La tête est lourde quand les pas portent loin. Lourde de questions, lourde de responsabilité, lourde de stupéfaction. Car si la joie de retrouver Clovis a été flagrante, tout semble bien irréel quand le Roi n’est plus à ses côtés. Ses capacités, l’existence même de Clovis, lui dont elle essayait en vain de faire le deuil. Lui que pendant deux années, elle a tenté de chasser de son esprit.

Alors Selena a marché. Selena ne s’est pas dirigée vers la demeure, non. Selena marche, monte les marches des tours des remparts, la responsabilité de garde royale brûlant les épaules d’un poids nouveau. Et là, au bord du vide, admirant le canyon, elle laisse ses jambes pendre, laisse le cerveau courir trop vite, le regard perdu dans les nuances des roches face à elle.

Comment peut-elle le porter, le poids de cette nouvelle vie ? Car Clovis a bien pardonné ses fautes mais Selena n’oublie pas, non, elle n’oublie pas la faute. Et elle a peur, si peur de faillir à son devoir.


Pourtant, le cœur se réjouit. Il se réjouit d’à nouveau se tenir aux côtés de Clovis, de pouvoir dévouer tout son être à son Roi si précieux. Et perdue sur les pierres pâles, les yeux encore rougis par les larmes, le visage encore marqué par le choc, elle sourit. La vie est tellement surprenante et Selena aimerait  croire à la beauté du futur. Elle réussirait.

Et quand la joie réussit à faire fuir les nuages, c’est Asteria qui brise le silence, Asteria qui pose sa main de gagnante, cette main qui a perdu pour la première fois, sur son épaule. Sourire, le regard mauve observe sa moitié, se réjouit avant de comprendre  l’étrangeté du sourire de la sœur.


Selena ne le sait pas. Alors elle se lève, enlace sa sœur tant aimée. Et là, on sent la crainte, cette crainte quand on est élevées autant comme des sœurs que des ennemies.

Depuis quand leurs joies ne sont plus partagées de tout leur cœur ? Selena ne le sait pas. Est-ce depuis toujours ? Est-ce le destin ? Une malheureuse punition des arcanes ? Ou leur simple ego qui a creusé l’écart, un peu plus chaque année ?

Selena ne le sait pas alors elle serre sa sœur fort, si fort dans ses bras, embrasse sa joue, fébrile sans pouvoir comprendre ce qui assombrit ce moment de joie.

– Aste.. Je voulais te le dire mais j’avais besoin de prendre l’air. Ça va ?


Sourire encore, sourire doux et pourtant si étrange sur les deux visages. Alors Selena se détourne, savoure l’air chaud au bord des remparts, les yeux clos.

– Pour tout te dire, j’ai beau être heureuse, ça fait une drôle de sensation. J’ai tellement imaginé le pire que retrouver Clovis, être promue.. C’est submergeant un peu, tu vois ?

Le nez souffle un rire, elle jette un regard. Amer ? Doux ? Même Selena ne le sait pas.

– J’imagine que ça fait bizarre d’être choisie après tant d’années à la seconde place.

(Asteria, pourquoi cette satisfaction quand je te vole ta place ?)

On ne réalise pas, à quel point les mots sont acerbes, trempés dans l’amertume de toutes ces années à être seconde, l’échec Caterna quand sa soeur brille si fort. On ne s’en rend pas compte, ou peut-être qu’on préfère faire comme si le coeur ne sait pas la piqûre que sont les paroles.

Qu’est-ce que ça fait, Asteria, de goûter la place qu’elle a toujours eu ?

Un sourcil se hausse, Selena fait face à Asteria, a ce sourire qui  nie l’acrimonie quand la main se pose sur l’épaule.

– Aste, c’était une simple remarque et quoi ? Tu goûtes une seule fois à ma place, c’est tout.. C'est si terrible que ça ? Mais merci de ton soutien.

Tu peux la sentir, Asteria, cette pique un peu sous les remerciements. Car Selena, elle aurait aimé avoir ta joie sincère en la voyant se hisser à cette position rêvée, elle qui a toujours été derrière toi.

Et Selena fait de son mieux pour ne pas laisser transparaître l’aigreur dans la gorge, garde ce sourire crispé quand on essaye de maintenir leur amour.
Alors elle prend la main, pleine de douceur, la serre tendrement, sourit à sa soeur, tente d’oublier la rancoeur et murmure, fébrile car on sait déjà quelle sera l’arme qui détruira leur lien et cette fatalité est trop dure à oublier.

– Je t’aime fort Aste, restes toujours à mes côtés et je veux plus qu’on se batte comme cette fois-là. J’aurais dû être plus rationnelle ce jour-là mais…
Rire âcre, la main caresse doucement la joue de cette moitié qu’on chérit tant. Tu me connais, je suis trop sensible, surtout quand il s’agit de Clovis. Pardonne-moi.
Et cesse-donc de rappeler ce passé douloureux. La plaie est encore à vif.

Le bras a glissé sur ses épaules et le sérieux doit disparaître, retrouvons l’amour, retrouvons la douceur alors que Selena glisse son bras dans le dos de sa soeur.

– Oh, tu sais bien que ma vie entière lui était déjà vouée, je compte bien le protéger de toutes mes forces. Tout autant que je souhaite te protéger toi aussi.

Un baiser sur la joue, un sourire tendre, Selena a bien vu qu’elle n’a pas répondu, qu’elle n’a pas dit que tout allait bien. Alors on offre à Asteria ce qu’on sait le mieux faire : des gestes d’affection maladroits quand le coeur hurle, quand on aimerait hurler qu’elle devrait être heureuse de sa promotion, hurler des aigreurs quand enfin, Selena est un peu moins un échec, un peu gagnante, car c’est l’éternelle douleur, son éternel enfer que de sentir l’infériorité face à Asteria.

Selena ne s’attend pas à ça. Elle s’attend à la froideur, au sourire fin et à la tête qui se hoche, peut-être quelques mots durs mais c’est tout. Comme toujours.

Sauf qu’Asteria prend la situation en main, s’éloigne quand Selena aurait voulu la garder proche d’elle. Car la vérité est si dure à entendre, si dure à accepter et voir Asteria si loin est comme la voir hors de sa portée, loin de son coeur.

Pourtant, on sait que c’est la bonne chose à faire. Laisser crier les coeurs pour mieux s’aimer. Sans rancoeur trop lourde à porter.

La gorge est nouée quand on écoute Asteria, le regard ne la lâche pas et le sérieux recouvre les traits soudainement tirés. Pourquoi fallait-il qu’elles se fassent si mal quoi qu’il arrive ?

Soupir, Selena sait que sa moitié a raison, elle le sait. Une main glisse dans les cheveux, le regard se perd dans les vides du canyon où on souhaite soudainement disparaître. Une telle chute la tuerait-elle sur le coup ou souffrirait-elle autant qu’en affrontant sa jumelle ?

– Tu as toujours été la plus rationnelle de nous deux. Je ne sais pas si je dois en être ennuyée ou heureuse d’ailleurs.

Il est dur, si dur de venir planter ses pupilles dans les siennes, d’écouter ses mots et de sentir la dague se planter dans le coeur. La vérité est si douloureuse. Crever l’abcès fait si mal.

Mais Selena sait qu’il faut le faire. Cracher les maux pour guérir la plaie, se sauver de la haine qui enfle. Il fallait détruire les mensonges.
Alors elle articule bien, les mains tremblantes, le regard inquiet plongé dans les yeux verts de sa soeur. Si étrange qu’elles aient ces yeux si différents, de ces couleurs qui sont leur favorites respectivement. Selena porte Asteria dans ses pupilles et Asteria porte Selena dans les siennes. Impossible de se détacher l’une de l’autre et s’en est une preuve.

– C’est dur de dire tout ça. Mais merci de ton honnêteté. Et je te trouve pas monstrueuse Aste, je pourrais jamais te trouver monstrueuse. Pas même quand tu soutenais l’usurpatrice. Je t’ai détestée parfois, c’est vrai. Je te déteste toujours à certains moments aussi, quand tu es là, si glorieuse à me regarder du haut de ta perfection.. Et ça me fait du mal, tu sais ? Parce que je t’aime plus que tout et je me sens vraiment comme la plus vile des personnes quand je te jalouse à ce point.

Soupir à nouveau, Selena peine, Selena perd les mots quand elle cherche à exprimer ce que le coeur a si longtemps caché.

– Je me sens toujours comme une ratée à côté de toi Asteria. Et puis tu es tellement proche de Papa et Maman ! Ca me rend folle, tu sais ? Maman ne nous aime pas, elle nous a regardé nous épuiser toute notre vie et tout ce qu’elle a fait c’est nous dire qu’elle nous aime et laisser son mari nous moduler pour ses propres ambitions. Et papa.. Bon je sais que tu ne l’aimes pas autant que maman mais quand même, pourquoi toujours te ranger de son côté ? Il ne nous a pas suffisamment fait souffrir à ton goût ? Si nous en sommes là, c’est par sa faute. Tout aurait été plus simple si…

Selena passe une main sur son visage, soupire encore, secoue la tête, frustrée et fébrile.

– Ca ne sert à rien d’imaginer ce qu’il aurait pu en être, je sais. Mais ça me fait mal aussi, ça. Te voir être sa préférée, si parfaite. Parfois j’ai l’impression qu’il est plus important que moi à tes yeux, je sais que c’est faux évidemment, mais ça me ronge. Et ça me rend jalouse parce que j’aimerais bien malgré tout qu’il m’estime comme il t’estime.

Les larmes bordent les yeux, c’est dur, si dur de déchirer les mensonges. Alors Selena a pris les mains de sa soeur, rapproché sa moitié de son coeur car la distance fait bien trop peur.

– Le pire, c’est que je sais que tu m’abandonneras jamais. Mais je ne peux qu’imaginer le pire. Qu’arrivera-t-il quand on s’opposera trop ? Comment est ce qu’on pourra surmonter ça ? Quand il n’y aura plus oncle Asharim, si une de nous doit prendre sa place, comment est-ce qu’on fera ? C’est le futur lointain mais je ne peux cesser d’y penser Aste, c’est mon pire cauchemar. Parce que je te laisserai la gloire volontiers mais ça n’empêchera pas mon coeur de se fendre et la jalousie de me dévorer. Et ça me fait terriblement peur, je déteste tous ces sentiments Aste. Moi aussi je veux te suivre jusqu’au bout du monde, même au fond du Gouffre. Mais ça ne m’empêche pas d’avoir peur, tu sais.

On a tant de fois prit les coups en silence. Tant de fois enfoui la peine, que Selena, tu peines à croire cet éclat d'espoir. Pour une fois, rien qu'une fois, les mensonges disparaissent et tu n'as qu'à saisir la main d'Asteria, la saisir et ne plus jamais la lâcher sans dire un seul mot.

Sauf que Selena, non, tu ne peux pas. Tu as la main qui hésite quand elle saisit celle de la moitié, celle qui compte plus que tout et ton souffle tremble quand tu l'attire à tes bras, murmure les peurs au creux de l'oreille qui a tant de fois subi ton courroux dans de grands éclats de voix.

– Et si ils gagnent, Aste ? Si l'honnêteté ne suffit pas à détourner cette hargne qu'ils nous donnent ? J'ai si peur que la vérité ne suffise pas Aste.

Tu mords ta lèvre rageusement, vient cueillir le visage de la moitié tant aimée, tant détestée qu'on pourrait la pousser dans le gouffre sans pouvoir se retenir de plonger à sa suite . C'est la proportion qu'a pris votre amour, Selena, un poison, un miracle, le pansement et la plaie en même temps.
La main caresse doucement la joue, le front se colle au sien quand tu cherches des mots, cherches à reconstruire sur les ruines qui s'accumulent entre elles.

– Je suis désolée pour tout le mal que j'ai pu te faire Aste. Et je veux que ça, qu'on s'aime et se soutienne. Quoi qu'il arrive. Le souffle est court, Selena quand tu murmures. J'espère que tu sais que sans toi, mon monde s'écroule Aste.

Tu ne dis que la vérité, la vérité absolue quand tes lèvres embrassent le front pâle, quand tu souris en t'éloignant pour observer ce visage si familier, ta main dans la sienne, toujours.

– Je te le promets sur les arcanes Aste, on pourra se déchirer autant de fois que la maison dieu le souhaite, jamais je ne t'abandonnerai même si je dois blasphémer pour ça.