Voilà bien plusieurs jours que la progression culinaire du jeune Hoberault restait en suspens, lamentant ainsi sa propre arrogance face aux mystères ambriverains. Semblable à aucune autre, les richesses du royaume azuré ne faisaient cas des grandes conventions de cuisine. Cette terre bénie tant par la pluie que le soleil donnait naissance à quantité de merveilles introuvables partout ailleurs.

Et c'était bien là le problème. Il avait beau étudier la cuisine locale, sa compréhension n'en restait pas moins superficielle et plus d'une fois était-il resté pantois devant les combinaisons fantasques de ce royaume exotique. Qui plus est, -et il rebutait fortement à l'admettre- la faune aquatique de celle-ci ne comptait guère parmi ses prédilections. Bien qu'il soit aisé de transformer une viande rouge en met extravagant via quelques agréments, il en était tout autre pour la vie aqueuse. Qu'importe ses efforts, le résultat n'escomptait guère ses attentes et parfois même la cuisine commune le surpassait... c'était là une cuisante défaite qui le rendait hargneux par moments.

Eberlué par sa frustration, il avait abandonné les cuisines de Tombe-à-pic pour valdinguer sans but concis. Ses pas le menèrent en dehors la ville, aux portes d'une tour surplombant le précipice qui s'étendait à perte de vue. Les marches froides et massives de l'escalier résonnaient au son de ses chausses cloutés, à la manière d'une horloge mécanique approchant de midi.

Ouvrant les portes de l'observatoire, quel ne fut pas sa surprise de voir une paire d'yeux plongeant sur sa personne. Son regard clair mais vivifiant le scrutait avec une curiosité déstabilisante, bien qu'il ne perçu aucune malice. Se laissant ausculter, il approcha la petite inconnue pour donner réponse à ses soudaines interrogations.

Ses paroles rêveuses étaient distantes, mues par une étrange sensation de flottaison apaisante. Il n'avait guère ressenti pareille émotion depuis l'enfance, où son imagination enfantine l'eut transporté par delà les barrières de sa geôle natale. Le temps d'un instant, une expression mélancolique se dessina sur son visage, avant de l'enfouir prestement derrière son énergie bienveillante.

Tirant une révérence malronçoise, il s'approcha encore de quelques pas afin de reprendre conversation.

Le scintillement ambré de ses iris s'intensifiait à mesure que les questions vibrantes s'écoulaient de cette bouche curieuse. C'était un regard empreint d'innocence et sans malice apparente, mais hélas de ce regard cristallin, une ombre, si infime soit-elle s'en dégageait. Sa présence était si légère que l'attention du petit barghest fut aussitôt reportée sur ses paroles. Admirant ses longs cheveux clairs dansant au gré du vent ambriverain, il pondéra ses pensées devant le barrage d'interrogations qu'il venait de recevoir.

Un contact tiède et engageant enveloppa ses mains le temps d'un instant, le conduisant à un sursaut incontrôlé. Il pouvait entendre son coeur tambouriner furieusement, mais aussi le sourd bruit d'une cacophonie émotionnelle naissant doucement dans le creux du ventre. Poussant tel une ronce noire vers les différents abords de son être, son mal se répandait tel le fiel, lui dérobant à chaque instance un morceau de raison humaine. Etait-elle tiède et douce au contact de sa peau, ou plutôt... N'était-elle pas... tendre et appétissante ? Peut-être bien que...

Il était encore possible que...

Non.

Il en était hors de question.

Lezaleth rétracta ses mains avec une virulence involontaire, étouffant de ce fait cette voix interne criante de vice. Qu'un simple contact inopiné puisse défaire des jours entiers de retenue le laissait sans faute dans une torpeur navrante. Tournant honteusement la tête, il murmura des mots d'excuses devant l'impropreté de sa conduite.

Dans une tentative éperdue de redressement, le cuisinier ferma d'abord ses yeux pour ensuite inspirer une grande bouffée de l'air ambriverain. Semblable à la brise matinale, elle lui emplit ses poumons d'une fraîcheur apaisante.

Reprenant peu à peu son masque d'usage, il parvint même à lui rendre un semblant de sourire radieux tandis qu'il reprit la conversation abruptement interrompue.

Avançant alors près du précipice, le malronçois flamboyant se plaisait à balayer du regard l'immensité nébuleuse s'étendant à ses pieds. Cette sensation flottante devant l'infini lui insuffla une bouffée insoupçonnée de courage, et c'est avec un regard sincère qu'il accepta cette main tendue.

Sans faute de sa part, le regard empreint de béatitude se lisait sur le visage désarçonné de la belle ambriveraine. C'était une interrogation passée sous silence dont il apprécia la discrétion, n'ayant lui-même de toute manière aucunement l'intention de s'épandre envers une parfaite inconnue, si chaleureuse soit-elle. Et pourtant, il ne pouvait s'empêcher de reconnaître en elle une énergie samaritaine dont il ne doutait un instant que son coeur reviendrait à la charge.

Et c'est ainsi que, lâchant le premier jouet venu son attention se voyait accaparée par la prestance culinaire qu'offraient l'alliance d'une avide curiosité à celui du perfectionniste insatisfait. L'oreille tendue, il buvait avec contentement ses paroles consolantes tout en lui caressant du regard, s'interdisant tout autre forme affective. Fendant sa bouche en un large sourire, il riait du jour où l'on dira que le phare d'Ambrive aurait guidé un cuisinier à bon port...

Une douceur mélancolique venait étreindre les paroles du cuisinier tandis que ses pensées se plongeaient dans la mémoire de la défunte conquérante. Sous le joug de la terreur, le deuil froid de Malronce ternissait la beauté des captives Vaudreuil, elles-mêmes restreintes dans leur propre château. Jamais il n'oubliera ces visages autrefois radieux se figer dans le marbre, indifférentes au monde afin d'en supporter la souffrance.

Mais il y avait une autre note à ses paroles, un message qu'il s'adressait à lui-même comme pour se rappeler cet état de fait. Un désir latent rongeait peu à peu la culpabilité de son acte passé, dont le goût d'une chair interdite venait immanquablement lui susurrer l'impardonnable dès l'apparition du moindre des appétits.

Haussant alors les cils d'embarras, le malronçois se surpris de nouveau à ennuyer sa tendre assistante par des sujets bien peu adéquats. Posant alors sa main sur son visage, il ébouriffa ses cheveux d'un rire gêné.

Pourtant loin d'une chasse à l'excuse, une lueur de détermination illuminait désormais le cuisinier. Ses iris pétillantes brûlaient d'une ardeur ainsi renouvelée.

Fixant la table de travail commune, Lezaleth arpentait avec ferveur les divers ingrédients ainsi empilés dans la plus chaotique des manières. Il avait tenté de beurrer, mariner, enfourner et même griller la faune ambriveraine sans jamais trouver un résultat plaisant. Sa conclusion était déjà cimentée par l'approbation de la jeune femme du phare, Opaline, mais son apparition lui vint comme un vent de renouveau. Plutôt que d'en cuisiner comme le ferait un cuisinier malronçois, il adopta une méthode plus... commune, dirait-il. Parcourant les quelques restaurants de Tombe-à-pic dès son retour, il remarqua que le nombre d'habitués mangeaient leur poisson poêlé. Bien qu'odorante, le goût de friture séduisait nobles et paysans sans distinction aucune, bien que sa simplicité l'eut initialement rebuté. Cette fois-ci, le jeune cuisinier décida de tremper une poignée d'éperlans enduits de farine dans une huile de tournesol bouillante durant plusieurs dizaines de minutes. Il répéta le processus plusieurs fois, chacun à des températures différentes pour en déterminer la meilleure cuisson, duquel une flamme forte se révéla bien meilleure. L'huile de tournesol était importée de Belorge, où leurs belles plantations fleurissent sous une bienveillance saisonnière comme il n'en existait nullement ailleurs.

Goûtant ses quelques échantillons, il trouva la texture bonne bien que trop riche et aisément lassante en quantité. Son esprit malronçois lui indiquait qu'une chose manquait, car le plat en était dénudé pour ainsi dire d'ornements. Aussi prit-il en main une poêle pour cette fois y jeter des poivrons fraîchement cueillis, suivis d'une multitude d'épices parmi le safran, le cumin et une pincée de poivre le tout émincé d'ail. Il laissa cuire à feu doux longuement jusqu'à la formation d'un coulis rouge épais qu'il laissa refroidir prestement. Trempant un éperlan frit dans la poivronade, sa première bouchée le ravit d'un sourire qu'il n'eut porté depuis son arrivée à Ambrive. De là, il ne put s'empêcher de rire à gorge déployée devant la simplicité de la solution, la réponse était si évidente qu'il n'en voyait le bout par sa pensée si hautaine. C'était une bien belle leçon que le peuple de l'eau venait apporter à son visiteur, et il conserverait cet humble effort en son coeur à la manière d'un trésor de piraterie. Regardant par la fenêtre, le soleil déjà bien avancé lui indiquait qu'il ne restait guère de temps avant son cher rendez-vous au phare. Emportant avec empressement le fruit de sa soudaine créativité encore chaude, il héla son côcher pour l'instruire de sa destination dans la plus grande des urgences. Il le fallait sous aucun prétexte qu'elle ne goûta son présent froid !!

Les marches du phare lui parurent bien plus lourdes que la fois dernière, et c'était sans compter sur l'habituelle pression qui enserrait son coeur avant une présentation. Mais à contrario des fois précédentes, la source de son angoisse n'était pas la juge de son propre plat, mais lui-même. Pour tout dire, Lezaleth n'avait qu'une confiance très limitée en ce domaine, et n'avait pour seul désir que d'en voir son talent fleurir de nouveau après tant d'échecs successifs. Mais si au mépris de jours entiers à faillir cela restait insuffisant, il déposerait sans doute les armes.

Secouant sa tête, il chassa ses mauvaises pensées avant de pousser la porte du haut du phare de l'épaule, pour y trouver la jeune Opaline. Exactement là où il l'avait laissé. Se croisant du regard, il lui adressa un large sourire d'assurance mais surtout de joie à la vue de cette simple amatrice à la curiosité débordante.

Un vent doux s'en alla caresser le doux visage du cuisinier tandis que son seul juge s'attelait à sa tâche. Vive et fugace, elle engouffra d'avides bouchées le met qu'il lui fut présenté. Comme aspiré par son enthousiasme, il ne pu s'empêcher de sourire devant une débandade digne d'un buffet enfantin. C'était là une étincelle de joie comme il n'en avait plus vu depuis bien longtemps. Une parcelle de gaieté que la reine rouge eu aspiré de son royaume le temps de son court règne, emportant avec elle les quelques mèches blondes qui n'eurent de cesse de chavirer son cœur. Peut-être était-ce là finalement son intention ? Utiliser Opaline comme un placebo dans l'espoir de revivre ces jours heureux en compagnie des sœurs Vaudreuil...

Posant une main sur sa poitrine, il se pencha légèrement avec révérence. C'était chez lui une habitude commune qui suivait toujours l'apport d'un de ses plats. Et celui-ci ne fit guère exception à la règle.

Lezaleth ne mentait pas, bien au contraire. C'était une jeune femme, qu'il hasardait plus jeune encore que lui. Et pourtant, loin de lui était le moindre soupçon quand à leurs secrets respectifs. C'était une femme de goût et rien de moins.

Menant la conversation, il lui parla de son foyer, de la ville mais surtout du château qui employait ses services. Ses voyages ne dérogèrent à la règle, et s'amusa du hasard voulant que chaque rencontre ne l'inspire une nouvelle recette. Tout comme elle, car chaque rencontre comporte un certain but et la leur en est lourde de sens. Ils l'ignorent encore mais si le destin un jour recroise leurs chemins, le carrefour n'en sera probablement pas aussi calme et apaisant.

Et sur un dernier mot d'adieu, le cuisinier royal quitta le phare, pour s'en aller rejoindre ses obligations et ainsi émerveiller ses détracteurs de sa la nouvelle découverte.