Fiancaille.
Le mot lui sonne dur, tu sais.
Le mot lui sonne faux.

Fiancaille. Il n’en a pas l’envie, mais il en a le devoir. Alors Jasper ira. Ira à Malronce, ira représenter Briserune, honorera sa famille, honorera celle de Clovis, parce que c’est ce qu’on lui demande, parce que c’est ce qu’on attend, parce qu’il ne sait pas faire autrement, Jasper, que de combler les attentes des autres.

Il part dans quelques semaines, part pour Roserai, pour rencontrer cette sœur de Clovis, cette princesse qu’on faire immigrer dans le froid. Il ne la connaît pas, ni elle, ni son visage, à peine son nom, mais il a déjà pitié d’elle, Jasper. Briserune quand on est née sur la terre de l'éternel été, en voilà une punition cruelle.

Alors, peut-être par excès de zèle ou peut-être dans le souci de rendre la punition moins dure, Jasper décide d’y mettre un peu du sien. Il ne peut pas promettre de l’aimer. Il ne peut même pas lui promettre le bonheur. Mais il peut promettre de faire tout pour, d’essayer avec la force propre à son peuple. Alors il a écumé les vieilles coutumes pour transmettre quelque chose, sa bonne foi. C’est là qu’il est tombé sur cette ancienne coutume qui consiste à forger soi-même une arme pour son ou sa promise.

C’est pour ça qu’il est venu te voir, ton lord, mais qui n’avais encore jamais mis les pieds à la forge.

— Oui, très certainement. Je souhaiterais forger une dague.

Il le sait, il vient te voir justement parce qu’il a un peu honte. Sa demande, c’est un cadeau. Un cadeau pour elle, le genre de cadeau ancien issues de traditions oubliées, ringardes, diront certains. Mais il a toujours eu une affection particulière pour le passé, Jasper, pour les anciens rites, ces petits gestes affreusement compliqués que la modernité force à oublier. Sauf qu’il ne sait pas tellement comment le prendra son père, tu vois ? Lui, le vassal, lui l’homme dur, dirigiste, l’homme qui veut tout contrôler y compris le cœur de ses fils. Il avait déjà sans doute tout prévu, un plan sagement millimétré, jusque dans la couleur des fleurs qu’il y aura au banquet de noces.

Alors, de façon un peu égoïste, un peu rebelle, Jasper veut construire quelque chose qui viendrait de lui, seulement de lui. Quelque chose qui ne serait ni un ordre, ni le fruit d’une nouvelle manipulation. Jasper vie comme un pion depuis ses premiers cris et vivra sûrement comme tel jusqu’à son dernier souffle. Mais il aime l’idée que, pour elle qui n’a rien demandé, pour elle qui va devoir sacrifier sa vie et sa famille, il peut agir. Alors ce n’est pas grand-chose, il pense même que ce sera foutrement ridicule, mais qu’importe.

— Justement ce que je voudrais forger n’a pas vraiment pour but de blesser qui que ce soit. En fait, il s’agit d’un cadeau de mariage.

Mon cadeau de mariage, mais il encore trop de mal a réalisé.

— Je souhaiterais pouvoir faire honneur aux anciennes traditions et forger une dague à offrir à ma… Promise. Et je souhaiterais faire ça en toute discrétion et sous la tutelle de quelqu’un ayant un sens de l’esthétisme poussé.

Pas un rustre avec son marteau et son enclume qui pensait plus au tranchant de la lame qu'à la beauté de l’objet. Jasper voulait quelque chose de noble, quelque chose de beau. Pour te convaincre, il a même une bourse remplie de dores, quelques économies, parce que cet objet doit venir de lui dans tous les sens du terme, et qu’il était hors de question que son père soupçonne quoi que ce soit de son projet.

— J’ai de quoi vous rémunérer, bien sûr.

Le soulagement se lit sur son visage quand tu acceptes. Il n’avait pas l’intention d’insulter ton art, ni te contraindre ta créativité. Il a toujours un grand respect, tu vois, pour les gens ayant une maîtrise de leurs métiers. Le savoir-faire était quelque chose qu’il avait appris à admirer. Le travail bien fait, ce quelque qui fait la différence entre amateurisme et maître. Dans sa jeunesse, il avait dénigré l’étude des chants, des danses et de la musique, pourtant aujourd’hui, il considère avec respect ceux et celles capables de donner vies via leur voix, leurs corps et leurs instruments. C’était un peu pareil ici. Ce qu’il voulait, c’était un objet art, quelque chose d’unique. Briserune était une nation guerrière où la force était respectée au-delà du reste. Il ne voyait pas offrir autre chose de plus authentique qu’une lame, parce qu’un jouet, un instrument ou tout autre objet n’aurait été que pièce rapportée en comparaison.

Intrigué quand il regarde par-dessus ton épaule, les traits fusés sur le papier et il sait alors qu’il a bien choisi. Tu as les idées, la connaissance, la maîtrise. Il sait que c’est toi et personne d’autre. Avec toi aux commandes, il devient alors persuadé qu’il pourra transmettre un peu de la beauté de briserune. La rassurer elle, qui n’a connu que l’éternel été. Et lui dire, lui montrer, que s'il était désolé de s’imposer à elle, il promet de faire en sorte que ce soit le moins pénible possible, qu’il y a de la beauté ici aussi, qu’il pouvait le la lui montrer.

Puis tombe la question de la nationalité de la dulcinée et il détourne le regard du papier, gêné. Il doit te l’avouer, l’idée de se marier à une princesse de Malronce l’inquiète aussi un peu. Outre le décalage culturel, il a peur, tu vois, que son propre peuple prenne cette alliance comme une trahison, une nouvelle preuve de soumission. Pourtant, il essaye d’y voir des avantages, Jasper, et il en trouve un certain nombre. Se lier au plus haut niveau permet d’avoir un poids supplémentaire sur les terres du roi, avoir un accès à des ressources, des aides que les simples vassaux du nord désespèrent d’avoir. Ce sera pour le mieux, le mieux pour les prochaines générations, l’avenir du pays. Mais Malronce, reste une figure de domination que bien des briseruniens considèrent avec acidité. Pourtant, c’est de sa fiancée dont on parle. Future dame du nord. Et Malronce, Jasper avait encore plus honte de l’avouer, n’était pas aussi despotique qu’il l’avait imaginé petit. Alors c’est un relevant la tête et avec la plus forte des convictions qu’il clame, Jasper.

— De Malronce.

Attends de voir dans ton regard la surprise.
Attends de voir dans ton regard le dégoût.

— Je ne l’ai pas encore rencontrée. Mais, et bien, on me l’a décrite. Si ça peut vous aider… Blonde, le visage avenant et délicat, les traits doux.

La lettre qu’on vous avait envoyée la disait belle, incroyablement belle, une fleur printanière douce et délicate. Il avait eu peur, Jasper, qu’on impose à une telle personne la rudesse de Briserune. Mais elle portait le nom de Vaudreuil et entre les lignes Jasper avait cru lire qu’elle était aussi forte, éclatante, battante.

Comment peut-on rendre hommage à ça ?

Malronce. Peur que ça sonne comme une insulte. Peur que ça sonne comme un travail déshonorant. Une ultime preuve de la soumission qui vous dérange tous tant. Une ultime preuve que Briserune est grande, mais aussi liée à une autre couronne. Et il ne comprend pas, Jasper, pourquoi, c’est tant un problème. Malronce n’empêche pas Briserunne d’exister, de cultiver sa différence et ses traditions. Il ne comprend pas, Jasper, la source de cette discorde, de ce fossé que vous creusez tous, de ce fossé qui finira par l’engloutir lui, sa famille, puis vous par la suite. Mais il est encore trop tôt pour cela. Ici et maintenant, on en est encore qu’au commencement de la tragédie, qu’aux prémisses de la tempête.

Pourtant, tu sembles plus frustrée d’avoir à recommencer ton travail qu’à devoir l’accomplir pour un oppresseur tout désigné. Ce qu’il voit, c’est une transe, le moment où prend vie l’idée où tu donnes forme à ce qui est pour lui un premier pas de paix, une promesse, une garantie de faire au mieux à deux. Il n’a aucune idée, Jasper, de ce que va signifier ton œuvre. Pour lui, pour elle, de ce que cette lame va sceller dans son cœur. Ce que tu dessines, toi si intense dans ta concentration, ce n’est ni plus ni moins qu’une alliance. Celle qu’il a offerte et qu’elle n’a jamais retirée. Ça ne brille pas à son doigt, mais ça a gravé dans le feu et la glace un amour et un désir qui jamais ne s’éteint. Une promesse d’unique qu’il n’ira jamais renier, Jasper, parce qu’il est de ces imbéciles qui donnent sans retenue ni contreparties. Mais là encore, il est trop tôt pour s’en rendre compte. Même quand il lui donnera, il sera encore trop tôt. La puissance de ton art, il le comprendra quand il la verra de nouveau, après tant d’années d’errance, après avoir voulu la rejoindre, après avoir décidé de dédier le reste de ses jours à lui rendre hommage, à bâtir ce monde qui aurait dû être le sien, le leur. Il le comprendra, quand il verra de nouveau cette lame que vous avez forgée ensemble, quand sous lui le monde se dérobera une nouvelle fois parce qu’elle était vivante et que cette fois-ci, il ne la quitterait pas. Il comprendra seulement la grandeur de ton talent que quand il s’enivrera de nouveau de son odeur, quand sous ses yeux, il verra la brûlure, quand elle verra ses cicatrices et qu'aussi laid l’un que l’autre, déformés par des années de haines et de doutes, ils se trouveront magnifiques. Et c’est à cet instant-là, juste à cet instant-là qu’il se dira que tu es le génie qu’il veut près de lui, car tu donnes des formes magnifiques à tout ce que tu construis. À ce moment-là, il se demandera si tu vas bien, il voudra te chercher, te garantir l’asile, te permettre de donner naissance à des beautés de nouveau. Mais il te retrouvera bien différente. Parce qu'à toi aussi, la Maison-Dieu n’a pas fait de cadeaux.

Mais pour le moment, il ne peut être que là à t’entendre. Plus grand, plus lumineux, plus somptueux, plus riche, plus noble. Et il se demande s'il saura rendre justice et honneur à tes ambitions. Lui qui n’a aucune maîtrise, aucune notion. Et quand tu délaisses le papier pour lui mettre dans ses mains un morceau de métal dont même lui comprend la valeur, il te regarde, incertain.

— C’est un métal d’une grande qualité, êtes-vous sûr ?

Sans coup d’essai ? Sans entraînement ? Mais face à ton regard il comprend que plus qu’une commande, ton ambition et volonté sont tout autres. Tu vois en ce projet quelque chose qui le dépasse et le dépassera toujours. Alors il soupire, il n’est pas homme à contredire ceux qui savent mieux que lui.

— Alors vous me guiderez.

Il n’y a aucune once de toute en toi et il se demande, Jasper, d’où peut te venir une telle assurance. Il avait anticipé le refus, il avait anticipé le scepticisme, mais certainement pas la confiance. L’espace d’une seconde, il ne sait pas si tu es folle, passionnée ou oracle. Peut-être un peu des trois. Mais il est trop bien éduqué, Jasper, pour remettre en doute tes plans. Alors il s’empare du lingots, lourd, aussi froid que la terre de Briserune. Une richesse extraite du sol sacrée de la terre qui l’a vu naître, qui verra naître ses enfants. Pourra-t-il modeler une arme aussi exceptionnelle et belle pour convaincre sa dulcinée qu’il existe bien pire vie que celle à ses côtés ? Il l’ignore, Jasper. Mais il se sait persévérant. Il se sait perfectionniste, méticuleux. Le travail ne lui a jamais fait peur, c’est la base même de son existence, sa raison de vivre.

— Que ça dure des jours, des mois ou des années peu m’importe.

Ce ne sera rien de plus qu’une unième tâche à mener à bien. Qu’il soit question de subir le froid ou l’étuve il ira au bout, Jasper. Pas seulement pour une question de fierté, mais aussi pour une question de crédibilité. Un Riegel qui ne va pas au bout des choses peut bien crever la bouche ouverte. Alors c’est le regard franc et droit qu’il répond.

— J’y passerai le temps qu’il faudra.

On ne pourra pas lui reprocher de ne pas s’être investi dans son mariage. Alors sans hésitation qu’il te suit. Prêt à commencer maintenant, prêt à y passer la nuit. Après tout, remettre à demain ce que l’on pouvait commencer aujourd’hui ne faisait pas de sens. Pas chez lui, pas maintenant. Y mettre du sien, c’est aussi prendre ses responsabilités. À défaut de gouverner il fera honneur à son nom. C’est ce qu’on lui a toujours demandé. Alors c’est ce qu’il fera.

— Nous commençons maintenant ?