C’est que les jours sont longs, si longs quand on est emprisonnée face à un énième cours de magie théorique. C’est que Selena, elle n’a pas la patience pour ces livres, elle n’a jamais compris.
Elle, tout ce qui l’intéresse, c’est l’épée, l’arc, les mains qui se jettent dans le combat et les jetés de sable fourbe.

Mais ce n’est pas aujourd’hui qu’elle peut croiser le fer avec son oncle. Aujourd’hui, c’est le père, celui qu’elle n’aime pas, celui qui crée le gouffre entre les deux jumelles, qui enseigne la magie. Et Selena n’aime pas ça. Elle n’a pas envie. Elle ne veut pas chercher encore une once de fierté dans son regard. Une fierté qu’elle ne trouvera pas.
Alors elle s’enfuit, se glisse hors de la demeure familiale à l’aube, sur la pointe des pieds. On vole l’épée, l’arc, part à cheval quand on allait attraper son col.
Encore une fois, du haut de ses onze ans, Selena fuit pour s’entraîner comme elle le désire. Et jouer. Comme une enfant.

Si la matinée est studieuse, dans les bois qui ne sont pas censés abriter une enfant, l’après midi ne l’est point.
Selena s’est glissée en ville, un grand sourire aux lèvres quand elle croque dans la pomme qu’elle vient d’acheter. Quand on croise le chemin d’un petit brun, la peau hâlée et l’air bien étranger.

Et ça attise la curiosité de l’enfant, évidemment. Elle a laissé épée et arc sur le cheval, là, avec les autres destriers. Elle n’est plus qu’une enfant comme les autres qui cherche à se faire un ami, avec son sourire tout troué par la perte de la grande dent de lait du devant.

– HE ! T’es pas d’ici hein ? Moi c’est Selena ! Tu veux qu’on joue ?

On est franche et droite, le menton un peu trop haut dans la fierté évidente des Caterna, déjà. Mais par delà ce côté trop direct, il y a une envie évidente de jouer.

L’air est tellement malicieux quand elle parcourt les rues, si malicieux quand elle plante les prunelles dans celles de l’autre enfant, un sourire aux lèvres.
Et quand il lui demande pourquoi elle lui parle, elle ne peut que hausser les sourcils, parler avec la franchis des enfants quand les mains se posent sur les hanches avec un sourire plus grand quand le visage approche joyeusement étrange partenaire de jeu qu’elle convoite.

– Parce que j’en avais envie ! Et puis t’es tout seul et moi aussi je suis toute seule, alors autant en profiter, non ?

C’est que Selena, elle veut un ami, hors des murs de la maison, hors des rigidités du monde noble que les chevaliers Caterna connaissent. Et Selena cueille ses amis comme des fleurs entre les pavés de la rue. Qu’importe si leur amitié fane, ils auraient ces souvenirs de jeux entre les dédales des rues. Et dans l’innocence, c’est tout ce qui importe à Selena, sans qu’elle ne se doute de la longue amitié qui viendra peut-être de ce premier contact avec l’étranger. Familière, déjà trop bourrue pour tenir dans une robe de petite fille modèle, elle tend sa main, comme une grande, à l’inconnu, le sourire grandissant encore.

– J’ai dit que moi c’était Selena mais tu m’as pas dit ton prénom ! Du coup je sais pas comment t’appeler, c’est nul pour jouer. Comment tu t’appelles ?

On adopte les manières que l’on souhaite et Selena a décidé depuis longtemps de ne prendre que les règles chaleureuses.
Et elle allait entraîner le garçon pour jouer quand il la surprend de son manque de joie. N’est-il pas comme tous les enfants ? Avide de jeux ? Les sourcils se haussent à nouveau, l’air si surpris qu’elle rit, Selena. Elle rit et prend la main pour entraîner son nouvel ami.

– On peut jouer à plein de jeux ! Mais tu dois en connaître d’où tu viens, non ? Tu sais jouer à te cacher ? Ou aux osselets ? J’en ai pas mais on peut jouer avec des cailloux !

Elle entraîne l’ami tout nouveau, sans lui demander son dû, car dans les jeux, c’est Selena qui dirige, c’est elle qui commande avec un enthousiasme trop grand.
Et le regard brillant de joie, elle cherche les cailloux, n’attend plus que l’enfant n’accepte sa demande pour choisir le jeu. Après tout, les osselets sont bien simples, non ? Et avec les cailloux qu’elle dirait parfaits pour le jeu, l’enfant se tourne vers Lancelot, lui sourit et joue agilement des pièces.

– Je te préviens je vais gagner !

Le sourire ne quitte pas les lèvres. Et oh, peut-être que Lancelot ne le voit pas, mais Selena, c’est l’amitié qu’elle offre, c’est la sincérité, car l’ami, aussi vite fut-il choisi, est apprécié pour ce qu’il est : un ami de passage qui disparaîtra mais qu’elle n’oubliera pas.
Alors elle accueille le nom avec plaisir, serre la main comme les adultes font avant de s’élancer à la recherche du jeu.

Il est bien silencieux, cet enfant, il est bien silencieux et Selena se demande s’il va finir par cesser d’agir comme un adulte.
Alors elle lui sourit et s’apprête à expliquer les règles du jeu, le regard joyeux.

– Alors en fait, si t’as jamais joué je t’explique. En fait tu lances un caillou dans l’air et faut en prendre un par terre avant de ramasser celui qui retombe. Et après tu recommences avec le plus possible dans ta main ! T’as compris ?

Les gestes adroits accompagnent les mots et le sourire ne quitte pas les lèvres quand elle montre fièrement à quel point elle sait bien jouer. Mais la question du garçon la fait s’arrêter, froncer les sourcils. Quel drôle de garçon.

Selena le jauge un instant avant de rire, fort et hilare. Elle ne pensait pas avoir droit à un cadeau. Soupire, elle fait un clin d’oeil à l’ami.

– Si tu perds tu devras… Réflexion, l’enfant mine ne pas savoir que demander -c’est un truc d’adulte ça aussi. M’écrire des lettres ? Ou revenir me voir ! Comme ça on peut être de vrais amis.

Un bras se passe sur les épaules, elle sourit de cet air si malicieux en faisant sauter les cailloux dans sa main.

– On joue du coup ? Trois manches ! Et si tu gagnes tu pourras choisir ce que tu veux sauf mon cheval ! Parce que je l’aime bien. Allez, on joue !!

Impatience enfantine, on s’empresse de lancer les cailloux, récupère le plus de cailloux blanchâtres avec l’énergie de la compétition.

Un caillou.

Deux cailloux.

Selena sourit en les récupérant dans sa paume, sans jamais en manquer un seul. C’est que quand on est bête, être habile est nécessaire.
Elle écoute Lancelot, le regarde avec cette étincelle rieuse dans les pupilles.

– Votre père vous priverait d’une nouvelle amie en vous refusant l’accès à un pigeon ? Je vois que je ne suis pas la seule à avoir un père compliqué !

Soupire, Selena ne joue même plus avec les cailloux tant la victoire est évidente. Elle observe le garçon avec ce sourire de sphinx, ce sourire qui monte jusqu’aux yeux quand elle chuchote.

– Tu sais, j’ai pas vraiment d’amis en dehors de ma soeur. Je veux que tu sois mon vrai ami alors j’espère que tu trouveras une solution pour revenir.

Elle relance le caillou, dernière fois, prends tous les cailloux avant de reprendre celui qui vole, grand sourire, Selena lâche les pierres et tend sa main poussiéreuse, le petit doigt levé sur son poing clos.

– Alors tu dois me le promettre et comme ça, tu reviendras être mon ami. Moi, je promets de venir t’attendre à chaque nouvelle lune ici. Enfin j’essaierai si on me laisse sortir.

Sourire encore, elle ne fait que ça, sourire un peu bêtement, les joues rougies par la joie d’enfin peut-être avoir un ami.

Alors Lance, scelle donc la promesse avant de retourner aux jeux et aux mots d’enfants.

Les yeux roulent dans les orbites quand on voit que le père du nouvel ami est tout aussi stupide que celui de Selena. Alors on a un sourire complice, une main qui se lie à la sienne pendant qu’elle se penche à son oreille.

– Je peux te dire un secret alors ? Mon père pense la même chose que le tien. Alors tu peux dire que tu écris à une fille noble de Malronce. Je te dis pas mon nom, parce que c’est plus drôle comme ça.. Mais un jour, je serai une grande chevalière, tu verras !

Grande sourire quand on ne chuchote plus, quand on a la tête haute et pleine d’espoir. Et quand il sourit tristement en revanche, elle compatit, fait la moue et serre sa main avec sympathie.

– C’est vrai… Et je l’apprécie vraiment mais j’imagine que tu as pas ça toi alors me plaindre c’est pas très gentil. Dis toi qu’au moins on peut être amis maintenant !

Grand sourire à nouveau. Car Selena n’abandonne pas, Selena préfère encore se casser les dents mille fois sur une impasse plutôt qu’abandonner la chance de se faire un ami.
Et quand enfin, la promesse du petit doigt est faite, le sourire est immense. Car c’est une promesse silencieuse qu’importe ce qu’en pense Lancelot. Et Selena attendrait, Lancelot a sa parole.

– Promis, je prendrais des cartes si tu aimes bien, je suis pas très forte mais c’est drôle comme jeu. Ou on pourra faire une course à cheval ! Amène un jeu toi aussi si tu veux. Je serai juste là !

Promesse, douce promesse, Selena éblouit de son sourire car une morne journée est devenue le commencement d’une belle amitié.

Le sourire ne cesse de s'agrandir quand Lancelot vient ainsi renforcer l'amitié naissante en faisant une promesse. Lancelot serait là. Lancelot serait son ami et Selena ne peut que sourire avec toute la joie du monde.

– J'ai hâte d'écouter tes histoires alors ! Et j'espère qu'il y aura le récit de notre amitié. Ca serait beau.

Sourire encore, les promesses pour l'avenir s'accumulent et Selena espère de tout coeur que ces promesses survivront aux années. Elle y croit.

On hoche la tête aux paroles sur le frère, ne sachant que penser de cette fraternité si absente, ce manque d'amour quand Selena partage une telle fusion avec sa soeur. Autant rester silencieuse pour une fois, rester silencieuse pour aborder avec joie le thème des jeux.

Tellement de joie quand Lancelot prévoit d'apprendre. Et Selena prend les mains avec joie et sourire quand elle se joint à ses paroles.

– Moi aussi j'essaierai d'apprendre mieux ! Tu verras !

La prochaine lune, la prochaine année, les années suivantes, Selena attendrait.

Oh Selena arbore toujours ce grand sourire quand Lancelot parle. Et elle hoche la tête avec force quand il promet de belles histoires.

- Je compte sur toi alors !

On espère. Fort, de tout son coeur, que l'amitié survivra au temps. Que Lancelot sera au rendez vous, toujours.

Et elle rit, elle rit franchement quand elle enlace l'ami. La joie de l'enfance, la disparition des responsabilités. Selena se promet de garder cet ami.

- Je te battrai à plat de couture mais essayes donc de me battre ! On se verra Lance, tu verras !

Promis. Viens donc Lancelot, viens.