Mal à l’aise, dans les vêtements d’emprunts que tu as acquis à l’auberge.
Mal à l’aise, de nouveau dans la peau d’un homme.
De nouveau propre, Jasper.
De nouveau humain, Jasper.

L’armure, on l’a laissée entre les mains expertes d’autres, on la quitte pour la première fois depuis trois ans. On marche dans le monde extérieur seulement vêtu de tissu et non plus fer. Comme avant.

Tout te semble à la fois loin et cruellement proche. Tu reconnais les rues. Tu reconnais les maisons. Tu reconnais la silhouette imposante du château de ton enfance, là où l’on a dansé avec Diane, là on a hurlé avec Selena, là on a couru avec Clovis, là on a rit, tant de fois rit. Comme avant.

Incertain, Jasper, tu tripotes tes manches comme pour masquer la moindre parcelle de peau striée de cicatrices. Incertain, Jasper, tu avances aux côtés d’Hector ne sachant pas très bien ce que tu dois faire de ces sentiments qui grouillent, de cette nostalgie vivace, de cette peur de n’être plus chez toi. Comme avant.

On vous a conduit dans des couloirs autrefois familiers et à chaque pas ton cœur bat plus fort. Tu as la gorge nouée, des mains aujourd’hui imposantes, mais toujours tremblantes. Le roi veut te voir. Le Palais est à la fois oxygène et poison. Tu étais là, avant. Tu es là aujourd’hui. Plus tout à fait le même. Peut-être trop changé pour avoir le droit de rester. Tu avais redouté Malronce tout ce temps de peur d’y perdre ton dernier foyer. Tu avais fui Roserai et sa cour de peur de t’y voir étranger. Et là, devant cette porte, tu pries les arcanes, pries la maison-dieu, pries les morts une dernière fois. On vous fait entrer, comme le veut la tradition, tu tombes au sol. On ne pose pas son regard sur un roi sans y être invité avant. Il n’y a plus que le bruit sourd de ton cœur qui tambourine. Tu laisses à Hector le soin de t’introduire. Tu n’as ni croisé le visage, ni la voix de ce roi qui t’invite ici. Comme avant

Quand c’est à ton tour de renouveler la présentation, tu annonces d’une voix tendue.

— Votre Majesté, pardonnez-moi de me présenter à vous ainsi. Vous avez désiré me rencontrer, c’est avec honneur et reconnaissance que je réponds.

Il parle.
Et ta gorge se serre de nouveau.
Il parle.
Avec sa voix.
Comme avant.

Frère. Le mot claque, autrefois si doux, gage d’une affection et d’un respect commun. Aujourd’hui, la fraternité s’est habillée de reproche et de violence. Elle t’écrase le cœur, t’irrite la gorge. Frère. Presque une insulte sur sa langue, tu as l’impression.

Quand tu as le courage de relever la tête et de croiser son regard, c’est un roi que tu vois. Clovis avait toujours eu, te semble-t-il, cette force particulière, cette aura propre aux seconds fils, ceux qui sont toujours en retrait, mais ceux qui portent à la fois le poids de l’exigence et de la soumission. Sa couronne, il la porte avec une dignité admirable, mais tu y vois un poids douloureux à assumer. Cette couronne, elle symbolise l’héritage de toute une dynastie, elle est la fierté et l’hommage qu’on rend à tous ceux qu’ils ne sont plus là. Elle est aussi ce qui nous rattache à une réalité que des enfants comme vous, tu le comprends à présent, ne sont pas capable d’encaisser.

Une réalité où elle n’est plus là. Une réalité où Iphigénie ne rit plus. Une réalité où Prudence ne sourit plus. Vous aviez toujours été reflet l’un de l’autre. Des frères miroirs, né à la même place, soumis au même destin, tous les deux désormais orphelins.

— Je vous remercie, votre Majesté.

Tu affrontes son regard l’espace d’une seconde. Il est injuste, mais tu ne peux lui en vouloir. Toi aussi, tu t’es haï. Haï d’avoir échoué. Il ne s’est pas passé une seconde depuis Brave, depuis Antigone, sans l’avoir en permanence dans tes pensées. Si tu avais essayé plus fort ? Si tu avais pactisé avec Sombrelune ? Si. Si. Si. Mais Diane était morte. Iphigénie était morte. Prudence était morte. Les si ne ramèneront personne à la vie. Tu avais choisi de lui rester chaste et fidèle comme pour te faire pardonner de n’avoir pas pu arriver à temps, comme pour te faire pardonner de n’avoir pas pu, à défaut de la sauver, mourir à ses côtés. Tu ne feras pas l'affront à Clovis de lui dire que tu la regrettes. Il le sait. Et ta souffrance ne lui apportera rien. Vos deuils respectifs se portent jusqu’au bout de vos ongles. Clovis le sait. Clovis a toujours été le plus intelligent de vous deux.

— La dame de Blanchefeuille sait que je suis encore en vie, votre Majesté. Elle et probablement la Gouverneur de Grandvent, mais le secret est de mise et sous bonne garde.

Du moins le pensais-tu.

— Pour ce qui est de Briserune… Ceux à qui je me suis dévoilé ne sont plus là pour en parler.

Le regarde, l’air de dire, que tu n’avais pas rien fait ces trois dernières années.

— La seule exception est un jeune adolescent du nom de Valerian Frost.

Ton seul écart de conduite.
Frère. Tu as toi aussi envie de laisser le mot interdit s’échapper d’entre tes lèvres. Car malgré l’injure qu’il est pour Clovis, malgré la rancœur qu’il peut te vouer... Mon frère, tu m’as tant manqué.

Tu es le bienvenu, mais pas suffisamment pour dormir entre les mêmes murs que lui. Ce soir, c’est ta chambre d’auberge que tu vas regagner. Tu encaisses la nouvelle, Jasper, car si tu ne t’attendais pas à retrouver Clovis dans des cris de joie, tu ne t’attendais pas non plus à affronter le fossé qu’il semblait vouloir placer entre vous. Et tu te demandes, Jasper, ce qu’il peut bien voir quand il te regarde. Un passé qui le handicape ou une réalité cruelle ?

C’est à ce moment-là qu’Hector intervient. Tu le savais confiant, mais les libertés qu’il se permet de prendre te surprennent. Tu es l’ancien lord d’un tas de ruines et cela faisait longtemps que tu avais abandonné l’ambition de regagner les titres et le confort de ta vie d’avant. Tout n’avait été question que de temps à exploiter pour nettoyer au mieux la perfidie qui s’était emparée d’une partie de ton peuple. Tu voulais porter la responsabilité de rendre justice et de punir ceux qui devaient l’être, c’était là le seul devoir que tu avais conservé de l’époque de Brave : celui d’exécuteur. Aussi, qu’il te malmène, se permette familiarité et dominance avec toi ne t’avaient pas choqué outre mesure. C’était le jeu. Mais Clovis, Clovis n’était pas roi de rien. Clovis avait la dominance sur toutes choses humaines comme matérielle et ton camarade venait d’outrepasser les limites imposées par l’étiquette.

— Nous ne vous avons pas attendu pour avancer en ce sens, Maître Boreas.

Briserune n’avait peut-être été pas prête à la fraternité, mais c’est ce que vous aviez essayé d’initier, il y a bien longtemps déjà, trop longtemps, te semble-t-il. C’est le chemin qu’avaient commencé à tracer vos parents dans l’intimité et les secrets des salles où tout se décide. C’est le chemin sur lequel tu avais choisi de poser le pied. Par fidélité filiale, en premiers lieux, puis par égoïsme par la suite. Parce que c’était à cette place que tu te sentais toi, que tu te sentais libre. À cette place que tu te sentais légitime, respecté et chéri. Non, vous n’aviez pas attendu la sagesse d’un homme droit pour révolutionner le monde. C’était avec toute la force et la naïveté de l’enfance, que vous aviez marché, mais vous l’aviez fait. Aujourd’hui, il n’y a plus ni naïveté, ni enfance. Mais il vous reste la fierté. La fierté, et les souvenirs.

— Il y a plus de trois ans je t’ai juré fidélité, Clovis.

À toi. À ta famille. Ce jour-là. Dans les jardins. Est-ce que tu te souviens ?

— Beaucoup de choses ont changé, depuis, mais pas cela.

Parce qu’on a pris les armes, Clovis. Il y a trois ans, on a pris les armes pour venir se battre. L’on est arrivé trop tard. Alors on prit les armes de nouveau pour se venger et mettre à mal l’ennemi. Avec toute la rage d’un homme mis au pied du mur et toute la fierté du dernier survivant. On a cherché à venger les siens, il est vrai, mais on a cherché à te venger toi. Puis, il y a de cela moins d’un an, quand la vie nous a insultés de nouveau en supprimant la créature pour laquelle on respirait encore, quand on nous a prit ceux qu’on aimait, on a repris les armes plus rageusement encore, Clovis. On a traqué, on a tué, pour venger Iphigénie, Prudence, Diane, toi. On fait des traîtres des sacrifices à votre gloire, à votre repos. On a voulu insulter et blesser Antigone en lui renvoyant chacun de ses fidèles soldats. On a voulu vous apaiser en vous offrant chacun des visages, déformés par la peur et la rage, des fous qui avaient souillé notre chemin.

On était mort depuis longtemps déjà. Mais l’on a continué de marcher et de respirer par fidélité pour toi. Alors non, Clovis, rien n’a changé. L’ennemi que tu vois n’est pas, le garçon dont te souviens n’est plus. L’on pourrait le targuer de bien des noms, l’homme qu'il est devenu, mais il t’a toujours été fidèle dans la mort, il le sera encore de ton vivant.

Alors tu ploies le genou, Jasper, et qu’importe que ce ne soit pas protocolaire, qu’il n’y ait ni scribes pour immortaliser les déclarations, ni témoins pour donner corps et crédibilité à la cérémonie. Qu’importe qu’Hector te reproche de te raccrocher au passé. Qu’importe que Clovis te déteste, au final. Tu as besoin d'obéir. Tu as besoin de ce sens à ta vie. Il serait la voix, tu serais l’épée. Tout cela te va très bien. Puisque Diane n’était plus là. Puisque le bonheur n’était plus là, tu retrouverais le bien-être de la servitude et tu expireras les fautes d’Antigone et de ton peuple en devenant le spectre vengeur. On fera alors renaître le taureau. Et alors tu la retrouveras, dans dix ans, vingt ans, soixante-an, cent ans. Tu la retrouveras là-bas. Le sentiment d’avoir accompli ta mission. Et jour-là, Diane, on sera heureux. Alors attends-nous encore un peu. On couvrira de gloire le frère que tu as chéris plus que tout et on bâtira ce monde que tu as tant voulu voir. Ce sera comme ce cadeau de mariage qu’on n'a jamais pu te faire. Ce sera, son ultime preuve d’amour, à Jasper, l’œuvre de sa vie, une œuvre qui porte ton nom.

— Je ne jure pas fidélité par ambition ou pour mon nom. Je renouvelle seulement mes promesses. Tu étais mon roi hier, Clovis, tu l’es toujours aujourd’hui et tu le seras encore demain. Ma lance et ma vie sont votre, votre Majesté, mon roi.

Que cela te plaise ou non.

Comme un règlement de comptes que tu lui fais. Comme un procès. Il le trouve injuste, si tu savais. Dans ta bouche, il a l’impression d’être un fuyard, un lâche, un désintéressé qui a fui ses responsabilités. Peut-être y avait-il une part de vérité dans tes mots, Clovis, pourtant Jasper ne voit pas les choses ainsi. Il a porté chaque échec à même la peau. Il a tué, par vengeance. Par amour. C’est sa famille qu’on a décimée en premier et c’est la tienne qui est restée immobile. Vassal s’accompagnait aussi de droit auquel ni lui, ni personne n’a pu faire appel. Une partie de lui a envie de laisser la rancœur acide se déverser. Une partie de lui à presque envie d’empoigner ton col, de te soulever de terre pour te faire prendre de la hauteur, te réveiller, te dire “tu n’es pas le plus à plaindre, petit prince”. Mais c’est toi qui portes la couronne, Clovis, et Jasper doute qu’une confrontation directe soit dans votre intérêt à vous deux. Pas maintenant, du moins.

Et puis, tu es vivant. Quand bien même ta main est froide et ta voix glaciale, tu es vivant. Aussi injuste que tu sois, tu es vivant. C’est bien plus qu’il n’espérait, tu sais. Alors il encaissera tes injustices dans les jours et semaines qui viendront. Il acceptera tes reproches le temps qu’il faudra pour que tu digères, pour que tu t’apaises. Il est le servant, toi le roi. C’était déjà comme ça a l’âge des culottes courtes et des sabres en bois. Il espère retrouver l’amitié et la liberté de parole en plus. Il espère pouvoir te confronter en adulte, sans Hector, sans ton conseil ou ton cours autour. Il espère pouvoir te parler d’orphelin à orphelin, de second fils à second fils, de porteur d’héritage à porteur d’héritage. De frère à frère. Parce que paraît-il que c’est ce qu’on était à une époque.

Alors on accueille ton étreinte en silence. Frère. Sonné par ce que ce mot représente. Sonné par ce qu’il ne représente plus pour toi, on pense. Le seul caprice qu’il se permet, Jasper, c’est de te garder près de lui quelques secondes de plus, plus que, ne le requiert l'étiquette. Une étreinte, comme pour prendre conscience que tu es bien là, que tu n’as jamais réellement disparu. Une étreinte, comme pour se dire qu’on a bien fait de survivre, qu’on a bien fait d’échouer à mourir… Comme ce soir-là. Une étreinte. Et quelques mots. Murmurés, les seuls que tu peux partager avec lui sans qu’Hector n’entende. Quelques mots avant d’attendre une occasion d’enfin poser les choses.

— Et j’ai échoué. Tu peux le dire. Mais je n’ai pas rien fait. Quand tu seras prêt je veux que nous parlions. Sans un médiateur ou ton conseil autour.

Dans le regard il peut se lire que nous avons beaucoup de choses à nous dire. Quand le moment sera venu. Quand tu en feras la demande. Pas avant.

L’évocation du conseil te donne un sourire amer. Ils dirigent et ils se sont tous illustrés dans leur incapacité à diriger quoi que ce soit. Un génocide, des décisions mauvaises troublant de par leurs bassesses. Tu aurais beaucoup à dire, là aussi. Mais tu te tais. Tu ne doutes pas que tu aies un jour l’occasion de te mettre la totalité de ce conseil incompétent à dos. Il était grand temps qu’un vrai roi reprenne la main. Depuis que les conseillers et les traîtres jouent aux dirigeants, le monde sombre. Et cela, tu le comprends aujourd’hui, valait aussi pour Briserune et ses rebelles incapables de politique.