La survie a toujours été dans notre sang, Valerian. C’est un héritage qu’on porte depuis la nuit des temps. On a choisi pour foyer les terres inhospitalières du nord, le climat glacial de l’hiver. Le peuple de Briserune semblable à une meute de loups, parce que sans solidarité, il n’y avait pas de lendemain possible, Valerian. C’est dans l’adversité et la difficulté qu’on s'étaient forgés, dans la glace qu’on s’étaient construits. Fiers et forts, le peuple de Briserune. Unie, le peuple de Briserune. Mais avec toi, on avait appris que l’ennemi pouvait être de la même espèce que nous. Avec toi, on avait appris que la traîtrise avait le visage du louveteau.

On avait volontairement excusé tes crimes, Valerian. Par lâcheté. Par fierté. Par dégoût. Par faiblesse, aussi. On avait brandi l’argument de ton âge, des formes rondes de ton visage, pour t’épargner une première fois. Parce qu’on n'était pas cet homme-là, Valerian. On rendait la justice, mais quelle justice pouvait atteindre les traits de l’enfance ? Pourtant enfant, tu ne l’étais plus. Antigone et sa révolution y avaient veillé. Notre père aussi, y avait veillé. Il avait accepté, Jasper, qu’il paie pour ses crimes. Il voulait, Jasper, que vous payiez pour les vôtres. Pourtant, on t'avait épargné, Valerian. Avec la promesse hurlée sous le coup de la jubilation qu’on ne te laisserait pas fuir la prochaine fois qu’on te verrait. Il n’avait jamais eu dans l’intention de te retrouver, Valerian. Et quand il observe ta silhouette il se dit qu’il aurait aimé ne jamais croiser de nouveau ta route. Mais il te voit, Valerian.

Tu n’as plus rien d’un enfant.
Et lui n’a plus d’excuse derrière laquelle se cacher.

Et tu sais, Valerian. Jasper est du genre obéissant. Fidèle chien de garde qui suit ses propres règles, comme celles de ses maîtres. Même si ça le tue. Même si ça lui coûte. Il ne sait pas vivre autrement. Et il t’en voudrait presque, Valerian, que tu aies eu la bêtise d’être au même endroit que lui, au même moment. On avait juré, tu comprends ? On ne peut plus revenir en arrière, Valerian. La loi est dure, mais c’est la loi. On avait juré devant la Maison-Dieu et nos morts de ne pas te laisser libre de tes mouvements. Il allait devoir obéir, Jasper. Tu peux blâmer Antigone, ta chienne de maîtresse, Valerian. C’est parce qu’elle n’a pas su mourir qu’on dégaine devant toi aujourd’hui.

— J’avais été clair quant au fait que tu n’avais pas intérêt à croiser de nouveau ma route…

Si lasse, Jasper. Le regard mort. Celui que Diane, Selena et Clovis n'avaient jamais vu encore. Celui qui montre bien que le garçon d’autrefois était mort. Celui qui montre bien qu’il était aussi traître et dangereux que toi. Celui qui montre que comme toi, on n’existe pas… On survit. Et quand on survit, Valerian, tous les coups sont permis.

— Alors pourquoi diable es-tu encore là… ?

Parce qu’il n’était plus seulement question de toi, de lui et de sa conscience, Valerian. Contrairement à la dernière fois, on a tout à perdre aujourd’hui. Et il est obéissant, Jasper. Mais il est aussi devenu incroyablement égoïste. On ne lui volera pas une seconde fois ce qui lui a été promis. On ne lui prendra pas une seconde fois son roi et sa reine. On ne lui prendra pas une seconde fois le bonheur qu’il n’assume pas de vouloir.

On survit, Valerian.
Et la sienne implique que ta reine tombe.

On survit, Valerian.
Et ça implique que tu dois tomber aussi.

— Non, tu es là où Antigone a laissé sa marque.

Ses yeux glissent sur la hache entre tes mains. Outil de travail noble, arme dérisoire. Tu n’es pas un guerrier Valerian, ta posture montre beaucoup trop de failles dans lesquelles s’engouffrer. Un guerrier, c’est ce que tu aurais pu devenir avec de la bonne volonté et un mentor adéquat. Un guerrier, c’est ce qu’on aurait été fier d’observer si tout cela n'avait pas aussi mal tourné. Mais la Maison-Dieu a choisi d’écrire une tragédie plutôt qu’une comédie. Et nous, pauvres ouailles, on subit la plume de l’auteur comme subissent quotidiennement les esclaves. Il voit tout ce qu’on aurait pu être, tout ce qu’on n’est pas. Les manqués le frustrent, Valerian, tu n’as pas idée.

— Le petit caniche est revenu la queue remuante vers sa maîtresse… Tu as donc choisi ton camp.

Une pointe de dégoût dans la voix, une déception sincère dans le regard. Une partie de lui admire la fidélité dont tu peux faire preuve. Une partie de lui déplore que tu t’entêtes à suivre les pas de celle qui nous conduira tous à notre perte. Tu es jeune, de cette génération censée prendre le relai. Mais tu persistes à encourager une idéologie haineuse basée sur les pensées des vieux rancuniers qui ne parlent de Briserune qu’au passé. C’est dommage, Valerian. C’est tout ce qui résonne dans son crâne quand il te voit. Dommage. Si dommage. Mais puisque tu es assez grand pour choisir ta propre voix, c’est en adulte qu’on s’adresse à toi.

— Je ne passerai à autre chose que quand les obstacles entre Briserune et la paix seront éliminés. Et il semble que tu aies choisi de devenir l’un de ces obstacles.

Montre nous, qu'à défaut d’être un guerrier tu es au moins un homme.

— Tu n’es plus un enfant, Valerian. Il est temps d’assumer tes choix et d’en assumer les conséquences.

Et les ennemis qui vont avec.

— Choisi donc la manière dont tout cela va se passer. Soit tu me parles et je t’épargne, soit tu refuses et j’irai te traîner de force jusqu'à Malronce pour obtenir les réponses que je veux grâce aux mains expertes des bourreaux. Le choix est tien.

Tic tac…
Tic tac...

Et c’est un sourire presque appréciateur qui vint étirer ses lèvres. Le petit louveteau montre enfin ses crocs. Il ne se contente plus d’observer de loin et de faire ses coups en traître, non. Il assume. Il crache. À défaut d’être respectable dans ses choix, il l’est dans ses actions. C’est dommage, Valerian. Si dommage. Vous avez frappé les premiers, mais refusez qu’on vous rende la pareille. C’est dommage oui, si dommage. Tes amis et toi auriez dû finir le travail.

— Tu te trompes.

J’étais fini. Je ne le suis plus. Oh non, Valerian. On ne le sera plus jamais. On ne lui prendra plus les dernières possessions qu’il lui reste. Son père a failli à protéger sa meute, mais pas lui. Il n'échouera pas. Autant bien parce qu’il veut l’honorer, son père, que lui cracher toute sa rancune. Autant bien parce qu’il veut se prouver à lui, à vous, qu’il a survécu pour une bonne raison. Il sera le meilleur des deux camps, quitte à se perdre lui-même. Ce n’est plus une question de devoir, c’est une question de fierté et d’honneur. Pour rebattre les clapets de tous ces impertinents qui, comme toi, pensent tout savoir, il deviendra grand, irréprochable. Et ça commence par toi, Valerian. Ça commence par la chute de la traîtresse et de ses partisans.

— Je ne m'embêterai pas à parler de politique et avenir avec toi. Tu es illégitime de parler de Briserune et de son peuple, Valerian. Toi, comme elle, comme ceux qui la suivent, vous ne pensez qu'à vos egos. Il est grand temps que quelqu’un remette de l’ordre dans votre chaos.

Tourne sa lance. Puisque tu as choisi, on ne te fera pas l'affront de faire semblant.

— En garde.

Et ça s’élance.
Plutôt crever.
Ne t’en fais pas.
Tu en auras tout le temps entre les mains d’Odelia.

Il n’a pas reculé. Il ne reculera plus. Pas contre toi, Valerian. Juste un autre ordre auquel il faut obéir. Un de ceux qu’il s’est donnés. On était resté passif si longtemps. On avait subi si longtemps. On avait été aussi petit et chétif que toi, Valerian. Mais ce ne serait plus le cas. Ni aujourd’hui, ni demain. On en avait fini de fuir. On avait tué le garçon. On avait laissé naître l’homme. Pour survivre, on avait cessé d’être une proie. Aujourd’hui, on était prédateur.

Tu lances ton arme, geste désespéré pour couvrir ta fuite. Lui fonce davantage pour parer de sa lance avec un geste furieux. Tu ne l’as pas touché, mais tu as masqué sa vision pour profiter de son élan. C’est suffisant pour que tu fuies ventre à terre. Mais cette fois-ci, on ne se contentera pas de te regarder disparaître, Valerian. Aujourd’hui est jour de chasse. S’il faut attendre que tu épuises ton endurance pour te ramener alors soit. À la chasse, on participe, Valerian.

— Tu ne fais que repousser l’échéance.

Un soupir quand on vient armer la lance en position de lancer. S’il peut ne serait-ce que te faire tomber, c’est gagner. Il te faut vivant, Valerian. On va essayer de juste te faire perdre le rythme. Mais si par malchance, tu en venais à perdre une jambe, on n’exprimera guère de remords. Après tout, c’est toi qui as choisi la manière forte.

Alors ça vise, et ça envoie la lance fendre l’air. À peine l’arme partie qu’il s’élance à son tour à ta poursuite. Prêt à se jeter sur toi à ton premier faux pas. La méthode ne sera guère belle, mais aux grands maux les grands remèdes. Œil pour œil, dent pour dent, c’est quelque chose que tu dois connaître, Valerian.

Il y avait quelque chose de déshonorant à s'asseoir de tout son poids sur toi. Il y avait quelque chose de répugnant à immobiliser sans vergogne tes bras. Il y avait quelque chose de dérangeant à dominer de toute sa hauteur qu’on a été éduqué à ployer le genou pour embrasser des mains plus nobles et délicates que les siennes. Bien loin de ce qu’on lui avait enseigné, Jasper. Bien loin des modèles qu’il s’était choisis enfant, Jasper. Mais la vie est laide, hein Valerian ? La vie n’est pas un conte, encore moins une ballade de barde. La guerre n’est pas noble, la survie non plus. Les belles choses s'accompagnent d’immondices insupportables. C’est toujours comme ça que tu as vu le monde, hein Valerian ? C’est comme ça qu’il commence à le voir aussi, Jasper. Nous n’étions plus des enfants. On avait grandi. On avait appris. Clovis et Diane brillaient pendant qu’on s’assurait que le travail, aussi sale soit-il, soit fait. Si leur survie était au prix de la folie alors soit, Valerian. On deviendra aussi fou qu’un chien piqué de rage. On deviendra aussi sale qu’Antigone et toi.

— Vous avez déjà eu votre chance et vous avez échoué. Tiens toi tranquille.

T’empoignes jusqu’à ce que tu cèdes, jusqu’à ce que tu abandonnes. Compte sur la pression et ta peur de l’incertitude pour te faire rendre les armes. Les secondes qui suivent ce n’est que lui sur toi et toi qui t’agite sous lui. C’est laid. Ce n’est pas les nobles et grands combats des héros d’autrefois. C’est la guerre dans tout ce qu’elle a de plus vrai. Des hommes et des femmes qui se battent sans esthétisme pour leur survie. Des actes répréhensibles au nom d’un bien qui nous dépasse tous. Et quand tu finis par abdiquer, il n’a que du dégoût pour lui, Jasper. Mais il ne laissera pas la culpabilité et la faiblesse du cœur prendre le dessus de nouveau. Un chef défend sa famille peu importe le prix. C’est ce qu’il fait, c’est ce qu’il fera jusqu’à la toute fin. Sa laideur n’est qu’un juste prix pour que perdurent leurs bonheurs à eux.

— Pas tout de suite.

Avant de te trancher la tête et de te faire payer pour tes crimes, on a besoin de tes mots, Valerian. On laissera le seul et unique roi de Malronce décider de si ta tête finira au bout d’une pique ou si on te laissera retourner misérable à Antigone pour que tu puisses contempler son profond mépris. Oh oui… Il trouve presque ça plus juste que la mort. La punition ne serait pas aussi belle s'il n’y avait que le sang. Non, te voir renier par ton propre clan, ce serait tellement plus satisfaisant. Tu aurais payé, à tous les niveaux. Tu aurais tout perdu, à tous les niveaux. Et là, seulement, à ce moment-là, on sera quitte, Valerian.

Alors ça appuie sur ton épaule et te tord le bras jusqu’à l’entendre d’un craquement sinistre.

— Ceci est mon premier et dernier avertissement. Tiens-toi tranquille si tu ne veux pas que je te brise le reste de tes membres.

Il est temps de payer tes dettes envers le peuple que tu as trahi, Valerian. Tu vas te racheter aux yeux de l’honneur et de tes ancêtres en aidant à la chute de la pire enfant que Briserune à vue naître.

— Tu vas me suivre. Maintenant.

Et il te relève sans ménagement. Les hommes prêtés par Clovis doivent encore l’attendre. Grandvent n’avait plus rien à lui offrir pour le moment. Il revenait avec une promesse d’alliance et un espion du camp adverse. Serais-tu fier de lui, Clovis ? Et la tête de ton conseil… Quel plaisir égoïste, ce sera de pouvoir dire que le Briserunien s’est avéré être plus efficace que tous tes nobles patriotes malronçois.

Prochaine étape l'orée des bois. Après, on te mettra un sac sur la tête et on t’emmènera découvrir ce que c’est que de réellement assumer ses choix.

— Me suivre, oui.

Hors de question que tu ailles ramper ailleurs que devant le roi, Valerian. Le seul légitime de diriger Malronce, le seul susceptible de bâtir l’ère de paix dont vous avez privé Briserune avec vos rêves de grandeur et vos egos surdimensionnés. On va réussir, tu sais ? On va déconstruire chacune de vos œuvres, une à une, sans remords. La révolution était juste, la conquête était une trahison. Toi, Antigone, Idriss… Vous vous êtes rendu coupable d’égoïsme. Vous avez sur les mains le sang de vos frères et de vos sœurs, de vos parents et de vos amis. Aucun de vous ne souhaite se repentir. Non, tu as même l’audace de penser ta cause juste pour tous. Naïf, Valerian. Nous aussi, on a du sang sur la main… Mais on a décidé d’agir. Et il veut que tu voies Jasper, à quel point, sa détermination est grande. Il veut que tu comprennes, que la seule fin qui vous attend, ce sont vos corps sur le bûcher afin d’exorciser Briserune de son mauvais sang.

Et quand ça te bouscule pour te faire avancer, ça prend soin de contourner la hache. N’essaye même pas, Valerian. Te briser un bras et une chose, mais il serait dommage d’en arriver à t’arracher un membre. Ça te le fait comprendre en resserrant sa prise et en te bousculant de plus belle.

Évidemment, tu as des questions. Évidemment, tu veux comprendre. Un besoin légitime qu’une partie de lui à envie de combler. Mais la prudence est encore de mise. Grandvent a été souillée pour Antigone Bathory. Qui sait combien de ces imbéciles qui la suivent sont encore là. Les réponses franches attendront que tu aies le visage couvert… Et que tu sois entouré de soldats.

— Tu n’es pas en position d’exiger quoi que ce soit, Valerian. Je te conseillerai également de ne pas te faire plus sot que tu ne l’es réellement… Tu connais déjà la réponse.

Et ça t’entraîne vers les hommes de Clovis en civil, ça t’entraîne vers la relative sécurité de ce convoi mobilisé spécialement pour lui. Ça t’entraîne vers le soulagement de Jasper d’enfin revenir à sa maison d’adoption. Ça t'entraîne vers l’enfer de ce château qui a vu ta reine tomber. Ça t'entraîne sur les routes où, là, on pourrait parler.

D’un regard, il avait fait taire les interrogations des hommes. On te place dans le chariot, il s’y glisse à ta suite. Les soldats du roi sont professionnels, leurs missions consistent à exécuter, non à savoir. Il était bon d'être avec des hommes efficaces, une habitude qu’il avait perdue, Jasper, à force de travailler pour des commanditaires avides de questions inutiles. On t’attache par mesure de sécurité, Valerian. On ne fera pas l’affront de te sous-estimer une nouvelle fois. La jeunesse n’était en rien un handicap, tu avais bien plus de débrouillardise et de ressource que la plupart des gens qui avaient croisé sa route. Tu étais un survivant, que tu ne saches pas manier la hache comme un chef de guerre ne t’empêchait pas d’être dangereux, bien au contraire. On finit par te placer un sac sur la tête et, d’un coup sec contre le bois du chariot, Jasper ordonne le départ.

Les secondes qui suivent, il les emploient à fermer les yeux et à réfléchir. Aleina lui avait donné gain de cause et promit son soutien. Avec les Cybelus de son côté, une partie de l’ancien peuple de Briserune se rangerait sous sa bannière. Les désireux de retrouver leurs terres, les lassés de la guerre et du conflit… Oui, avec une figure populaire comme Aleina, sa légitimité auprès des Briseruniens et du Conseil commençait à avoir du poids. Le meilleur des deux camps, la nouvelle génération riche du savoir-faire de ses ancêtres mais aussi et surtout d’une vision plus réaliste et actuelle du monde. Le sang de Briserune, mais un sang neuf et non corrompu par le luxe. Il pouvait convaincre, avancer main dans la main, exercer une politique de terrain, travailler avec son peuple et pour son peuple… Oui. Oui. On pouvait réussir. On pouvait réparer les fautes du père. Non… Non, on ne le peut pas seulement, on le doit. L'échec n’était pas une option. Avec le mariage de Clovis, les portes de Belorge étaient grandes ouvertes. Si on pouvait se faire reconnaître par les deux royaumes majeurs du continent alors…

— Riegel…

Ouvre lentement les yeux. Oui, tu as raison Valerian. Parallèlement à tout cela, il y avait un combat autrement plus sale à mener. Aucune reconstruction ne sera possible tant que la menace d’Antigone continuera d’exister. Oui, tu as raison de te faire entendre, Valerian. Tu as raison. Chaque chose en son temps. Brique par brique. Même si on se sent déjà vieux et fatigué, Valerian. Le poids du devoir est trop important. Mais on ne se donne pas le droit de s’en décharger. Le sentiment que c’est un combat qu’on doit mener seul. Pourtant, on rêve souvent de s’effondrer dans les bras du seul frère qu’il nous reste pour demander de l’aide. Si ce n’était qu’une question de gloire, Valerian. Si seulement…

— Gloire, gloire, gloire…

Ça chantonne ça d’un ton lasse.

— Vous n’avez que ce mot à la bouche. Pourtant, j’aime croire que la révolution n’a pas été menée pour la gloire. Non, elle a été menée par devoir envers Briserune et son peuple. Elle a été menée parce que mon incroyable “traître” de père s’enfermait dans ses tours plutôt que d’aller voir son peuple mourir de faim. Mais après, Valerian ? La conquête, Malronce… Vous n’avez pas pris les armes pour le bien-être de Briserune… Vous avez pris les armes pour satisfaire vos egos...

Un rire jaune, un sourire tout sauf charmant. On est si lasse, tu vois, de vos leçons de morale. Vous parlez de Briserune, vous parlez de son peuple. Pourtant, nous sommes deux traîtres dans ce chariot, Valerian.

— Même aujourd’hui, vous ne vous battez pas pour redonner au peuple ce qui lui a été volé… Vous ne vous battez même pas pour vos morts. Non, en vérité, vous vous battez parce que vous êtes frustrés que Malronce vous ait donné une aussi grosse fessée.  

Et si tu voyais ses yeux remplis de mépris, tu saurais, Valerian.
Tu saurais qu’il se dégoûte, Jasper.
Mais surtout, tu saurais que vous le dégoûtez plus encore.

— C’est donc comme ça que tu me vois ?

Un grand chevalier. Un cliché de noblesse défendant les valeurs ancestrales d’honneur et d’humilité. Oui, on a sans doute été ce cliché ambulant à une époque. Fier d’être un fils de Briserune, fier de rendre honneur à sa famille, fier d’être soumis, fier d’être cet enfant droit et docile, fier d’être un soldat, de rendre honneur à Diane dans les tournois en lui dédiant nos victoires. On était jeune, Valerian. On était, sot. On l’était à un point où on s’en foutait la gerbe, Valerian. C’est donc cette image-là que tu conserves de nous. On en rirait presque. Un grand chevalier… S'il le croisait aujourd’hui, on lui cracherait volontiers dessus, Valerian. Un grand chevalier… C’est d’un absurde.

— C’est amusant, cette façon que vous avez tous à me glorifier.

C’est amusant.
C’est écoeurant.

— Je n’ai pourtant pas le souvenir de m’être présenté comme un grand chevalier.

Pourtant, Iphigénie et Prudence l’appellent encore frère. Pourtant, Selena l’appelle encore Jasper. De la même façon qu’avant, à cette époque où l’on était ce cliché ambulant. Pourtant, on se sent très différent. L’enfant qu’on était, on l’a tué tant on en était dégoûté. Parce qu’il était si hypocrite, cet enfant. Naïf. Faible. De jolis mots pour de biens sombres pensées. Cet enfant était déjà frustré, haineux, anxieux. Oui, avant Antigone, déjà, on avait compris qu’on n’avait de chevalier que l’apparence et le phrasé. Une vaste blague qu’on était. Et vous la poursuivez, tous. Aucun de vous ne semble voir la misère qui le ronge. Et il se demande, Jasper, si c’est vous qui mentez ou si c’est lui qui se dénigre encore trop.

— Je hais Antigone, je hais le Conseil, je hais Idriss, je hais mon père, je hais un nombre incalculable de personnes et de concepts. Tu te trompes, Valerian. Je ne suis ni un héros de conte, ni un noble combattant. Dans le fond, ta reine et moi ne sommes pas tant différents que cela.

C’est une libération d’enfin l’admettre. Même si ça dégoûte davantage, même si ça fait mal. On hait Antigone, car au fil des années, son reflet est devenu trouble au point de se fondre avec le nôtre. Pour nous aussi, tu sais, c’est aussi une question d’ego. En vérité, tout est une question d’ego. Clovis, Antigone, Electre, Aurora, Adriel… Dans le fond, on se ressemble tous. La Maison-Dieu nous à tout maudit en nous donnant des sentiments trop humains et primaires pour les rôles qu’on se doit de prendre. Jalousie, ambition, haine, fierté, rancune, avarice… Les plus nocives des brebis galeuses sont celles à la tête du troupeau.  

— Tu es libre, mais Antigone ne l’est pas. Elle ne peut pas l’être puisque vous l’avez tous placé dans un rôle de pouvoir. Être à la tête d’un groupe, aussi petit soit-il, implique de taire ses désirs et son humanité pour devenir un outil au service de ses devoirs. Mais les rois, les gouverneurs, les leaders, tous ces gens ne sont que des humains. Fatalement, ils finissent par s’écarter du chemin. Et ils deviennent des traîtres. Ce qu’Antigone est, ce que mon père était, ce que moi, j’ai été aussi.

Glisse son regard vers toi, Valerian. On se bat parce qu’on le doit, on se bat parce qu’on le veut bien aussi. On se bat autant par obligation que par envie de prouver au monde quelque chose. Non, nous ne sommes pas différents, Valerian. La différence était qu’Antigone se torche le cul avec des feuilles quand on le fait avec du coton. Qui de la pauvre vagabonde ou du noble reconnu sera la plus susceptible d’obtenir les ressources nécessaires à la renaissance d’un pays ?

— La véritable question est : est-ce que ta reine va trouver un juste équilibre profitable à tous ou va-t-elle s’entêter dans des désirs personnels qui vont vous condamner au bûcher ? Briserune est devenue l’ennemie de Valdore, Valerian. À ton avis, comment réagira le reste du monde quand Antigone lancera de nouveau ses hommes sur le champ de bataille ?

Mal si mal.

— Quand un dirigeant cesse d’être viable dans son rôle, on le remplace. C’est ce que vous avez fait avec mon père. C’est ce que vous devriez faire avec elle. La suivre, c’est vous garantir l'exécution. Pourtant, il me semble que tu es du genre à aimer vivre, Valerian.

Et si tu nous disais les informations qu’il nous manque ?
Nous, on ne te donnera rien de ce que tu veux entendre.

L’espace d’un instant, tu étais redevenu le garçon discret d’autrefois. Il avait oublié, tu vois, que devenir adulte n’avait pas été un choix pour toi non plus. Ça avait été une nécessité parce que c’était soit grandir, soit mourir. Tu avais fait le grand saut sans rien ni personne pour t’accueillir. Mais dans le fond, tu avais assassiné seulement à moitié le garçon. Tu avais encore en toi les peurs brutes propres à l’enfance. Est-ce que tu pleures parce que tu as la certitude qu’elle ne t’aime pas comme tu l’aimes toi ? Est-ce que tu pleures parce que tu comprends t’être impliqué dans un combat trop grand pour toi ? Il se demande, Jasper. Une partie de lui est prête à te prendre en pitié et te consoler. Mais une autre se censure. Tu pleures… Mais tu avais aussi regretté de n’avoir pas pu l’empoisonner. Alors il n’esquisse pas un geste, Jasper. Te regarde misérable, sachant que la bonté serait une faiblesse mortelle et qu’un ennemi reste un ennemi, qu’il soit souillé de larmes ou peinturluré de sang.

— Tes options sont en effet plus que limitées.

Et comme pour se dédouaner.

— Mais ça, il fallait y penser avant de me dire “plutôt crever”.

Rabat un genou contre son torse et y pose son bras. Encore du mal a pleinement accepter que la forme tremblante en face de lui avait fait tomber un grand guerrier. Pourtant, c'était le cas. Tu n’en as pas conscience, mais tu es dangereux, Valerian. Dangereux car buté, dangereux car déterminé à survivre. On pouvait peut-être retourner cela à notre avantage. Oui. On pouvait essayer.

— Cependant, tout n’est pas encore perdu te concernant. Tu as encore le choix, Valerian. Je veux des réponses, tu me les donneras de gré ou de force. À toi de voir s'il faudra seulement un sac en toile et des liens pour te faire parler ou s’il faudra faire appel aux talents des bourreaux.

Tu n’es pas comme eux, n’est-ce pas ? Tu n’es ni Idriss, ni Alaric, ni aucun d’entre eux, Valerian. Tu n’es pas dévoué au point d’assumer la torture sans parler. Tu as peur. Tu veux vivre. Tu veux exister pour quelqu’un. C’est encore possible. Seulement si tu fais le bon choix. Par pitié fait le bon choix, Valerian.

— Si tu obtempères, j’intercéderai en ta faveur. Il se trouve que, tu as beau me mépriser, je suis ta seule option de survie, maintenant. Donne moi ce que je veux et j’évite à ta tête d’orner les murs de Roserai. Quant à ton avenir… Il ne tient qu'à toi de le choisir. Que veux-tu devenir, Valerian ? Que veux-tu avoir ?

Tu aboies encore. Un mécanisme de défense qu’il comprend, Jasper. Tu as besoin de lui mentir, de te mentir peut-être. Assumer d’être impuissant, c’est assumer de ne plus rien contrôler, de n’être qu’un spectateur de sa propre existence et de subir la seule chose qu’on est sensé posséder. Il ne s’en formalise pas, Valerian. Pour être franc, il ne sait pas s'il arriverait à conserver son calme s'il devait être à ta place.

— Faire souffrir quelqu’un est on ne peut plus simple. Heureusement pour toi, je n’ai pas le savoir-faire nécessaire pour te faire mal sans te plonger dans l’inconscience.

Savoir faire que des gens comme Odelia ont. Elle savait où et comment frapper pour tordre de douleur sa victime tout en la gardant consciente et capable de parler. Une méthode barbare avec laquelle il avait du mal, Jasper. On pointait Briserune du doigt, mais votre peuple avait le mérite de tuer rapidement et bien. Ce qui va t’attendre dans la salle de travail d’Odelia n’aura rien d’un jeu ou d’une épreuve noble. Il voudrait t’éviter ça, Valerian. Distribuer la mort est une chose, faire de la souffrance un jeu en est une autre.

Il craignait que tu t’entêtes et ne le pousses à t’envoyer entre les mains sadiques des bourreaux. Le peu de respect envers lui-même qui lui reste voudrait encore pouvoir s’observer dans le miroir sans vomir, tu sais. Ce qui doit être fait, doit être fait. Il serait allé au bout même si ça signifiait se rejeter soi-même. Parce que c’est la sécurité de Clovis, de Diane, d’Iphigénie, de Prudence et de Selena qui étaient en jeu. Vous lui aviez volé une première fois sa famille, soyez tous damnés, car vous ne la lui volerait pas une seconde fois. C’est ça qui a changé, Valerian. On a de nouveau quelque chose à perdre. C’est effrayant. Ça pousse à une paranoïa et une peur du lendemain qu’il n’avait encore jamais connue avant. On ne survivrait pas à de nouveaux cadavres, Valerian. C’était une question de survie. Mais pour son plus grand soulagement, tu parles, Valerian. Tu veux la tranquillité, tu veux avoir les moyens de l’être.

— Tu veux la liberté d’être en paix, mais tu ne veux pas dépendre d’un quelconque roi ou supérieur direct.

L’argent fait sens. La question est de savoir si tu te contenterais d’avoir de quoi subvenir à tes besoins sans vivre dans l'opulence.

— Tes demandes sont raisonnables et réalisables dans une certaine mesure. Tu n’auras pas de quoi te payer un château et une armée de mercenaires, mais il est tout à fait envisageable de te donner de quoi vivre en autonomie dans un endroit calme.

Lâche un léger soupir.

— Est-ce que cette offre de départ te satisferait ?

Non. Il ignore si c'est là ton ultime preuve de courage ou une ultime provocation. Pourtant, tu n'as pas le luxe de refuser. Le choix qu'on t'offre, n'a de choix que le nom. C'est suivre les règles du jeu ou bien finir balancer au bout d'une corde, au mieux. Et tu le sais, n'est-ce pas ? Tu sais qu'a Malronce, on ne prendra en compte ni ton âge, ni le contexte particulier qui t'a poussé à être là où tu étais aujourd'hui. On ne te verra pas comme victime, on te verra comme coupable. Car tu es briserunien et que la rancœur est encore trop grande pour que les instances politiques du pays ne fassent la différence entre le peuple et les actions discutables de leur leader. Tu paieras au nom d'Antigone. Tu paieras comme-ci tu étais elle. Il n'y aura ni pitié, ni pardon. Ce sera la mort, la souffrance et il n'y aura aucun miracle pour toi, Valerian. Tu le sais, n'est-ce pas ? Tu es intelligent, assez pour comprendre ce qu'il t'attend. Pourtant, tu prends le luxe de faire attendre ta réponse. Il soupire, Jasper. Après tout, si ça t'amuse de te donner l'illusion d'avoir un tant soi peu de poids dans cette discussion alors pourquoi pas. Quoi qu'il arrive, Jasper gagne. À toi seul de choisir si sa victoire se fera via tes cris ou non.

— Ne réfléchis pas trop longtemps, passé un certain point je ne pourrai plus rien pour toi.

Et ce serait dommage, tu vois. Mais la décision te revient et on gérera nos remords comme à chaque fois. On n'était pas naïf au point de croire que la vie de Diane et de Clovis se payerait sans sacrifice ou actes discutables. Il est révolu le temps où tout se finissait bien pour les deux camps. La vie n'a rien d'un conte de fées et la protection des uns nécessite l'assassinat des autres. Dans le fond, ça a toujours été notre place, Valerian. Nous sommes l'ombre derrière le roi, le chien qui grogne à ses pieds, la statue de marbre qui observe. Chaque soleil à sa lune, Valerian. Idriss est celle d'Antigone, nous, nous sommes celle de Clovis. Et tu apprendras bientôt que la dépendance qu'on peut avoir à l'autre nous pousse parfois au pire.