Le regard dans le vide, Selena a perdu tout coeur. Il est trop à vif, trop souffrant. C’est d’une rage brûlante, d’une peine plus grande encore qu’il est ravagé.

Il y avait d’abord eu la bataille, le goût du sang sur la langue, la terreur, la douleur dans la jambe et dans l’être tout entier.
Mais on avait cru vaincre, stupide oh, si stupide Selena. Toujours naïve, même après toutes les épreuves, Selena croyait encore à l’accalmie. Elle pensait passer le pire et la vie est venue tout lui arracher.


C’est une réalité qu’on répète silencieusement, qu’on refuse pourtant, et qui semble si irréelle. Impossible. Asharim était invincible, il ne pouvait pas mourir, il n’en avait pas le droit. Il ne pouvait pas abandonner Selena, au même titre qu’Asteria ne pouvait pas la laisser en manque d’un bout d’elle-même : sa moitié.


Asteria a laissé le creux dans le cœur et le froid dans la paume quand on a eu les murmures tout autour, les questions, les on-dit qui suivent le nom de Selena Caterna. Si elle a toujours été vue comme forte, elle qui a toujours été dans l’ombre est désormais remise en question. Et Asteria a suivi le père dans la honte de celle qui était sa moitié.

Selena n’a eu aucun regard depuis que le père a posé le sien, dédaigneux sur elle. C’est comme si elle était morte. Et la déception dans les yeux, oh, la déception qui semble ultime, le déshonneur, Selena le sent jusqu’au fond d’elle-même, une épine profondément plantée dans sa colonne vertébrale. Impossible à déloger. Une douleur de plus.

Elle n’est plus. Elle s’efface à en venir appuyer la jambe blessée de toutes ses forces sur le sol, ressentir ce corps pour oublier le coeur qui hurle, seul et abandonné à ses douleurs, jouer des armes et se débattre sur le terrain d’entraînement jusqu’à s’en écrouler pour ne pas songer à la honte et au doute qui parcourent pourtant chaque parcelle de son être.

Si elle a pleuré et pleure encore, c’est au bout de ces quelques jours dans le silence et les cris de rage qu’elle le fait, l’épée à la main quand elle se demande pourquoi. Pourquoi essuie-t-elle un autre échec ? Pourquoi est-elle ainsi laissée à la traîne, à observer les autres avancer, à se débattre sans jamais réussir à les rattraper ? Selena a beau nager de toutes ses forces, elle se noie quand ils voguent au gré des vagues. Est-elle si mauvaise ? Etait-ce Asharim qui la protégeait de ses propres échecs ? De la honte d’être une Caterna ratée ? Selena doute de tout, croit pourtant à chacun de ses efforts et la frustration, la peine, la honte, la colère, tout se mélange pour emprisonner sa gorge dans un étau étouffant. C’est comme vivre sans air, sans rien pour tenir, pas même Asteria pour lui prendre la main. Car même elle, même sa propre chair a honte de l’échec qu’elle est. Le vilain petit canard, celle qui n’a même pas eu d’honneur car, après tout, en quoi pourrait-elle les mériter ?

Ce sont des jours solitaires. Des jours à hanter la demeure Caterna comme un cadavre, à se battre contre elle-même et hurler en silence, écorchée vive sans voir l’ombre de sa sœur.

Et pourtant, sa déception, sa rage plane sur Selena, plus dévastatrice encore dans l’absence. Ou du moins, Selena le pensait jusqu’à ce qu’elle entende les pas, jusqu’à ce qu’elle sente l’arrivée de cette sœur qui la trahit de son mépris. Les yeux se ferment, elle est recroquevillée au sol, lustre une épée qu’on ne voit que comme le réceptacle de ses défaites (à jamais salie). Et si les épaules ne tremblent pas, le cœur, lui, a chuté mille fois.

Les yeux clos, elle attend sa peine. Selena sait qu’elle se fera dévorer par sa sœur, elle le sait, elle le sent, là, dans ses tripes. Alors quand elle ouvre les yeux, fatiguée, c’est pour mieux les plonger dans ceux d’Asteria, sans bouger, elle qui a toujours été vive. Les mots sont tombés, déjà si durs.

Asteria tu n’attaques pas avec le plat de l’épée, c’est déjà la lame que tu fais courir sur le coeur.

Et que dire ? Selena ne sait pas, Selena ne sait plus. Elle ne peut que regarder cette soeur, celle qui encore un mois avant, prenait sa défense contre le monde entier, que l’observer lui cracher son venin au visage avec l’air amorphe qu’elle attend d’elle. Pourtant, le venin empoisonne déjà l’âme. C’est terrible, ça la dévore, la déchire quand elle daigne ouvrir la bouche tout en sachant très bien que chaque mot est vain.

– Je ne te dois pas d’explications. J’ai fait mon travail. Tu n’as qu’à demander à Jasper ou Hector. Même Prudence. Mais il est plus facile de douter de moi à la première occasion, n'est ce pas ?

Dis-moi, Asteria, ta confiance en moi est-elle si fragile que ça ?

Le regard ne se décroche pas du sien, le poison s’insinue, vile, si vile qu’on le voit, dans les yeux si fatigués, on voit la douleur qui s’infiltre. Car Asteria brise son coeur aujourd’hui quand la peine est déjà trop grande.

– Je n’ai pas envie de te parler si tu viens me foutre ta grandeur dans la gueule.

Mais c’est des mots dans le vide, Selena, des mots qui volent sans trouver de destinataire, des mots qui tombent dans l’oreille sourde quand elle continue à brûler de ses paroles acides.

Selena a mal, si mal. Elle a bien essayé de se lever, difficilement, a réussi. Et malgré la hauteur, Selena semble petite, si petite face au courroux de sa soeur. C’est un serpent qui la prend à la gorge, un serpent qu’elle veut fuir. Sauf que les mots, Asteria les enchaîne, les glisse comme des couleuvres dans la gorge de Selena pour mieux l’étouffer.

Alors Selena s’arrête. Range l’épée dans le fourreau quand l’aigreur remonte jusqu’aux lèvres, quand les doigts fourmillent d’une colère triste, une colère sourde et lasse quand elle rit, épuisée, si épuisée par l’hypocrisie d’une soeur qui n’a connu que la gloire.

– J’ai toujours travaillé plus que toi, tu le sais. Le titre de général te monte déjà à la tête ?

Oui Asteria, il te monte à la tête, tu la brûles, tu la brûles déjà trop fort.

Selena a déjà trop mal quand Asteria poursuit. Combien de fois la poignardera-t-elle aujourd’hui ? Selena ne le sait pas mais elle est déjà à terre. Elle a envie de fuir, tellement envie de fuir. Mais les pieds sont fixés au sol, alourdis par le poids des mots, alourdis par la peine et tous ses couteaux qu’Asteria plante dans son coeur.

Et si on a voulu se défendre encore, si on a espéré qu’elle s’excuse, c’est avant que les mots terribles tombent, de sa bouche à elle, cette bouche qu’elle croit tant.

Tu es une ratée, Selena, même dans le cœur de ta sœur. Tu n’es qu’une ratée.

Ce sont les mots qu’elle a toujours craint, les mots qu’elle a toujours entendu de la bouche du père, de la voix de son propre inconscient. Et aujourd’hui, c’est celle qui l’a toujours soutenu qui lui passe la corde au cou.

Asteria l’achève. Asteria la tue aujourd’hui. Et les yeux sont plein de larmes quand ils ne se détachent pas des siens, quand elle murmure, tremblante, dans un souffle douloureux.


– Tu es aussi cruelle que papa, Asteria. Et tu es peut-être la meilleure, mais tout est tombé dans ta bouche sans que tu ne te prennes jamais, JAMAIS ! un mur.

Selena, elle approche, avec cette rage qui grandit, cette rage si triste qui creuse le cœur, étiole le fil qui unie vos coeurs, plus que jamais. Les poings sont serrés, le souffle s’agite quand elle sent toute sa vie qui l’écorche.

– Je suis peut-être faible, mais j’ai un coeur et je ne tire pas sur les bêtes blessées. Mais dis-moi, Asteria, toi qui as toujours tant fait, toi qui est si bonne, tellement meilleure, dis-moi, pourquoi tu ne pousses pas la honte que je suis hors de cette famille, hein ? Maintenant que tu as montré ton vrai visage ! Vas-y Asteria ! Vas-y, tues moi et ne verses aucune larme comme tu l’as fait avec notre oncle !

Le doigt est tremblant, Selena toute entière n’est que tremblements, que larmes qui dévalent les joues quand elle sent le lien qui se brise, encore et encore en mille morceaux, quand tu hurles, de tous tes poumons, de toute ta rage, toute ta frustration, là, face à ce visage que tu as cru être le soutien face au monde.

– TU ETAIS CENSEE TOUJOURS ETRE LA POUR MOI ASTERIA ALORS DIS-MOI SI T’ES TANT MEILLEURE QUE MOI POURQUOI TU VIENS ME TUER COMME CA ?! DIS MOI ASTERIA, DIS LE MOI ! La voix vrille, se meurt dans les hurlements du coeur. DIS MOI A QUEL POINT JE SUIS UNE HONTE, ENTERRES MOI TANT QUE TU Y ES ! TU SAIS POURTANT CHAQUE EFFORT QUE J’AI FAIT ASTERIA BORDEL ! DIS MOI ASTERIA, QUI SE TUAIT A LA TÂCHE ASTERIA TOI OU MOI ? TU N’AS JAMAIS CONNU MES PEINES TU AS UNE PUTAIN DE CUILLERE EN OR DANS LA BOUCHE ET TU OSES ME SORTIR CA ? OSES DONC ME DIRE QUE TOUT EST DE MA FAUTE QUAND TU AS TANT DE FOIS DIS LE CONTRAIRE.

Brises moi un peu plus, Asteria. Tu me tues déjà avec tes premières paroles.

Le coeur se brise, encore et encore. C’est comme si jamais ça ne s’arrêtait. Astéria, tu la détruis si fort. Tellement fort que quand tu restes si calme, quand tu lui plantes ainsi des couteaux dans le coeur, Selena ne peux que rester immobile, tremblante de rage, tremblante de douleur. Elle n’a pas envie de te tuer. Si, si elle en a envie. Mais elle a encore plus envie de s’arracher le coeur -ce coeur crevé par tes coups– pour mieux crever à tes pieds.

Car par delà les défenses, Selena le pense, tout ce que tu dis, elle le pense, d’être ainsi un échec constant. Et ça ne te rend que plus cruelle, que plus vile, Asteria.

Elle n’est qu’humaine, Selena, elle n’est qu’humaine avec trop d’émotions qui débordent, débordent, débordent ! C’est un flot incontrôlable, un coeur cassé qui laisse l’âme en peine un peu plus chaque jour.

Elle n’a plus de cris pour t’assommer, plus d’éclats de coeur tranchants pour te blesser -tu n’as laissé que des cendres en elle– tout ce qu’elle peut faire, Asteria, c’est te regarder, lever un peu plus haut ce menton qui tremble, ces yeux qui hurlent de peine, qui hurlent de mort quand la voix tremble contre les murs mais jamais contre ton coeur trop bien gardé.

– Tu deviens monstrueuse Asteria. Et le vile loup que tu penses que j’ai inventé toute ma vie, c’est qu’aujourd’hui que je le vois. Avant je te jalousais seulement mais tu avais un coeur.

Qu’as-tu désormais, Astéria ? Selena dit que tu as le pouvoir. Tu as le pouvoir et la gloire, l’avenir tout tracé brillant et beau, plein de grâce. Selena aura la mort c’est ce qu’elle espère sans même le savoir quand elle te domine du regard, toi qui sera toujours si petite, elle, si grande et pourtant si fragile quand le coeur brisé se porte dans ses yeux.

– Je serai toujours une incapable à tes yeux, tu ne vois que ce que tu souhaites. Et je suis peut-être faible, une honte médiocre, loin de ta glorieuse grandiosité. Mais Asteria, au bout du compte, je préfère ça plutôt qu’être ce que tu deviens.

C’est faux. C’est faux, si faux. Selena veut donner son coeur au gouffre et devenir perfide, si perfide qu’elle pourrait te planter un couteau dans le coeur, te tuer avec un grand sourire et dévorer ton être pour te dépasser, enfin.

C’est là que tu te trompes, Asteria. C’est là que tu ne peux pas voir le cœur. Car si Selena a toujours eu des mots durs elle aussi, elle n’a jamais pensé à la profonde méchanceté d’Asteria. C’était la faute du monde, c’était la faute des autres, de leur père, si elles se déchiraient ainsi. Tu étais mauvaise mais tu avais la beauté de l'âme.

Mais aujourd’hui, Asteria, Selena te voit vile. Elle te voit monstrueuse car pour la première fois, tu ne lui tiens plus la main au bord du gouffre : tu l’y pousses toi-même.

Et ça brise son coeur, tu la brises si fort aujourd’hui qu’on préfèrerait encore la mort indigne. Pourquoi ? Pourquoi faut-il toujours que vous vous déchiquetez la peau, que vous vous dévorez le coeur pour finir comme des poupées rafistolées ? Selena ne le comprend pas, elle ne comprend pas comment elles ont pu arriver à ce point de non-retour quand elles s’aiment (s’aimaient ?) si fort. Elles ont pourtant promis, elles se le sont promis, que rien ne les séparerait. Et pourtant, elles étaient là, à se tenir avec l’âme en lambeaux, toi noyée dans ta colère, Selena noyée dans sa peine.

Il n’y a plus de mots à dire, plus aucun pour Selena. Elle tient son coeur en sang au bout des doigts, elle a l’âme qui coule des yeux, brûle la peau quand elle tourne les talons, s’éloigne en s’écrasant sur sa jambe, souffre ! souffre plus fort ! -qu’elle ordonne. Car Selena veut voir la douleur terrifiante que vos griffes ont laissé en elle se noyer dans cette peine bien plein simple.