune réponse de ta part alors elle fronce les sourcils, insatisfaite. Le maître viendra la voir plus tard, mais du maître elle n'en a plus rien à faire depuis qu'elle t'a aperçu, tu sais ? Elle en a même oublié les raisons de sa visite, plongée dans un océan de souvenirs qu'elle croyait avoir à jamais effacé.

Te voir agir comme si de rien était la met dans une colère profonde.
Elle ne veut pas de ça, Harmony. Pas de toi qui dit vous, pas de toi qui lui tourne le dos pas de politesse trop grande c'est trop étrange ! Elle n'aime pas ça. Elle perd patience.
Doucement.

Et puis.
Finalement la porte ne se referme pas.
Tu es toujours de dos mais tu es là, alors elle ne crie pas.

Au contraire, son regard brille un peu plus soudain. Elle a un sourire qui s'étire mais elle ne bouge pas, se contente de croiser ses bras et de te regarder
Encore encore encore
Fascinée.

Les esclavagistes d'Ambrive.
Elle.

Voilà qui rendrait les choses plus intéressantes.

— Retourne toi.
Regarde moi.

— Reste encore un peu, Altaïr.
Je ne veux pas que tu partes.

Vous venez à peine de vous retrouver, ce serait dommage de tout arrêter maintenant. Presque sans manières elle se laisse tomber dans le fauteuil, croise ses jambes avant de laisser reposer ses mains sur ses cuisses, levant sur toi un regard indéchiffrable (profondément fou).

— Ton rôle est de m'accueillir comme il se doit. Tu ne voudrais pas que je me plaigne à ton maître, si ?

Non. Parce qu'elle connaît les sévices des propriétaires mécontents autant que toi.
Elle les a vu.
Les a subits.
Les fait subir désormais.

Alors évidement, elle sait que tu ne veux pas de ça - et elle ne le fera pas, si tu lui accordes encore un moment.

Si l'éclat de ton rire réveille les bribes d'une saveur d'autrefois, le sourire qui l'accompagne elle ne l'avait jamais vu. Elle devine sous les blagues la réalité, elle l'entend ton coeur qui hurle et pourtant elle ne fait rien. Elle ne réagit pas, se contente de te regarder avec la seule envie de te voir rester encore un peu plus longtemps.

Ses yeux ne se lassent pas de te regarder, et tandis que tu t'installes elle comprend enfin que tu ne pars pas, que tu cèdes - à quoi elle ne sait pas (à votre humanité sans doute) - alors c'est un sourire qui se dessine sur ses lèvres pendant que tu poses les questions. Tu es si beau quand tu es vivant Altaïr, rien que le son de ta voix la fait vibrer et elle voudrait danser comme ces quelques soirées passées, à tes côtés. Prendre ta main et simplement s'en aller, s'accrocher. Si possessive, Harmony, à te vouloir même lorsqu'elle s'apprête à tout briser sans remord ni regret.

— Ton maître est un vieil ami.
Bien moins ami que toi, ceci dit.

Et puis un silence car c'est finalement l'humanité qui a raison de sa détermination. Tu es son souvenir le plus ancien et probablement le plus heureux, le seul qui ait eu de l'importance et une réelle incidence sur sa vie avant Lazare. Alors elle n'est pas sûre mais elle s'assure, Harmony.

— Est-ce que tu veux vraiment savoir ?

Oui et elle coupe.
Non et elle coupera probablement, juste avant de s'en aller.

— Non je n'ai pas peur, je sais que je vais le faire.
Te blesser.

Et c'est un sourire à ses lèvres qui s'étire, aussi impossible à déchiffrer pour toi que pour elle. Si elle sait qu'elle te blessera, elle n'en éprouve pas vraiment l'envie. Alors la joie ne sera pas grande mais tu l'as demandé, pas vrai ? Tu veux qu'elle te raconte.

En échange promet lui de ne pas la détester.
Ne la déteste jamais Altaïr.

— Par où commencer ?

Elle fait mine de réfléchir, les yeux au plafond et la main sous le menton, puis après un instant c'est l'index qui se lève et son regard qui se pose sur toi. Son sourire cette fois se fait plus assuré, il a quelque chose d'assez mystérieux, propre à ceux qui racontaient l'épopée de leur vie comme si elle avait été grandiose. Le ton est d'ailleurs emprunt de malice, bien loin d'être formel.

— Après avoir quitté Briserune j'ai voyagé un peu partout dans Valdore. C'est dans ces années là que j'ai rencontré ton maître d'ailleurs, mais peu importe.

Cet homme n'a jamais eu d'importance pour elle après tout.

— Je me suis rendue à la capitale d'Ambrive en dernier et j'y ai rencontré un homme surprenant. le regard qui s'éclaire à la mention de Lazare, il semble animé d'une folie que tu n'avais jamais vu auparavant. Il m'a enlevée.

Le silence qui tombe soudain est pesant, mais il s'en trouve bien vite effacé par le rire d'Harmony qui scrute la moindre de tes réactions. Elle n'a pas encore terminé, écoute donc la suite Altaïr !

— Je lui ai servi de défouloir pendant quelques temps, est-ce que tu veux savoir ce qu'il m'a fait Altaïr ? Je peux te le dire tu sais ! Je me souviens de chaque coup, de chaque endroit de ma chair qu'il a marqué au fer, de chaque os qu'il m'a brisé et de chaque hurlement que j'ai poussé alors je peux te raconter si tu veux.

Elle peut te blesser encore, avant de t'achever.
Après tout c'est toi qui a demandé.

— Tu veux ?

Ne t'embête pas va.
Elle avait oublié à quel point tu pouvais être gentil, adorable même. Tu as toujours été si prévenant avec elle, même à l'époque. Tu as toujours été le seul, le premier et puis le seul. Même Lazare, pour cette fois, ne t'arrivait pas à la cheville. Dans ce domaine et sans qu'elle n'en éprouve aucune honte à l'avouer, tu te surpassais.

Pourtant ton sourire laisse un écho désagréable en elle et probablement as-tu ressenti aussi cette fissure qui s'étire à l'intérieur, comme du verre qui se brise à mesure qu'elle continue son récit. Son regard un peu fou et le tien qui ne failli pas, jamais - tu es un homme d'honneur après tout. Tu n'avais rien à foutre parmi les basses raclures de Grandvent. Rien du tout, mais elle se tait et garde sa colère pour plus tard.

Une fois qu'elle t'aura brisé.
Toi, et tes espoirs aussi.
Ceux qu'elle aperçoit si faibles à la lueur de ton regard.

Finalement tu es le premier à briser le silence, et à ta question elle ne peut s'empêcher l'étonnement.

— Le fuir ? Lazare ?

Non, impossible.
Elle balaie l'hypothèse d'un revers de main, comme si le seul fait de l'imaginer pouvait la tuer.

— Il m'a chassée. Littéralement j'entends. Dans son jardin, avec ses chiens - ils avaient vraiment faim tu sais ? Mais ils ne m'ont pas mangée et depuis je vis avec lui. Ça va faire dix ans maintenant.

Est-ce que tu comprends Altaïr ?
Le sourire est innocent mais il paraît si fou, car aux yeux d'un autre qu'elle ce n'est pas normal tout ça. Harmony n'a pas fuit son bourreau mais a décidé de vivre avec, de vivre comme lui, de vivre pour lui. Parce que Lazare est à lui, parce qu'elle est à lui. C'est un lien qu'elle ne détruira pas d'elle-même, elle n'en a pas envie.

Pourtant, si elle est heureuse, ce n'est pas de la joie qu'elle observe dans tes yeux. Alors elle se demande, te demande, sans en être véritablement inquiète.

— Je t'ai blessé ?

Est-ce que tu as mal, Altaïr ?
Est-ce que tu veux mourir ?
Elle ne veut pas que tu meurs, Harmony.
Ne meurs pas.

— Pour me faire pardonner, je demanderai à ton maître de ne pas te punir. Nous sommes amis après tout, et c'est un pouvoir que j'ai.

Sur toi et sur un peu tous les autres esclaves de Valdore. Avec de bonnes négociations et un peu d'argent tout finit toujours par passer.

Après quelques secondes à te contempler elle finit par se relever pour s'approcher tranquillement de toi et s'accroupir à coté de ton fauteuil, en s'y accoudant pour ne pas tomber. Elle lève son regard pour le poser sur toi encore puis dirige vers ta joue son bras qui ne supportait pas sa tête pour la caresser doucement.

Un geste bien trop tendre et sincère après les horreurs qu'elle vient de te déballer, témoin d'une affection qui ne s'est toujours pas envolée.

— Ou je peux te libérer.

D'habitude c'est un choix qu'elle ne laisse pas, mais tu as la chance de ne pas être n'importe qui.

— Non.

Non.
C'est ferme quand ça claque l'air, et Harmony se retrouve démunie. Elle ne comprend pas pourquoi tu refuses son aide, pourquoi tu rejettes sa main, pourquoi tu ne la regardes plus ? Alors tu te lèves et elle met un temps avant de comprendre que tu t'en vas, parce que ce non et les paroles qui ont suivit ont brisé en elle quelque chose qu'elle pensait avoir perdu depuis longtemps. Son humanité.

Tu viens de piétiner les restes de son coeur de verre, celui d'antan dont les miettes à présent la brûlent de l'intérieur. C'est une douleur qui s'insinue lentement à travers chaque pore de sa peau et elle veut hurler.

Ça fait mal.
Ça fait mal.
Ça fait si mal Altaïr pourquoi tu lui fais ça ?

— Altaïr arrête toi !

Et le ton est désespéré quand elle se redresse pour courir se mettre entre toi et cette porte que tu ne franchira pas, se colle dos à celle-ci pour te barrer la route, les bras écartés et le désespoir dans les yeux. Elle ne comprend pas pourquoi tu la saignes à vif. Vous n'étiez pas amis ?

— Alors toi aussi tu vas m'abandonner ?

Après Lazare c'est à ton tour de lui tourner le dos.
Elle n'est pas d'accord, tu sais.
Ce n'est pas juste.

— C'EST TOI QUI A VOULU SAVOIR ALORS POURQUOI TU ME
FAIS ÇA ?!

La voix qui s'écorche à hurler la colère tandis que ses mains viennent empoigner la boucle de ton collier pour attirer ton visage vers le sien et coller vos fronts l'un contre l'autre. Elle avait été si heureuse de te retrouver, tu avais remué ses vieux émois et elle s'était sentie si apaisée malgré tes chaînes. Malgré elle, malgré tout.

— Tu me détestes.

Soufflé tout bas.
T'avais promis.

C'est une douleur qui prend au coeur, aux trippes, qui prend tout déchire sauvagement ce qu'il reste de vous, et si vous aviez prit l'habitude depuis le début de cette discussion de piétiner vos restes sans broncher, là ça la tue.
C'est parce que ça vient de toi que ça la bouffe,
C'est parce qu'elle ne l'accepte pas - tu ne peux pas !
Tu n'as pas ce droit Altaïr et pourtant tu te l'accordes (la pousse)
Ça fait mal (le dos qui cogne)
Ça déchire (son âme)
Ça la tue !
Mais elle ne laisse échapper qu'un couinement étouffé sous le choc de son dos contre le mur, et la porte est dégagée pourtant elle ne se précipite pas (plus) pour la barricader (elle n'en a pas le temps).

Déjà tes doigts sur la poignées et les mots s'envolent.
Vos hurlements ont attirés bien plus vite qu'elle ne l'aurait cru l'objet de sa visite de courtoisie. Le voilà ton maître, grand et fier dont le regard sombre t'assassine d'une colère sourde. Si tu n'étais pas déjà mort de ses propres mains à elle aujourd'hui tu le serais des siennes. Alors l'homme entre et rapidement elle se redresse, fait bonne figure ainsi, droite malgré l'absence de sourire. Il a plus aucun honneur à perdre, car d'apparence tout semble de ta faute.

Tu la détestes. Elle ne pensait pas un jour ressentir autre chose que de l'énervement et une profonde tristesse face à cet aveu. Keira la déteste et Harmony en est très peinée, pourtant lorsque Keira n'est pas gentille elle se met en colère puis tout redevient comme avant. Toi tu la détestes mais elle n'a même pas la force de se mettre en colère, elle en a même arrêté de respirer après que tu l'ais dis.
Elle ne t'en veut même pas.

Tu passes la porte alors qu'il te congédie brusquement et tandis qu'il t'oublie aussitôt pour se concentrer sur elle, Harmony ne peut s'empêcher de glisser quelques mots.

— Ne soyez pas trop dur avec lui, c'est moi qui lui ai demandé de rester. pas ordonné, ça blesserait sa fierté (à lui).

Et tu étais resté.
Alors Harmony observe la porte qui se referme et savoure amèrement une dernière fois les saveurs de ta présence. Ne m'abandonne pas, Altaïr.
Trop tard.

C'est terminé.