C’est une tragédie, un acte qu’elle n’a pas vu venir dans l’innocence des beaux jours. Quel insouciance, quelle naïveté qu’est celle de croire que tout ira toujours pour le mieux, que le pire serait la déception dans le regard du père.
Ca ne l’était pas. Le sang a coulé, le sien mais surtout celui de la royauté. Selena est restée incapable. Et ils sont désormais tous morts, des cadavres décharnés abandonnés aux vers. Ou au gouffre ? Comment savoir ce que cette femme a fait d’eux ? Comment savoir ce que ce monstre a fait de Clovis ? Froid ou chaud, le corps n’est plus qu’une coquille. On ne peut vivre sans Clovis, on ne peut vivre avec le déshonneur et le fantôme qui hante déjà les nuits.
Selena l’imagine chaque seconde. Son corps ensanglanté, les yeux vides de vie et l’air accusateur face à ses échecs. Elle ne peut que l’imaginer, que rester les yeux rougis après avoir trop pleuré, chaque nuit quand elle fixe le plafond. La vie a un goût de cendres depuis dix jours.


Dix jours que Selena est pourchassée par des fantômes, dix jours qu’elle sent la culpabilité et la douleur rongée le coeur. La culpabilité car la douleur est celle de ne pas avoir su au moins sauver Clovis. La culpabilité car c’est Clovis et non la famille qu’on a cherché à sauver.
La tête est toujours douloureuse après le coup au crâne mais c’est surtout un rappel au coeur du pire mal qui se propage.
Selena ne mange plus, Selena ne dort plus, Selena ne vit plus. Elle s’évade chaque jour sans un mot, elle ne sait plus l’ouvrir– Pour quoi dire après tout ?
Même à sa soeur, sa moitié, aucun mot n’a été dit. Selena est restée muette depuis le cri qui a été poussé, là, quand elle a eu les mains maculés du sang des Vaudreuil, quand elle n’a pas entendu Clovis, en vie. Il n’y a même pas de tombe, pas même un lieu pour se recueillir. Si ce n’est la chapelle.
Mais en dix jours, Selena y a suffisamment pleuré, suffisamment pour sentir la rage immense gonfler le coeur, le corps, l’âme tout entière. Selena veut la tête d’Antigone.
Alors à quoi bon aller à la chapelle ?
Selena a fui les Caterna, fui le monde au dos de Magda. Tout ça pour manier l’épée, pour affronter des ennemis invisibles, trancher des troncs qui n’ont pas l’once de la force de cette reine qu’elle sait bien trop forte pour elle.

Elle s’épuise, Selena, elle tire sur la corde, s’éteint un peu plus chaque jour de deuil, encore toute du noir porté au couronnement. Et c’est son propre feu qui la consume. Sa propre flamme, sa rage qui allait ronger son corps.
Une branche qui craque, Selena est sur le qui-vive. L’épée ne fend plus l’air sans but, elle fend l’air pour que la pointe tue.
(plus peur de faire couler le sang maintenant que tout est perdu)
Et l’oeil éteint, la rage s’assourdissant, la pointe s’arrête net à la vision de ce cou orné d’améthyste.


Elle le sent. Elle le sent depuis le premier jour, Selena. Que les coeurs s’éloignent, que les âmes s’opposent face à cette reine. Et c’est pour ça que la soeur n’a pas pleuré sur l’épaule, c’est pour ça qu’elle reste immobile, se contente juste de ranger la lame.
(Car jamais Asteria ne lui ferait du mal. Non ?)
Pas un mot ne sort des lèvres sèches– tu n’en as plus à dire, si ce n’est cette question qu’on n’ose pas dire.
Alors Selena reste le regard planté dans le sien, sans un mot, sans un geste. Que dire, que faire, avec ce coeur si lourd et pourtant si creux ?

Il n’y a point de mots. Seuls les souffles saccadés, entrecoupés par les non-dits, fébriles. Car tout est fébrile désormais. Le corps, les lieux, les liens, tout est en équilibre. Un château de cartes face à une tempête.

Comment donc font-elles pour encore tenir cette mascarade ?

C’est comme si les corps se refusent à céder, se refusent à faiblir quand bien même les coeurs hurlent. On le sent, on le sent si facilement quand le silence de la forêt n’est brisé que par les souffles qui se cognent l’un contre l’autre. Des souffles diamétralement opposés. Une qui souffre pour tout et l’autre qui s’inquiète sans l’ombre des maux sur la figure.
C’est à en faire douter Selena, elle qui a pourtant l’habitude de lire les gestes de sa moitié.
(C’est que la mort lui a pris sa vision aiguisée)
Pourtant, Selena y croit. Elle croit en Asteria, car elle n’a plus que ça et sa rage. Le souffle est toujours court, toujours perdu -on cherche l’air pur sans trouver autre chose que la brûlure d’un air aigre. Mais on ne sait plus si c’est à cause de l’effort. Ou à cause des maux ? Selena ne le sait pas. Elle reste juste les bras ballants, le regard perdu par delà l’épaule de sa moitié. Elle est loin, si loin de leur embrassade. Si le corps est contre elle, l’esprit de Selena est bien perdu, bien trop loin. Et le front se contente de se poser contre l’épaule, sans un mot en réponse à ceux d’Asteria.

Que faire quand la vie semble finie sans épée en main ? Il n’y a que la vengeance qui compte désormais. Mais avec Asteria contre elle, rien de tout ça n’est possible. Elle ne peut qu’être faible, que finir par murmurer, éteinte, les premiers mots depuis de longs jours.

– J’ai pas faim. Je veux pas rentrer. ..Mais fais ce que tu veux.

Asteria, empêche ce coeur de tenter l’impossible, car c’est la tête de Selena qui roulera si elle essaye de commettre l’irrémédiable. Fais basculer le coeur. Dans la tristesse brute mais pas dans cette rage aveugle. Le souffle ne se perdra que contre ton coeur, mais pas dans le sang si tu restes.

(Les coeurs sont toujours liés)

Silence.

(Asteria pitié, sauve-moi)

Car Selena n’est plus capable de le sentir, ce coeur.

Que font-elles ? Pourquoi ? Pourquoi tant de douleur ?

On court.

Mais ce soir,
Ce soir, on s’en fout.