« Je sais que vous êtes tous fatigués, mais nous devrions pousser encore un peu. Dans quelques heures à peine nous aurons des lits douillets et des repas chauds ! »

Balerius n’avait jamais été un homme très charismatique. Il était petit, gras, bredouillait souvent et avait tendance à trainer des pieds. Malgré tout, en sa position de chef de caravane, il avait pour devoir de mener ses voyageurs à bon port. Il avait hérité des deux larges wagons composant sa troupe à la mort de son père, et les véhicules se traînaient désormais mollement sur les routes entre Belorge et Grandvent. Aujourd’hui, plus d’une vingtaine de voyageurs composaient le cortège, serrés coudes contre coudes entre les planches de bois. Lui avait été grassement payé pour la route, le petit coffre rempli d’or siégeant fièrement dans le wagon du devant, juste sous ses fesses. Il avait hâte d’arriver à Zéphyr, encaisser son or et s’offrir une longue semaine de vacances remplie de viande, d’alcool et de femmes.

Pour l’instant cependant, son crâne resplendissait au soleil d’une lueur peu ragoûtante, alors que ses voyageurs commençaient à maugréer de la dureté du voyage. C’est qu’il faisait chaud, en réalité, une chaleur étouffante d’été belorgien, presque à confondre avec le plus froid des hivers malronçais -il imaginait du moins, n’aillant jamais mis les pieds dans ce pays de fous furieux.
Il donna un petit coup de coude à la personne à côté de lui.

« Dites donc, je ne vous paie pas à ronfler ! »

Jérôme, l’un des mercenaires engagés pour la protection du convoi, susurra un grognement plaintif.

« Qu’est-ce que vous voulez qui s’passe par ici ? Y’a rien d’autre que des plaines et des arbres. J’peux bien siffler un coup, non ? »

Balerius plissa les lèvres. Il avait raison, Belorge et Grandvent étaient sans doute les deux pays les plus sûrs de Valdore, leur frontière commune encore plus. Mais tout de même, il ne pouvait secouer cette désagréable impression d’être suivi. Ou attendu.

Son impression lui donna raison lorsque quelques minutes plus loin, dans un chemin longeant le bois, un objet tout à fait inattendu lui fait stopper le wagon. Il tira sur les rennes d’un long coup sec en faisant signe à l’autre conducteur de faire de même.

En plein milieu de la route, devant eux, à quelques mètres à peine, était planté un bâton, ou une pique. Au sommet de celle-ci, un objet rond entouré d’un sac noir se tenait immobile, comme la tête d’un sceptre. Les voyageurs commencèrent à maugréer, à demander pourquoi diable s’arrêtait-on ainsi au beau milieu de nulle part quand la promesse d’une pause avait été refusée il y a quelques minutes à peine. Balerius donna un nouveau coup de coude à Jérôme.

« Eh bien ? Allez voir ! lui ordonna le chef de caravane.
-Aller voir quoi ? lui répondit sèchement le mercenaire. Allez-y vous-même.
-Mais je ne vous paye pas à rien faire !
-Vous me payez pour vous protégez des bandits, pas des bâtons sur la route. Allez voir ou contournez-le. »

Mais il ne pouvait pas le contourner, les wagons étaient trop larges, et le fossé trop profond. En grognant, il posa pied à terre, désormais dans un silence de mort. Tous les yeux des voyageurs étaient tournés vers lui, le mercenaire, lui, resombrant plutôt dans sa sieste. Maugréant silencieusement, Balerius se traîna jusqu’au bâton. Mais plus il approchait, plus quelque chose lui chatouillait les narines et lui retournait l’estomac. Une odeur pestilentielle émanait de la pique, un liquide noir coulant le long du bois, d’innombrables mouches tournant autour. Il mit une main devant son visage, comme pour se protéger de l’odeur, et retira le sac sans réfléchir.

Il ne comprit pas tout de suite quand il se trouva nez à nez avec des yeux globuleux à la pupille longue, avec une chevelure blanche et bouclée, avec des naseaux larges et pourrissants. L’odeur soudainement décuplée lui donna une furieuse envie de vomir alors que la tête de mouton empalée sur la pique entra dans le champ de vision du monde entier. Jérôme eut à peine le temps d’ouvrir l’œil au cri de surprise d’une femme avant d’y recevoir une flèche lancée à pleine puissance d'entre les arbres.


Cinq cavaliers surgirent du bois, arcs à la main, cris de guerre à la gorge. Balerius fut le premier à courir en direction des wagons, bien avant même que les voyageurs eux-mêmes ne se mettent à se bousculer en hurlant, tentant désespérément d’être les premiers à en sortir. Les mercenaires, malgré leur pauvre préparation, tentèrent de se battre face aux bandits. Leur vaillant sacrifice offrit cinq misérables secondes aux voyageurs pour se répandre dans la plaine avant d’être encerclés par les cavaliers. Deux civils parvinrent à courir suffisamment vite pour échapper au lasso dressé par les bandits. Leur récompense fut une simple flèche dans le dos.

Balerius, coffre en main, tentait désespérément de courir dans la direction inverse, dans l’espoir que les voyageurs ralentissent suffisamment les bandits pour qu’il puisse disparaître dans la forêt. Son plan, évidemment, ne comptait pas sur le fait que ses attaquants étaient à dos de cheval. Alors que trois des assaillants rassemblaient le groupe de voyageurs à coups de menaces, de rires et de coups de pieds, les deux autres, tels des chats jouant avec une souris, firent courir le chef de la caravane dans tous les sens, coupant son chemin à chaque opportunité.

« Je vous en prie, plaignait-il, aillez pitié, je vous donnerai la moitié de mon or, je ne dirai rien, je ne mentionnerai même pas que je vous ai vu, par pitié-- »

Il fut jeté à plat ventre devant ses voyageurs. Il sentait le regard de ceux qui l’avaient payé pour assurer leur sécurité. Il sentait leur peur, leur colère. Mais il sentait surtout la main qui le souleva à genoux, menton relevé.

« Pitié, par pitié, ayez pitié, je ne dirai rien, je vous jure que je ne dirai rien-- » Il sentait le fer froid contre sa gorge. « TOUT MON OR. JE VOUS DONNERAI TOUT MON OR AYEZ PITIÉ, AYEZ PI-- » Et le monde entier pu voir que tout l’or du monde ne put le sauver, lorsque la dague d’Arpada Batesta lui trancha la gorge d’un mouvement doux et maîtrisé.



L’homme s’effondra au sol dans un gargouillis sinistre, souillant l’herbe de son sang pourpre. Batesta essuya sa dague silencieusement, prenant soin de ne laisser aucune trace. Et en parlant, elle prit soin de regarder chaque voyageur dans le blanc des yeux.

« Mon nom est Lady Arpada. » Elle prit une longue pause, comme pour que le nom fasse une marque indélébile au plus profond de chacun de ses auditeurs. « Je ne suis ni un bandit, ni un coupeur de route. J’ai cependant une excellente proposition à vous faire. Ou bien, un par un, vous vous livrez à mes hommes. » Bourdou fit un petit signe de la main, souriant à ses captif comme à des enfants. Elle pointa le corps de Balerius du bout de sa lame. « Ou bien, un par un, je vous offre le même sort qu’à celui-ci. »

Puis, sans aucune explication, elle dégaina son épée et la planta dans l’herbe, entre le cadavre et le groupe de voyageurs. Elle avait croisé le regard d’une gamine qui lui avait particulièrement plut. Un rictus sinistre se dessina sur ses lèvres.

« Vous serez emmenés à Ambrive. Là-bas, vous serez vendus. Et vous finirez vos vies comme esclaves. Certains serviront de riches nobles. D’autres travailleront dans les mines. Mais vous serez vivants. »

Et dans un mouvement qui paraîtrait suicidaire à tout autre personne, elle leur tourna le dos.

Désormais, ne restait à savoir que s’il y avait quelqu’un de réelle valeur parmi eux.

Batesta laissa échapper un petit rire, audible. Elle avait noté le regard plein de vie et de défiance de la gamine, et elle ne s’était pas trompée. Mais si la petite avait du courage, elle manquait cruellement d’intelligence. Batesta se saisit à nouveau de son épée, petit mouvement de la lame dans l’air, comme pour y dessiner quelque chose. Elle agrippa le pommeau, souleva le fer et fit mine de préparer le coup fatal qui enverra la gamine six pieds sous terre. Elle remarqua surtout le mouvement de recul de plusieurs voyageurs du groupe. Peur ou indignation ?

Mais plutôt que de trancher la chair, elle vient coller la pointe de l’épée sous le menton de la petite. Elle devait avoir quoi, vingt ans à peine ? Peut-être moins. Doucement, sous la menace d’y pénétrer la gorge, elle souleva du fer le visage de la fille pour l'observer.

Si jeune. Si pure. Elle se souvint de quand elle avait ce regard plein de détermination dans les yeux, elle aussi. Il y avait quelque chose qui tremblait à l’intérieur de cet œil enflammé malgré tout. Quelque chose d’inconscient, ou de consciencieusement refoulé.

Batesta feignit une peine de cœur. « Quel regard sévère que celui que tu nous portes, petite. Et qui es-tu pour ainsi porter jugement à notre façon de vivre ? » Elle se décala légèrement, comme pour montrer la plaine où gisaient les deux cadavres, invisibles entre les hautes herbes. « Qui n’ont rien fait ? Et comment peux-tu en être si sûre ? Ils étaient prêts à vous abandonner à votre sort pour fuir. L’un pouvait être un meurtrier, l’autre un voleur. J’ai peut-être sauvé quelqu’un de la misère en mettant fin à leur vie ici et maintenant. » La dominant d’une bonne demi-tête, elle plongea son regard dans celui de la petite. « Qui me dit que je ne rendrais pas un grand service au monde en mettant fin à la tienne ? »

Elle avait ponctué sa question d’un sourire hautain, le genre de sourire de quelqu’un qui prend plaisir à prendre des vies, et à briser ceux qui n’ont rien. Et elle avait grand hâte de savoir si cette jeune fille rigide était solide comme du verre, ou de l’acier.

Elle resta quelques instants sans bouger, parfaitement immobile. Pendant de longues secondes, lame sous la gorge de la petite, elle pouvait sentir la tension grandir dans le cœur des otages. Certains se pétrifiaient et se ramassaient, d’autres au contraire devenaient de plus en plus agités. Il y avait quelque chose qui lui plaisait chez cette gamine, bien qu’elle ne puisse pas encore mettre le doigt sur pourquoi exactement. Après de longues secondes où elle s’attacha à feindre un possible mouvement sec pouvant mettre fin à la vie de la jeune fille, Batesta finit par retirer la lame de sa gorge.

« En effet, parler des morts ne changera rien. » Elle se saisit du poignet de la fille et la tira vers elle, la retourna face aux otages et lui passa le bras autour de la gorge, commençant à l’étrangler. « Parlons des vivants. »

Elle serrait son cou suffisamment fort pour lui couper le souffle, mais suffisamment doucement pour ne pas risquer de mettre sa vie en danger. Elle pensa bien à planter ses pieds au sol, prête à réagir si la gamine se découvrait une soudaine force suffisamment surprenante pour se libérer de son joug. Elle augmentait doucement, tout doucement la pression, pour l’étouffer sans la tuer, attendant patiemment qu’elle perde connaissance. Mais que ce soit la jeune fille ou les otages, tous avaient sous les yeux une adulte en train d’étrangler quelqu’un de la manière la plus lente et dure possible. Levant le menton pour éviter les mouvements de défense de l’enfant, elle défia les otages du regard.

« Regardez-la bien. C’est le choix que vous avez décidé d’éviter pour pouvoir vivre votre vie d’esclave. »

Les mots avaient été crachés avec un tel dédain qu’un homme, immédiatement, se leva, maladroitement, pour lui sauter dessus. Il n’avait de toute évidence pas vu Boudou, plus proche qu’il n’en avait l’air, massue à la main. Un coup sec sur la tempe suffit à faire tomber l’homme. Mais deux autres otages, avaient déjà engagé le mouvement pour le suivre, l’une fonçant vers Batesta, l’autre sur l’un des hommes les surveillant. Comme s’ils s’attendaient à cette exacte éventualité, les hommes d’Arpada neutralisèrent les otages sans les tuer. Ils attendirent une seconde ou deux, observant les autres otages avec véhémence. Quand ils virent qu’aucun autre n’osa se lever, ils se tournèrent vers Batesta.
Elle fit un simple oui de la tête, avant de susurrer à l’oreille de la jeune fille, qui se débattant avec de moins en moins de force.

« Vois. Vois ce que t’apporte le courage, petite. »

Et méthodiquement, sauvagement, les quatre hommes exécutèrent les autres otages, alors que la fille, laissant échapper un dernier souffle, perdit connaissance.
Batesta la laissa immédiatement retomber au sol avant de donner ses ordres.

« Mets-la avec les autres. Pas la peine de l’attacher.
-Vous êtes sûre, Mère ? demanda Kurasu.
-Fais ce que je te dis, Fils. Barthu, Bourdou, les cadavres dans l’autre wagon. Brûlez-le. »

Et quelques minutes plus tard, les cinq bandits disparaissaient dans la plaine, ne laissant derrière eux que l’odeur du sang et de la chair calcinée.

Ils s’arrêtèrent quelques heures plus tard, dans une vallée, à mi-chemin entre Haut-Chant et Souffleroc, loin de toute habitation, pour y poser leur camp. Le soleil se couchait à l’horizon, rendant la température plus clémente et le ciel plus coloré. Un feu de camp avait été érigé, l’un des otages s’était éveillé. On lui avait expliqué la situation. S’il tentait quoique ce soit de similaire à tout à l’heure, il serait abattu sans sommation. S’il coopérait, on lui détacherait les pieds et le nourrirait. Quand il apprit que la jeune fille était en vie, il accepta. On lui offrit du pain et du lait, ainsi qu’à la femme qui ouvrit l’œil quelques minutes plus tard.

Installée seule face au feu, tout près de l’entrée de la yourte, Batesta attendait. Elle avait posé son casque à côté d'elle et observait d’un œil vide le lait bouillir doucement dans le wok, remuant la mixture à l’aide d’une cuillère de bois d’un mouvement las. D’une oreille, elle écoutait Bourdou raconter aux otages comment, d’après lui, il avait tenu tête seul face à vingt malronçais pendant la guerre, une histoire jamais confirmée par qui que ce soit d’autre. Dans la yourte gisait le corps de la jeune fille, allongée dans son lit. Elle se doutait qu’il n’était plus qu’une question de temps avant que la gamine ne se réveille, et ainsi elle continuait de remuer le lait, sans un mot. Une douce brise vint remuer ses cheveux, et elle leva la tête pour s’imprégner de l'air délicat caressant son visage.

La nuit allait être chaude.

Le son des peaux écartées laissant le chemin à la jeune fille signala à Batesta que son invitée était réveillée. Elle ne dit rien cependant. Elle laissa la gamine s’échauffer d’une voix rauque, ne lui offrant rien d’autre qu’un regard éteint. Le petit groupe d’hommes et d’otages était tombé dans le silence complet, et observait la scène. Une fois l’enfant terminée, seul le bruit d’un faucon de prairie hurlant au loin, mêlé à la mastication des chevaux et au crissement de l’herbe sous le vent pouvait se faire entendre.
Batesta tapa de sa cuillère le bord du wok, puis désigna un tabouret vide près du feu, non loin du sien.

« Le thé est prêt. Assieds-toi. »

Elle parlait doucement, d'un ton presque amadoué en comparaison avec les piques autoritaires dont elle faisait usage quelques heures plus tôt. Le voile commençait à tomber.
Barthu vint emplir une calebasse molle du liquide blanchâtre et rejoignit rapidement le groupe d’otages, les trois civils les yeux désormais rivés sur la petite, comme pour s’assurer qu’elle allait bien.

Batesta se saisit d’une coupe en bois et la remplit du liquide brûlant avec minutie. « Je t’ai laissé la vie sauve… » Malgré tout, elle en fit déborder un petit peu, et changea rapidement de main, secouant celle qui était entrée au contact du lait pour la refroidir. « …pour que nous puissions parler. » Elle tendit la coupe à la jeune fille. « Ton nom ? »

Batesta attrapa une assiette remplie de biscuits et la laissa tomber entre elle et la jeune fille. Elle s’en saisit d’un et le trempa dans son thé.

« De toi, Kara. » Elle croqua dans le biscuit à pleines dents. « J’ai remarqué que tu ne venais pas d’ici. J’aimerais savoir qui tu es. » Elle avait à peine fini de dévorer son biscuit qu’elle s’en saisit immédiatement d’un autre, le consumant avec tout autant d’appétit. « Vois-tu, je en quête de quelque chose de très particulier. Et pour y parvenir, j’ai besoin de gens de confiance. De gens qui ne risquent pas de s'amoindrir ou d’abandonner. De gens courageux. »

Et sur ces mots, elle dévisagea la petite en levant les sourcils, pour ne pas avoir à dire Des gens comme toi.

Mais le message, comme à son habitude, était clair comme de l'eau de roche.

Elle posa la coupe à ses pieds, s’essuya la trace blanche au bord des lèvres du bout du doigt. Elle se mit à observer le creux de sa main. Ce qu’elle recherchait ? Son regard vide s’éteignit, soudainement, laissant place à une violence nouvelle au fond de son œil. Ce qu’elle voulait ne s’expliquait pas avec des mots. C’était quelque chose de bien plus grand, de bien plus grave, de bien plus terrible que des mots. Comme pour y saisir cette chose inconstante, elle referma le poing, le serra si fort que son bras entier en trembla. Et le regard qu’elle offrit à l’enfant exultait désormais une faim, une aura dévorante et sanguinaire. Ses lèvres s’étirèrent en un rictus mauvais, comme celui du démon qui s’apprête à prendre place au sein du nouveau monde. Colorée par le soleil couchant, sa peau était désormais sombre, comme peinte avec le sang.

« Pas comme moi… » Ses yeux étaient grands ouverts, presque écarquillés. « Nous sommes plus similaires que tu ne le penses, petite.
« Tu veux juste vivre ? » Et lentement, elle allongea le bras pour saisir le poignet de Kara, et le serra dangereusement fort au sein de sa main. Elle pouvait sentir la peau de porcelaine se comprimer sous ses doigts. Elle tira l’enfant un peu plus proche d’elle, et parla d’un ton clair, direct, silencieux, comme la confidence d’une vérité universelle.
« Le monde te brisera. Il te frappera jusqu’à ce qu’il ne reste rien de toi. Tu te battras pour rester toi-même, et tu perdras. Et quand tu ne seras plus rien qu’une carcasse vide, tu te souviendras de ces mots que tu as prononcés aujourd’hui, et à quel point tu avais tort. »

Et quand elle parlait, elle serrait le bras de la gamine, de plus en plus fort, sans montrer signe de s’arrêter.

Pas comme vous, avait-elle dit.

Ironique.

J’étais pourtant exactement comme toi.

Si vous avez échoué à rester vous-même…

Comment osait-elle.

Batesta se leva de son siège, dressée comme un piquet. Sans la lâcher, elle poussa la petite en arrière, hors de son siège, et la saisit à la gorge. Si aucun mot ne sortait de sa bouche, ses yeux hurlaient ses paroles dans une rage silencieuse.

J’aurais pu te briser le cou. J’aurais pu te tuer.

L’un des otages se leva, mais Almut le découragea de toute action irréfléchie en plaçant la pointe de sa lame sur son ventre. Il fit non de la tête. Personne n’osa bouger. Cette fois, Lady Arpada tenait vraiment l’enfant entre ses doigts. Et le poignet n’était plus la seule chose qu’elle comptait briser.

À la place, je t’ai laissé vivre. Je t’ai donné une chance.

Elle soulevait presque Kara du sol, elle sentait sa gorge se contracter sous ses phalanges, ses glapissements pour tenter de respirer.

Tu te crois si supérieure à moi, c’est ça ? Tu penses détenir la vérité, du haut de tes vingt ans ?

Elle l’avait vu dans ses yeux, elle avait vu comme elle l’avait regardé, avec mépris, comme si Batesta n’était rien d’autre qu’un chien enragé, qui mord et aboie par plaisir.

Tu crois que j’ai fait tout ça par plaisir ? Tu crois que je suis devenue qui je suis par choix ? Tu crois que je ne me suis pas battue pour vivre, comme tu te bats maintenant sous mes doigts ?

Elle serrait de plus en plus fort. Elle sentait l’ironie de la situation, d’avoir étouffé la petite quelques heures plus tôt pour la sauver, pour seulement la tuer de la même manière maintenant. Mais c’était tant pis pour elle. Elle s’était jurée. Elle s’était jurée que plus jamais elle ne laisserait qui que ce soit, quoique ce soit la regarder de haut, avec mépris. Rien. Personne. Car c’était elle, Batesta Foudrevent, qui méritait de vivre, qui méritait de tenir debout au milieu des décombres.

J’étais comme toi, tu comprends, ça ?

Pleine d’espoir pour la vie. Pleine d’attente. Elle avait passé toute sa vie avec des étoiles dans les yeux à l’idée de devenir un exemple pour les autres. Un exemple personnel. Un exemple moral. D’être comme elle.

J’étais comme toi. Je voulais être sûre de moi, prête à tenir tête au monde, prête à rester juste. Je voulais être comme toi. JE VOULAIS ÊTRE COMME TOI.

Batesta lâcha sa gorge, soudainement. Elle la laissa tomber lourdement au sol, hoquetant, cherchant l’air dans ses poumons.
Elle devrait la tuer. L’écorcher, placer sa tête à l’entrée de Colza, pour que tous puissent voir ce qui attendait ceux qui osaient la regarder de haut.
Elle sentait son cœur battre, pourtant. Comme un vide au ventre. Sa respiration était lourde, il lui fallait serrer les dents pour ne pas trembler. Comme pour se la masser, elle tenait la main qui l’avait étranglé. Sa propre gorge était serrée, comme victime de sa propre poigne. À ce moment précis, elle n’était pas Lady Arpada. Elle n’était pas non plus Lady Foudrevent de Briserune. Lorsqu’elle s’était plongée dans le regard terrifié de l’enfant, elle était redevenue Batesta, fille de Baron, oubliée de tous. Et elle sentit un profond dégoût la prendre, à cette réalisation. Elle resta longtemps silencieuse, à observer la jeune enfant se débattre pour respirer.

« Pars. »

Elle se devait de serrer le poing, sans réellement savoir pourquoi.

« PARS, TU ENTENDS ? »

Elle attrapa les vêtements de Kara, la leva, et la jeta en direction des plaines. Il y avait un village, à quelques lieux de là. En courant, elle l’atteindrait avant la nuit noire.

« Si tu reviens… je te tue. »

Ces dernières paroles, prononcées dans un soufflement, tremblaient comme celles d’une enfant apeurée. Elle dégaina sa dague, pour appuyer sa menace.
Il fallait qu’elle parte. Ou elle la tuerait.

Ou elle se tuerait.

Elle regardait l’enfant courir dans un silence de mort.

Le vent couchait les herbes orangées dans la plaine. Le crépitement du feu se faisait plus discret.

« M… Mère ? »

Batesta tourna la tête vers son fils. Elle avait presque oublié qu’il était là, qu’ils étaient tous là. Et ils la regardaient avec incompréhension, comme une intrue. Comme quelqu’un de différent. Elle voyait les regards des otages, de Barthu, Bourdou, et Almut. Ils ne comprendraient pas. Si elle devait leur expliquer, ils ne comprendraient pas. Dans les yeux de Kurasu, son doux Kurasu, elle cru voir comme une lueur d’espoir. Cette lueur d’espoir lui brisa le cœur. Il lui sembla que son fils, dont elle était si fière, croyait retrouver la mère qu’il avait perdu. Quel dommage. Quel dommage, vraiment, qu’elle doive le décevoir ainsi.

Sans dire mot, elle attrapa son arc, posé contre la yourte. Elle attacha la corde et se saisit d’une flèche. Elle voyait le dos de la gamine, en course parfaitement droite, parfaitement à portée. Elle banda son arme, souffla. Il lui suffisait de lâcher la corde, là, maintenant, et elle mettrait fin à la vie de l’enfant, rassurerait ses hommes et pousserait ce souvenir désagréable dans le fond de son esprit.


Elle ne sut jamais vraiment pourquoi elle le fit, mais, très légèrement, comme une erreur mondaine, elle décala son arc très légèrement vers la droite. La flèche, tirée avec force, siffla dans l’air avant de se planter au sol, quelques pas à peine à côté de Kara. Faisant mine de bien faire, elle se saisit d’une autre flèche, et prit tant de temps pour viser, que la petite disparut entre deux hautes herbes, hors de vue et de portée. Batesta débanda son arc dans un grognement de déception.

Kurasu grogna à son tour et avança vers les chevaux. Mais sa mère, d’un signe de main, l’arrêta.

« Laisse. Il fera nuit bientôt. »

Elle se retourna vers les otages, reprenant rapidement son ton autoritaire.

« Elle a eu de la chance. Mais vous, vous n’en aurez aucune. Bourdou, rattache-les. S’ils te donnent le moindre mal, tue-les. »

Le gros homme s’exécuta sans rien dire.

« Mère, pourquoi… » tenta de questionner Kurasu. Mais Batesta avait déjà disparu derrière les peaux de la yourte.

Elle avait besoin de sommeil.

Elle avait besoin d’un long, long sommeil.

Et une fois reposée, elle ne laisserait plus rien se mettre en travers de son chemin.




Le visage de Kara, la défiant, pleine de détermination, résonna dans son esprit.


Jusqu’à la prochaine fois.