C’était sans effusion de sang que tu quittais ta patrie. Cette fois-ci, tu n’avais pas tué. Ta lame n’avait pas transpercé la chaire de Valerian, alors que tu aurais pu, alors que tu aurais dû. Les derniers ordres de ton père avaient été simples : purger Briserune de ses traîtres, rendre la justice des Riegel, celle qui est rendue depuis des générations et des générations sur les terres de glaces. Tu l’avais rendue, cette justice. Tu l’avais tellement rendu qu’elle était devenue un automatisme. Seulement cette fois-ci, tu avais choisi d’épargner. Cette fois-ci, tu avais échoué. Et, le plus étrange dans tout ça, le plus grisant dans tout ça, c’est que tu ne t’en sentais aucunement coupable, aucunement désolé. L’échec n’avait pas le goût terrible des anciennes fois. C’était un échec doux à ton cœur. Désobéir, n’avait jamais été salvateur qu’aujourd’hui.

Tu avais traqué Idriss, cherché ses traces. Valerian n’était plus une cible à abattre. Trop jeune à l’époque des faits. Ses raisons avaient trouvé l’écho nécessaire pour t’épargner ton sens accru du devoir. Valerian était une victime, non un traître. Idriss, cependant, ne trouverait jamais cette même forme de clémence. Adulte, il était. Sûr de lui et de ses actes, il l’était. Mais d’Idriss, tu n’avais trouvé nulle trace et tu n’avais pas encore le cœur assez solide pour rester sur tes anciennes terres sans devenir mélancolique. Il te fallait quitter la brise pour gagner les vents plus chauds de Malronce. Après, tu irais vers Belorge, peut-être même Ambrive. Les meilleures informations venaient d’Ambrive et de son marché noir. Quand bien même son existence te révulsait, tu ne pouvais nier son utilité à ta quête.

C’est alors que tu passes les portes d’Archenoire et la frontière que tu croises sa route. Hector. Ancien guerrier. Ancien maître d’armes aussi. Figure nostalgique d’un temps qui n’est plus et ne sera sans doute plus. Hector O. Boreas. Un des rares visages amicaux qu’il te reste ici-bas.

— C’est que vous passez votre vie à la frontière, Maître Boreas.

Tu avais un certain respect pour l’homme qu’il était devenu. Boreas n’avait pas pris les armes, mais il avait tout de même tiré avantage des tragédies qui avaient frappé le pays. Tu en croises beaucoup, de ces briseruniens devenus malronçois. Des victimes, pour la plupart. Victimes d’une fierté désormais enterrée, victime de la soif d’une femme avide désormais morte. Tu n’approuves pas la riposte de Malronce, mais au plus profond de toi, tu la comprends. Tout se rapportait à Antigone. Au final, tout n’était que conséquence de ses actes. Il était plus doux d'accabler l’usurpatrice de tous les maux, que de te mettre à haïr, toi aussi, la patrie de Diane, celle que tu avais finie par, oui, aimer, celle que tu avais acceptée comme devenant une partie de la tienne. Impossible de détester Briserune, alors impossible de détester Malronce. Ça n’aurait pas été honnête. Ça n’aurait pas été digne. L’une comme l’autre, elles t’avaient planté un couteau dans le dos, Jasper. Tu en portais encore les cicatrices.

— Et pourtant la Maison-Dieu seule sait combien de fois j’ai failli y rester.

Tu ne prends plus la peine de tenir les comptes depuis bien longtemps. Entre Brave, l’arrivée jusqu’a Blanchefeuille, la prise de Malronce, la disparition de Diane, sa mort, celle d’Antigone, les risques du métier de mercenaire et les vengeances ordonnées par ton père, voilà un long moment que tu pourrais tout aussi bien être mort. Ce n’est, d’ailleurs, pas l’envie qui manque. Les Vaudreuil n’étaient plus, les Riegel n’étaient plus, les sœurs Caterna étaient probablement mortes elles aussi. Tous ceux qui avaient compté, de près ou de loin, n’étaient plus là. Trop de morts derrière toi, trop peu de vivants encore-là. C’était une solitude que tu peinais à gérer, ton corps vivait parce qu’il le devait, non parce qu’il le voulait. Tu n’avais plus espéré grandes choses de la vie depuis tous ces drames. Juste encore suffisamment de force pour achever le travail, te libérer de ton devoir d'Obéissance et ensuite, ensuite, Jasper, on se laissera mourir. Alors peut-être, qu’enfin, on retrouva les rires d’Alani, le regard froid de père, les chants de mère, l’humour douteux de Selena, le sourire de Clovis, la douceur de Prudence, la rudesse d’Asteria, la chaleur de Diane, les valses de Diane, l’amour de Diane. Diane.

— Briserune est mon pays, mais il me coûte d’avouer qu’y rester trop longtemps m’est pénible. Trop de fantômes, trop de souvenirs. Je n’ai pas pu trouver Idriss Fiercastel, ni lui rendre la monnaie de ses dores. Pour le moment, je n’ai pas encore de plan bien établie. Peut-être traverser le pays pour rejoindre Ambrive, j’aurais sûrement plus de chances de trouver des informations intéressantes là-bas. Et ensuite, eh bien, ensuite, ce sera comme d’habitude. Travail, argent, traque. À croire que ça n’en finira jamais.

Il n’y avait plus de Briserune. Tu serres les poings, une partie de toi refuse d’accepter cette réalité-là. Il n’y avait plus de Briserune, ça revenait à dire qu’il n’y avait plus de patrie à laquelle se rattacher, plus de valeurs à défendre. C’était renier ses ancêtres, son héritage, ses erreurs aussi. C’était à la fois fuir le pire et abandonner le meilleur. Non, le pays était en ruine, déchiré, bafoué, souillé par des traîtres comme Antigone et Idriss. Mais il existait encore. Dans chaque homme, chaque femme, chaque enfant, né sur la glace, mais contraint à l’exil. Tu étais Briserunien avant d’être autre chose, fils de gouverneur, mercenaire, fiancé, meurtrier. Tu avais beaucoup fui, Jasper, mais tu ne fuirais pas la terre sur laquelle tu étais né.

— Notre royaume avait beaucoup à apporter et à donner. Ce n’est que parjure d’avoir de tels propos, cela revient à cracher sur les dépouilles de nos compatriotes. De toutes ses victimes mortes à cause de la folie d’Antigone et de ses hommes.

C’était ta maison. Quand bien même chaque pas que tu y fais aujourd’hui te retourne l’estomac, c’est à Briserune que tu as appris à marcher, à Briserune que tu as appris à rire et à aimer. C’est ici que repose Alani, Père, Mère et lui… Ton frère. C’est ici que reposent tous ces gens pour lesquels tu avais eu un tant soit peu d’affections. Des gens qui ne rient plus désormais. Des gens qui ne sont que cendres. Mais des gens qui aiment leurs patries, bien plus que leur propre vie. Des gens que tu te refuses de trahir, car c’est à ça que ça reviendrait, n’est-ce pas ?

Frustré, Jasper. Un vieux réflexe de fixer le sol en fronçant les sourcils, le même que tu abordais lorsqu’en entraînement Hector te sermonnait, te disait que ce n’était pas assez, que ça ne le serait jamais. Il déconstruit ton combat, il déconstruit ce qui est ta malédiction depuis trois ans maintenant. Il balaye le poids de tes épaules comme-ci ce n’était rien, rejette le regard des morts qui n’ont jamais cessé de te hanter depuis Brave. Ça sonne si simplement dans sa bouche que ça t’en dégoutte. La colère qui monte en même temps que la nausée. Ce picotement caractéristique qui monte à la gorge, le même que tu ressens quand tu as envie de hurler. Le même, tu ressens quand tu as envie de pleurer.

— Ce n’est pas si simple…

Qu’est-ce t’en sait ? Tu as envie de lui crier. Des vagues de sentiments contradictoires qui s'entrechoquent. Culpabilité, colère, lassitude, frustration, peur. La sensation d’être redevenu le petit garçon colérique qui ne supportait pas qu’on le bride. Ce même petit garçon qui voyait Hector comme un ennemi à abattre, son épreuve pour être digne d’être un Riegel, digne d’être toi. Le coup à l’épaule te fait reculer de quelques pas. Tu tentes de contenir, c’est ce que tu as fait depuis toujours, c’est ce qu’on t’a demandé de faire depuis le début. Pourtant, en dedans ça remue. L’eau n’est plus seulement trouble, elle menace de se déchaîner. Et quand il assène le coup de grâce, quand il évoque le serment sacré, celui de protéger son peuple, celui de se battre pour sa dignité, c’est ton ciel qui se déchire et l’orage éclate.

— C’EST JUSTEMENT PARCE QUE JE ME BATS POUR LUI QUE JE ME FORCE À RESPIRER. Craches-tu. Tu présentes ça comme un doux rêve, comme une noble quête, mais qu’est-ce que tu en sais ? Tu veux savoir la vérité ? Tu veux savoir ce que cette magnifique fleur, cette belle pierre est réellement ? C’est un fardeau. C’est une putain de malédiction.

Le souffle court, tu viens de mettre malgré toi les mots sur ce qu’est ta vie depuis Antigone.

— Je rampe. ÉVIDEMMENT QUE JE RAMPE. Tout ça n’a plus rien d’une vie. Il n’y a ni joie, ni espoir, ni avenir. Juste un dernier travail à accomplir, pour leur dignité à eux tous, mon père, ma mère, mon frère, ma sœur, pour tous ces gens qu’Antigone et ses hommes ont tués. Le peuple de Briserune existe et tu n’as aucune idée du poids qu’il représente. Chaque seconde, à chaque pas, je les traîne tous, parce que c’est mon rôle, parce que c’est la putain de mission qu’il a mise sur mes épaules. Comment je suis censé l’ignorer ? Comment je suis censé me relever quand je n’en ai même plus envie ? Tu as peut-être la réponse à cette question, toi qui es si sage ? Toi qui sais mieux que tout le monde ?

Crache sur le sol, le comble de l’insolence, mais tu n’as plus envie de faire grâce à ton éducation, Jasper. La colère est si forte qu’elle trouble déjà ton regard de larmes. Le mélange âcre du sel et du sang sur ton palet.

— Et s'il n’y avait que Briserune, s'il n’y avait que ça. Mais même quand j’ai essayé d’agir, même quand j’ai essayé de prévenir Malronce, de les rejoindre tous, je n’ai pas pu. Antigone est morte, mais Clovis aussi. Diane et ses sœurs sont mortes également. Tu comprends ? La femme qui aurait dû me libérer de tous serments n’est plus là. Le prince à qui j’aurais pu jurer fidélité pour reconstruire Briserune et redonner un foyer à tous ces gens n’est plus là. La femme que j’aimais n’est plus là… Tu veux que je me lève ? Que je vive ? Mais par quel prodige peut-on vivre quand le peuple pour lequel on existe est mort ? Quand les gens pour lesquels on respire sont morts ? Quand le monstre pour lequel on a survécu est mort ? Comment ? As-tu également la réponse à cette question, maître ?  

La gifle, plus que douloureuse, fut le signe implicite que tu avais été entendu. Les mots avaient voyagé, faits leurs nids, éclos. C’était le signe que ton temps de parole était fini, que le sien commençait maintenant. Étrangement, tu ne t’offusques pas du coup. Ce n’était pas le premier, l’éducation de ton père s’étant transmise plus par le biais du corps que des mots. Solide, tu prends ce geste pour le privilège de l’aîné, de celui qui avait le droit de marquer la peau pour faire passer ses idées. Ça avait été ta normalité pendant vingt ans. Aussi surprenant que ça puisse l’être, Hector venait d’agir comme l’ancien gouverneur l’avait fait avant de mourir. Une dernière gifle pour faire taire l’enfant et appeler l’homme à sortir.

Tu relèves la tête, braque ton regard dans le sien. Une provocation. Un signe de respect. Ton regard n’erre plus au sol, on ne fait pas l’affront d’observer ailleurs lorsqu’en face, on vous fait grâce d’une discussion sans mensonge.

— Cela ne fixe rien.

Tu lui concèdes. En vérité, il n’a jamais été question de réparer quoi que ce soit. Peut-être cela l’avait été, les premiers mois, les premières années, quand Antigone vivait, que l’espoir demeurait, qu’on réparait les blessures de Brave en s’abreuvant de la perspective d’un avenir possible où Diane existe, où il y aurait des alliés, une potentielle reconquête. À cette époque, on avait exécuté des missions pour se nourrir, on avait ensuite exécuté les traîtres tout court. Par vengeance, oui, mais aussi par conviction profonde qu’on affaiblirait ainsi l’usurpatrice, qu’on décimerait ses rangs, créerait la peur, rendrait la justice. Puis, Antigone était morte, Diane aussi, et cela avait été comme être tué une seconde fois. Mais cette fois-ci, il n’y avait point de salut, d’espoir auquel se raccrocher. La lumière avait disparu, ce fut alors une nuit sans lune, le poids des étoiles désormais trop nombreuses dans les cieux. Et à ce moment-là, il n’y avait plus de reconquêtes possible, d’envie de se battre. Tu étais seul. Et cela constituait une réalité que tu n’avais pas la force d’assumer. Alors on avait erré. On avait continué de rayer les noms sur la liste. Par vengeance, oui, mais aussi et surtout par devoir. Comme un pantin.

Lui aussi avait eu son lot de drame et de morts. Lui aussi avait du sang sur les mains. Pourtant, tu ne t’en émeus pas. C’était cruel. C’était tragique. Mais c’était votre lot à tous, survivants. On n’avance pas en ce monde sans douleur. Dans un sens, ce n’était ni sa pitié, ni sa compréhension que tu avais cherchée. Il s’agissait juste d’un besoin sourd, égoïste, d’enfin hurler, d’enfin se plaindre à voix haute, car c’était trop.

Tue le garçon. Deviens un homme. C’était sûrement le sens premier de l’ordre donné par ton père. Seulement, cet ordre t’avait enfermé, étouffé et au final sauvé. Car quand il s’est mis à ne plus rien exister, cet ordre avait été le seul élément tangible auquel te lier. Avais-tu le droit de tourner des talons. Avais-tu le droit d’arrêter de marcher seul ?

— Tu me suggères de rejoindre Roserai ?

Oh, tu avais caressé l’idée plus d’une fois. Retrouver Malronce, retrouver les jardins de ton enfance, ces pièces, rues, couloirs, débordant des souvenirs d’avant. Des rires de Clovis et Selena, des chants de Diane, des notes de piano de Prudence. Mais te restait-il seulement encore un allié entre ces murs ?

— Tu as parlé de destruction, et il serait malhonnête de ma part de ne pas reconnaître que c’est exactement ce que je fais depuis la mort d’Antigone. Je le fais, parce que j’ai toujours pensé que c’était, là, la seule chose que je pouvais faire pour mon peuple. Traquer et éliminer les derniers traîtres, laver l’honneur du pays, puis ensuite mourir. C’était mon projet. Mais tu me soutiens qu’il existe une autre possibilité.

Et tu ne sais pas, Jasper, si elle est une autre trahison envers les morts que tu dois honorer, ou ta dernière tentative pour essayer de vivre. As-tu seulement le droit d’essayer ?

— Je n’ai jamais envisagé, que je puisse avoir le droit, ou même les moyens, d’essayer cette autre possibilité.

Et tu tournes bride, Jasper.

— Mon père disait beaucoup de choses, notamment que la raison de mon existence était l'obéissance et qu’il me fallait purger Briserune de sa folie pour le venger. Je m’y suis employé. Je n’en tire aucune joie. Et tu oses demander. Est-ce que tuer l’enfant nécessite de m’affranchir de ses paroles ? Et, auquel cas, laissera-t-on à l’homme la possibilité de construire quoi que ce soit ?

Dans cette réalité trouble où, de vous tous, ne restaient que les souvenirs de vos rires et vos jeux.

Vivre pour toi, voilà un concept curieux. Ce n’était pas ce que l’ont t’avais appris, ce que l’ont t’avait enseigné sur les bancs de Brave, toutes ces longues heures à parler de devoir, de guerre, de cette vie à sacrifier au nom du père, au nom du pays. Si tu avais été une de ces pièces de bois qui servaient aux simulations de batailles, tu n’aurais jamais été le roi. Un pion, tout au plus, car tout, dans cette existence, pouvait être résumé à l'obéissance. Il t’est arrivé de t’approprier les missions qu’on te donnait, de trouver le bonheur dans les tâches que tu accomplissais. En obéissant, tu avais eu la chance de tomber amoureux, d’aimer sincèrement. Mais jamais, au grand jamais, tu n’avais jamais agi par toi-même. Et tu rends compte, Jasper, qu’il n’y avait pas aussi grand mystère que celui de savoir ce que tu voulais.

Il n’avait jamais été question de “je”, mais toujours question de “nous”. Le futur, depuis Brave, depuis les Vaudreuil, n’était plus qu’une idée floue, inaccessible, un horizon trop lointain et plongé dans le brouillard pour être vu. Pourtant, il te présente ce futur comme la chose la plus normale au monde, comme-ci quelque chose t’attendait, comme-ci la vieillesse t’attendait. Le poids des morts est grand, celui de passé également. Chacun des spectres de ton enfance et ton adolescence te hante, te manque. Tu brûles de les revoir, tous, de les sentir de nouveau, tous. C’était dans cet espoir fou de trouver la paix dans les cieux, avec eux, que tu avais pressé le pas vers Brave, pour traquer Idriss, pour faire ce que tu n’avais pas su faire la première fois. Le tuer, l’abattre, et ainsi laver Briserune de sa dernière brebis galeuse.

Au final, si, il n’avait jamais été question que d’un “je”. D’un “je” égoïste, insufflé par la voix d’un père déjà mort avant d’avoir pu se battre. Survivre, non vivre. Le venger, sans jamais préciser qui de lui ou du peuple appelait à ta justice. Purger Briserune de sa folie, mais pas la reconstruire. Il ne restait plus rien, pourtant, tu étais encore là. Malgré les trop nombreuses fois où la mort t’avait frôlée, la Maison-Dieu n’avait pas accepté ton appel. Elle t’avait laissé, là, seule. Tu l’avais compris comme un refus d’abandon, car le dernier des traîtres n’avait pas encore rejoint sa reine. Tu l’avais compris, comme un encouragement à poursuivre en solitaire. Mais si ce n’était pas le cas ? Et tu te demandes, Jasper, si être le dernier des Riegel n’avait pas un sens, également. Si la Maison-Dieu, avait peut-être une ambition plus grande te concernant.

— Je dois arrêter de vivre pour honorer les morts, car il y a encore des vivants qui doivent être sauvés. C’est cela ?

Un peuple. Autrefois tien. Une nation. Autrefois tienne. Un peuple, aujourd’hui disséminé aux quatre coins du monde et victime de discrimination. Une nation, aujourd’hui en ruine à cause de l’ambition de ses enfants.  

— En voulant obéir, je me suis laissé aveugler et, au final, je n’ai même pas essayé.

Tu souffles ces mots encore incertains de ce qui naît en toi.

— Et… Je dois essayer, parce que je suis encore là. Ce n’est pas une trahison, n’est-ce pas ?

Vivre un peu plus. Se battre un peu plus. Respecter les ordres, mais leur donner aussi un sens. Un sens profitable pour toi, pour eux, pour vous. Car le taureau n’est pas mort. Le taureau vit toujours, et Briserune n’a jamais été aussi grande et belle que quand il faisait trembler la terre sous ses sabots.

— J’ai déjà engagé ma vie et mon honneur auprès d’un peuple.

Tu t’étais enfin éveillé.

— Quels sont vos conseils, maître ?

Touché. Difficile de ne pas s’identifier à cette soif de vengeance qu’il décrit. La soif de vengeance avait été ton quotidien depuis la chute de Brave, depuis la mort des Vaudreuil. Elle n’était pas la même que pour certains briseruniens, mais elle n’en était pas moins vivace. Tu avais haï Antigone, tu avais haï son œuvre, tu avais haï sa mort, bien trop douce à ton goût. Tu t’étais employé à la lui rendre chacun des coups qu’elle avait portés, sans s’en rendre compte, au peuple de Briserune, à son honneur et son devoir en tant que nouvelle Gouverneur. Tu t’étais employé à la châtier à ta façon et à la hauteur de sa trahison. Mais tout ce temps employé à rendre la justice aux défunts avait été un temps que tu n’avais consacré aux vivants. L’idée que Briserune n’existaient plus avait été beaucoup trop ancrée en toi, ces dernières années. Cependant, et avec le recul, cette idée te semblait injuste. Il était clair que certains de tes compatriotes ne voudraient plus jamais entendre parler de leur mère-patrie. Ceux-là étaient libres de refaire leur vie où bon leur semblaient. Mais il y en avait bien d’autres, encore, qui eux pensaient à Briserune avec nostalgie et tristesse. Ceux-là, avaient le droit de retrouver le pays qu’il affectionnait. Le gouverneur représente son peuple, mais le peuple ne représentera jamais le gouverneur. Antigone avait trahi ses serments, mais aucun briseruniens n’avaient à payer pour cela. Seuls les traîtres, seuls ceux qui ont embrassé la cause de la démone méritaient de payer. Mais cela ne représentait qu’une partie du peuple. Les autres, les oubliés, voilà les personnes pour lesquelles il te fallait lutter.

— Je me permets d’être un peu plus optimiste. Une partie du peuple de Briserune à commis l’impardonnable en trahissant ses vœux, mais cela ne représente qu’un groupe d’individus. Beaucoup de no… Mes compatriotes, se sont retrouvé sur les routes, traités en apatrides à cause de l’ambition de quelques-uns. Je trouve injuste que ces gens ne puissent pas avoir le droit de retourner à leurs anciennes vies, sur les terres qui les ont vues naître.

Ils étaient les victimes, les dommages collatéraux d’un conflit dont personne n’avait mesuré les conséquences. Poussé à fuir, parce que les grands de ce monde avaient choisi de punir la totalité du troupeau pour la faute de quelques brebis mal-lunées. Tu comprenais la réponse de Malronce. Étant donné les crimes d’Antigone et de son parti, elle était la seule possible. Mais tu condamnais qu’on ait puni tous ces civils et anonymes qui n’avaient rien demandé. Tous ces gens qui n’ont eu d’autres choix que de suivre le mouvement. Ces gens-là avaient tout perdu, famille, patrie, situation. Ces gens-là avaient probablement connu un véritable enfer depuis la répression. Ces gens-là méritaient qu’on les aide.

— Je ne peux pas dire que je ne suis pas sceptique quant à notre capacité à totalement pardonner et avancer. Je pense en être un bon exemple. Le litige est grand et récent. Mais je pense que nous pouvons essayer.

Que je peux essayer.

— Je ne pardonne pas aux traîtres, mais j’ai foi en mon peuple. Si nous avons été capables du pire, nous pouvons aussi être capables du meilleur. Après tout, chaque tir que tu ne tentes pas est dans tous les cas ratés, n’est-ce pas ?

Roserai, donc. Tu tournes malgré toi ton regard en direction du sud. Roserai. Cela va donc faire 3 ans. Tu te demandes à quel point la ville à changer, si ses odeurs ne sont plus les mêmes, si ses chants sont désormais différents. Roserai. Tu avais évité avec grand soin la capitale. Trop de souvenirs. Trop d'appréhensions. Un sentiment d'échec beaucoup trop grand au cœur pour oser en franchir les portes. Mais, il fallait vivre, n’est-ce pas ?

— Je n’ai jamais eu l’occasion de fréquenter les tavernes et auberges de la ville, mais j’ai le souvenir d’un nom. À la grosse épée. Il me semble que l’une des sœurs Caterna, à l’époque, m’en avait parlé. Si elle existe toujours, c’est là-bas que je me rendrai.

Son aveu de faiblesse te déstabilise, Jasper. Jamais le maître n’avait montré ce genre de signe, autrefois. C’était peut-être, là, la preuve que les temps avaient changée. Tu n’étais plus cet adolescent à peine sorti de l’enfance. Tu n’étais plus ce jeune lord naïf et à la frustration grandissante d’autrefois. Tu étais un homme. Tu étais humain.

— Notre malédiction à tous.

Mais c’est aussi là, tu crois, ce qui vous rendait beaux, quelque part.