du haut de sa bicoque il voit les restes de sa maison mourir au soleil. hier soir il y a mis le feu. elle a brûlé quatre heures, à peine plus longtemps que la précédente.

sa cabane en haut du saule est la seule qu'il n'aie pas encore détruite. elle est son mirador, son nid de pie. depuis la canopée il peut observer toute la forêt et son agitation lente. il peut observer sa mémoire et les formes qu'elle prend.

aujourd'hui sa mémoire a pris la forme d'un animal.

c'est lui qu'il guette tapi sous les ramures, si proche du veinage des feuilles qu'il les entend battre aussi fort que son pouls.

il le sait proche et vif, couvé par le brouillard que son regard perfore. ses jumelles en cuivre retombent dans le creux de son cou - il a vu le lièvre détaler au nord, puis bondir, puis disparaître.

dans cette fraction du bois, la brume est éternelle. il y fait toujours frais et le sol est à l'ombre. on n'est pas trempé par sa sueur mais par l'eau des cascades, suspendue à l'air sous forme de vapeur transportée par le vent.

à droite du saule la rivière serpente et court au-delà de la vue. elle passe entre les rochers que le courant défonce et ses eaux se déchirent en tourbillons violents. angus est à peu près certain qu'en contrebas, elle se transforme, et le long du précipice devient une chute ; une longue ligne de fuite qui se fracasse dans un abîme.

à cet instant il ne sait pas exactement pourquoi son cerveau active l'impulsion de ses muscles locomoteurs, mais en très peu de temps le voilà qui a quitté son poste et se retrouve au bord du gouffre. le bruit sourd de l'eau gronde et l'entièreté de son regard se liquéfie pour suivre les rapides. un seul pas le sépare du vide - mais angus n'a jamais eu le vertige.

il sourit en s'imaginant sauter. il se figure sa dépouille immobile au milieu du torrent, tout son corps emporté par la force merveilleuse du monde.

à côté, sur une pierre, dressé sur les pattes arrière, le lièvre est là. il se tient à quelques centimètres. sans bouger ni l'un ni l'autre, tous les deux se regardent et se reconnaissent.

en voilà un qu'il n'écorchera pas, se dit angus en pressentant la chaleur de l'animal fébrile, soudain si méditatif que ses sens endormis ne relèvent pas la présence d'un autre mammifère de type bipède embusqué derrière lui.

quand il vit le lapin épinglé à l'arbre il crut que c'était sa mémoire que l'on perça d'une flèche. il allait mettre la main à la dague pour se défendre du tueur puis il se rendit compte que c'était avalon.

la précision de sa magie chasseresse le tint en respect. pas une goutte de sang ne vint troubler son spasme et avant de mourir, cessant de bouger, le lièvre prit l'air des créatures sages qui concèdent à leur prédateur naturel.

la voix de la jeune femme sortit angus de l'hypnose discrète qui l'avait mené à cet arbre, au faîte de la cascade, derrière son repaire. en se retournant vers elle il se sentit penaud et un peu risible. avalon avait du le repérer facilement vu le désordonné jeu de piste qu'il avait semé derrière lui.

- jolie flèche, maugréa t-il. quel inconscient je fais.

les salamalecs n'étaient pas son fort et il ne lui rendit guère son salut. il aurait voulu ne pas se sentir humilié mais quelque chose de sa fierté subsistait dans son regard alors qu'il la toisait. cependant que ses muscles débandèrent il adopta une posture plus souple. s'ils manquaient de bienséance, même les rustres comme lui savaient se laisser aller à un peu de nonchalance en présence amie.

- je ne sais pas, avalon. à vrai dire je ne suis pas très digne de te recevoir.

il se tourna vers l'ouest, où dans l'air persistait l'odeur et la fumée du feu de ce matin. le vent calme du bois portait partout les invisibles particules qui trahissaient sa présence, ses détours obnubilés, sa manie de tout réduire en cendres - cette rage indiscrète qui faisaient de lui un être de sentiments, donc un mauvais trappeur ainsi qu'un mauvais hôte.

il désigna l'amas de brandons noirs que l'on voyait encore au loin, puis sans conviction leva le bras vers la bicoque en haut du saule.

- j'ai remis ca. il ne me reste plus que mon poste de garde. si ca ne te gêne pas d'être aussi à l'étroit…

angus savait bien qu'il ne s'adressait pas à une bourgeoise précieuse mais ne voulait pas la prendre au dépourvu. sans doute que les volturne lui auraient réservé plus chaleureux accueil.

tout en se justifiant il s'approcha de la bête morte et tira sèchement la pointe fichée dans son flanc. il l'attrapa par les oreilles et la brandit devant lui.

- enfin, tu pourra y réfléchir autour d'un civet. il eut un sourire timide. il me reste un peu de marinade.

près d'avalon se trouvait un grand rocher plat et moussu parfait pour son ouvrage. il y déposa le lièvre ventre vers le ciel et considéra sa fourrure encore tiède, fuligineuse. il s'assit en tailleur auprès de l'animal et, dégainant sans plus de cérémonie, ouvrit sa panse d'un coup de dague.

angus ne souffla mot en éviscérant celui, quelques instants plus tôt, qu'il avait résolu de ne pas tuer. il se garda de le dire à avalon. il craignait qu'elle ne se moque. il parla plutôt d'elle. son intérêt n'était pas feint.

- si tu passes par ici, c'est que les affaires fleurissent ?

il jeta derrière lui un morceau d'intestin.

son ironie l'avait fait sourire et angus remarqua qu'il ne se souvenait pas de la dernière fois qu'il l'avait fait.

d'habitude angus ne ressentait que la vie de la forêt. à présent qu'il ressentait aussi celle d'un autre être humain il ne pouvait que s'en emplir et déborder. en plaisantant avec lui et en lui faisant la conversation comme à n'importe quel quidam elle lui faisait prendre la mesure de lui-même. son visage arborait des couleurs inédites et son cerveau passait de l'état reptilien à cognitif ; il baissait ses gardes et, devant les paroles et les gestes d'avalon, son teint olivâtre se réchauffa.

il savait qu'elle ne lui dirait pas non, même si l'espace d'un instant il l'avait espéré par pure peur enfantine. pourtant il fallait se rendre à l'évidence. avalon n'était pas le genre de présence qu'il fallait repousser. en réalité sa crainte se convertissait déjà en une forme silencieuse de soulagement. il le réalisa en brisant les pattes du lièvre au dernier joint, et sous le regard religieux de sa comparse, acheva d'en extirper la peau.

l'animal écorché ne saignait même pas, la viande raidie par le trépas rougeoyant comme un étrange bijou. angus écoutait avalon discourir sans lever les yeux de sa besogne. il souriait toujours un peu.

puis tomba la question, et avec elle toutes ses certitudes.

angus se figea à l'évocation d'antigone. il se dit que cela n'échapperait pas à une braconnière comme elle et le regretta immédiatement. dommage - les couleurs qu'il avait gagnées s'appauvrirent et se mirent à le déserter tandis qu'il se renfrognait avec une pesanteur fatale.

il ne voulut pas bredouiller et prit un certain temps à répondre.

- on dit beaucoup de choses.

il se sentit stupide. il laissait aller sa pensée en girations aléatoires. il lui semblait que dans les situations tendues, faire preuve d'humour était une riche idée.

- si elle se cache aussi dans la forêt, nous allons avoir un problème. c'est bien trop petit pour nous deux.

c'était une mauvaise idée et son rictus forcé était peut-être davantage lamentable que sa parole. il s'éclaircit bruyamment la gorge et, acculé, joua nerveusement avec la pointe de sa dague jusqu'à entailler le bout de son index. il ne le remarqua pas.

- je veux dire par là que je - je ne sais s'il faut y croire. je ne suis pas très au fait des ouï-dire, et pour être tout à fait transparent, je m'en méfie.

son regard, en cet instant, n'était capable que de soutenir celui de l'animal dépouillé qui attendait qu'on le débite. machinalement il l'éminça, et réalisa les tranches les plus fines de sa carrière. son anxiété avait besoin de se fixer sur un mouvement sommaire de répétition. quand il fut au bout de celui-ci il put enfin porter les yeux sur avalon, livide.

- je vais chercher la marmite, souffla t-il en se levant soudain, tu peux t'occuper du bois ?

il ne voulait pas qu'elle puisse sentir le rythme de son cœur en tambour et préféra s'éloigner un instant, avec un parfait motif à temporiser, mimant sa perpétuelle nonchalance.