Le monde d’Octavio, c’est un monde d'excréments et crasses. C’est un monde fait de pierres humides et de pénombre constante. Octavio, il ne distingue que vaguement les formes, mais il connaît ses ténèbres aussi bien que la nuit elle-même. Octavio, il connaît les odeurs, il connaît les grognements. C’est un paysage qui se dessine la plupart du temps par l’ouïe. Octavio écoute, Octavio n’a que cela à faire quand le monstre n’est pas là.

Il dort avec les chiens, devenus à la fois ses gardiens et ses confidents. Il connaît si bien les sons, Octavio, qu’il peut savoir lequel de ses amis parle quand un couinement survient. Aujourd’hui, ils ont faim. Octavio aussi a faim. Octavio aussi a soif. Il colle ses lèvres à la pierre tapissée de moisissure pour capter un peu d’humidité. Il attrape les insectes et les rats pour leur croquer dedans sans le moindre remords. Mais cela fait plusieurs jours qu’il n’y a eu ni rat, ni cafard. Octavio a faim. Octavio couine comme les chiens. Le seul mode de communication qu’il pense maîtriser à cet âge-là.

Et toi, tu arrives. Si fort. Si grand. À cet âge-là, il te pense le plus grand et le plus fort des monstres. Il te sait arriver à la seconde où le jet de lumière éclipse la quiétude du noir. Instinctivement, il se terre dans un coin, Octavio. Tu es plus dangereux que les chiens. Plus dangereux que n’importe quoi. Dans son univers, tu es le sommet de la chaîne alimentaire. Pourtant, vous êtes faits pareils. Mais toi, tu es grand. Toi, tu es fort. Toi, tu peux faire se lever la nuit et le jour comme bon te semble. À ses yeux, tu es un dieu dévastateur, un monstre de conte. Et quand tu vides dans les écuelles la nourriture que vos amis acclament à coup d'aboiement joyeux, les odeurs délicieuses montent et, terrorisé, Octavio entend son ventre gronder.

Tu as entendu. Il le sait. Il couine. Il se terre un peu plus dans son coin, cherche à fusionner et disparaître dans la pierre, mais ça ne marche pas. Octavio n’a pas ton pouvoir de traverser les murs, d’aller là-bas, là où il fait jour, où ça brille. Octavio ne peut que rester dans l’ombre. Et il couine.

Il couine.
L’imitation fidèle des chiens que tu aimes tant.

— Qu'entends-je ?

Oui, qu’entends-tu, Lazare ? Le bruit de la peur ? La douce mélodie de la crainte ? La symphonie de la domination ? Octavio est trop peu éduqué pour comprendre ce qui résonne à tes oreilles, mais il est assez intelligent pour comprendre qu’il doit disparaître dans les ombres, qu’il doit te considérer comme le plus terrible des châtiments. Octavio ne sait rien, mais il comprend que de vous deux, c’est lui la proie. C’est lui le chien.

Quand tu t’approches, il s’écorcherait presque le dos à s’agiter contre la pierre froide, désespéré à l’idée que tu le vois, désespéré à l’idée que le besoin primaire de manger ne soit un nouveau prétexte pour danser entre tes bras, pour redevenir cette toile vivante que tu peints à longueur de temps. Pourtant, le bruit spongieux de la viande qui s’écrase au sol, les grognements joyeux du festin qui se prépare, l’odeur du sang quand vos amis mordent, tout cela réveille bien plus que des couinements.

Il s’étreint le ventre, Octavio. Il s’arracherait presque l’estomac si ça pouvait le faire taire. Mais tu as entendu. Son ventre grogne encore et tu as entendu.

— Faim…

Il ne comprend pas tout ce que tu dis. Toi, tu parles la langue des hommes quand lui parle celles des bêtes. Mais faim, tu le prononces assez souvent pour qu’il relie les sons à l’idée de manger, d’avoir de la nourriture. Alors il parle, de cette voix incertaine, de cette voix qui n’est que bruits et gémissements.

— Faim… Pardon…

Pardon, il ne sait pas ce que cela veut dire réellement non plus. Mais il a appris depuis le temps, que c’était un ensemble de son que tu aimais, que c’était ce qu’il fallait dire quand tu nous entendais.

Il ne comprend pas non plus, tu sais ? Ta langue, tes mots, il ne peut que les deviner. Il lit dans tes yeux, une communication muette, un dressage. Il a appris par la force du temps (des coups) la signification de chacun de tes regards, Lazare. Quand tu poses ta main sur son crâne, c’est son cœur qui se fige, son corps qui tremble. Soumis jusqu’au bout des ongles, Octavio, parce que c’est comme ça que tu l’as dressé après tout. Ta marque d’affection, il l’encaisse comme le bon chien, l’humain animal, qu’il est. Fixe le sol, parce qu’on ne fixe jamais tes yeux quand tu nous touches. Octavio, sait, il sait que tu aimes quand il est aussi sage que ses frères. Tes amis canins.

Assis face à face. Il entend ta voix, essaye de lire dans tes yeux ce que tu veux. Il est terrorisé à l’idée de faire mal, à l’idée de te décevoir. Il sait, Octavio, quelle sera l’issue de ta visite s'il fait un faux pas. Pourtant, tout sonne creux dans son crâne. Il ne reconnaît pas l’ensemble de syllabes qui pourrait lui donner un indice, une piste sur ce que tu attends de lui. Alors quand tu penches la tête, il penche la tête aussi. Miroir crasseux, muet. Son regard bleuté remplit de question.

Et quand il voit dans ton regard poindre la lueur désapprobatrice, Octavio se redresse. Il ne veut pas que tu le tapes, il ne veut pas que tu le marques.

— Moi… faim.

Pose une main sur son ventre, son corps rachitique, jamais aussi fort, jamais aussi beau que le tien.

— Moi… sage.

Tu as dit qu’il fallait l’être. Tu dis aux chiens qu’il faut l’être.

— P… Pardon… Moi faim… Pardon. Moi sage…

Tu es son frère, son père, son monstre, son monde. C’est de toi qu’il tient ses repères, Lazare, de toi qu’il tient tout ce qu’il sait. Son univers, c’est cette cage, les chiens et toi. Lui à qui on n'a jamais rien appris, lui qui est trop petit pour se souvenir d’avoir été touché par d’autres mains que les tiennes, lui qui n’a jamais vu le visage de son père. Sa conception du monde, des gens, est une vaste toile abstraite faite de couleurs qui s’entremêlent, sans sens, sans cohésion. Tu es la main qui punit. Tu es aussi celle qui nourrit. En, vérité, Lazare, il y a de l’amour et de la crainte. Octavio résonne et ressent comme un chien. Octavio, il te lécherait dans la main sans comprendre l’horreur et l’ironie du geste.

Spécialement, quand tu sors de ta besace ce morceau de viande salvateur. C’est l’émotion qui perce dans ses yeux. L’espoir idiot. La reconnaissance stupide. Tu le nourris et il t’aime. Il n’oublie pas la torture, mais c’est comme ça que les choses fonctionnent, n’est-ce pas ? Alors Octavio, l’enfant idiot, il exulte de joie et se jette, animal, sur cette viande qu’il dévore. Il pleure. Pleure parce que ça fait mal d’avaler après autant de temps. Il pleure. Pleure parce que même s'il s’étouffe, il mange. Avale un morceau de cette immondice sanglante et poussiéreuse. Il en a partout. Il te regarde. Chien. Aimer. C’est des sons qu’il connaît. Il réfléchit, tu dis ça aux autres des fois. Comment les autres réagissent ? Ah oui.

— Moi… Chien…

Il se souvient voir vos amis canins s’approcher et se frotter contre ta peau. Quand tu dis aimer, il se souvient que ses frères couinent et se roulent dans la poussière. Alors il lâche sa viande s’approche à quatre pattes et couine comme couine les chiens enthousiastes. Frotte sa tête contre les barreaux, comme eux le font. Une parfaite, terrible, imitation.

— Moi aime…. Moi sage.

Il fera le beau pour toi.

La caresse, l’amour tordu. C’est ce qu’on partage, Lazare, n’est-ce pas ? Un amour tordu, écoeurant, dégueulasse. Octavio, il encaisse ta caresse, pour lui, c’est ce qu’il appelle amour, il mettra des années, presque une vie entière pour trouver la définition exacte du mot. Mais pour le moment, c’est encore de l’amour. Alors, quand tu le repousses, Octavio se laisse faire, tombe sur ses fesses et reprend la mastication énergique de sa viande jusqu’au prochain ordre. Ordre qui ne tarde pas.

Il te regarde, incrédule, face à la porte ouverte. Ça, par contre, c’était rare et inhabituel. C’est un acte qu’il ne sait pas interpréter et il te regarde, imbécile, la viande entre les lèvres, l’air de dire, de te demander, qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce que tu veux ? Il ne réagit pas à la première invitation, mais quand dans la seconde perce l’impatience, il comprend et il se traîne hors de sa prison. Pas heureux, mais curieux, légèrement terrifié par ce changement auquel tu ne l’as pas encore dressé. Ton pied sur son épaule, il reste au sol, la viande qui pendouille encore à sa bouche.

— Moi… ?

Pointe maladroitement du doigt la porte menant à l’extérieur. Il n’a pas appris à désigner ce qu’il y avait passé la cave. La liberté ? Le soleil ? Il n’y connaît rien, Octavio. Alors il te regarde, incrédule et quand tu lui fais comprendre que c’est bien là-bas, par-delà la prison qu’on se rend, il tente de se redresser comme un petit homme, fébrile, malhabile, rempli d’appréhension. Et il te suit en silence, Octavio, pas loin de trébucher sur toi plusieurs fois. Mais il suit, à la trace, comme les chiens te suivent à chaque fois.

Il attendait de brûler dans la lumière, Octavio. Il attendait de sentir la chaleur sur sa peau, le picotement angoissant puis terrifiant du soleil, cette lueur vive, douloureuse, aveuglante, dont il est privé la plupart du temps. Il attendait, mais quand tu tournes pour t’enfoncer plus profondément encore dans les ténèbres, Octavio regretterait presque les cloques sur son dos. Parce que là où on va, on le sait, ce sera pire. Là où on va, c’est ton aire de jeux, Lazare. La salle où l’on saigne et on hurle.

Tu susurres alors qu’il tremble, petite loque, terrifié par ce qu’il va suivre, mais trop soumis pour s’en rebeller. Confiance, il ne sait pas ce que ça veut dire, mais s'il en connaissait la définition, Octavio, il te dirait que oui, il a confiance. Confiance dans le fait que tu iras au bout du jeu. Confiance dans le fait que ça fera mal, atrocement mal. Mais c’est comme ça que tu nous aimes, n’est-ce pas ? Et c’est comme ça qu’on a appris à aimer. Alors on suit.

Il pénètre dans l’antre après quelques secondes à hésiter. Enfant de l’obscurité, il remarque vite cet homme au fond. Cet être. Qui lui ressemble. Qui te ressemble. Tourne la tête vers toi, ses yeux remplis de pourquoi. Tu prononces le mot magique. Frère. Il l’entend peu souvent, ce mot-là. Mais tu ne le dis pas avec le dégoût et la haine habituel. Alors il se prend à essayer de le dire aussi, Octavio, comme-ci il avait peur d’avoir mal compris.

— Frère….

Il tourne la tête vers la chose humaine dans l’ombre. Il ne comprend pas vraiment sa présence, la regarde, intrigué. Est-ce que cette chose allait lui faire mal aussi ? D’habitude, ce n’était que toi et lui. Octavio mal à l’aise, ne sait pas vraiment ce qu’il doit faire ni comment. Alors dans le doute, il retire maladroitement le morceau de tissu mité qui lui sert de vêtement. Quand tu joues, c’est toujours sa peau nue que tu marques. C’est le rituel. C’est comme ça.

— Mal… ?  Moi… Prêt…

Pauvre idiot. Tu n’as pas idée de ce qu’il t'attend Octavio.
Tu n’as pas idée d’à quel point tu vas regretter de ne pas être celui qu’on frappe aujourd’hui.
Tu n’as pas idée, aussi, d’à quel point tu vas aimer être frère, aujourd’hui.

Frère.
Il aime bien ce mot, Octavio. Il aime bien comment tu le prononces, aujourd’hui. L’impression d’être précieux, d’exister un peu. Quand tu tournes le tisonnier en main, il se prépare à se faire piquer. C’est le jeu, c’est comme ça. Mais les piqûres ne viennent jamais et quand tu lui tends l’arme, Lazare, il te regarde comme un enfant contemple son premier cadeau ou son premier poney.

Incertain, il fixe ce qu’il appelle, dans son univers d’enfant, son univers fait de brumes et de flous, “pique”. Pas certain de comprendre, tu sais, quand il tourne son regard vers la forme qui vous ressemble, là-bas. Pointe du doigt, un peu perdu. C’est la première fois.

— Pique… ?

C’est ce que tu nous demandes, frère ? Qu’on pique à notre tour ? Il ne l’a jamais fait, Octavio. Il avait toujours été du côté des torturer, pas des bourreaux. Quand il s’approche, il tremble et quand la forme s'agite, il recule, paniqué. Pourquoi bouge-t-il, d’ailleurs ? Quand tu viens, il ne faut pas bouger. Jamais. Même quand on a peur. Même quand ça fait mal. On ne bouge pas, parce que bouger, c’est rompre le jeu et Octavio sait que ce n’est pas poli. Tu lui as dit.

Semblable à un animal qui tourne autour de sa proie, semblable à un caniche qui hésite à affronter son reflet, Octavio avance, recul, hésite, puis approche de nouveau. La forme humaine en face de lui le met mal à l’aise, il se demande, Octavio, si c’est un chien lui aussi ? Une certaine curiosité qui finit par émerger de la peur. Une curiosité et, aussi, de la jalousie. Si c’est un chien, lui aussi, c’est peut-être ton frère ? Sombre, terrible, c’est une idée qui l’énerve, Octavio. Frère, c’est nous. Pas lui. On est un chien laid, mais un chien quand même, ton chien. Octavio n’aime pas ce qu’il voit. En face de lui, la forme le dégoûte, le frustre. Trop innocent et jeune pour comprendre que c’est son propre reflet dont ça l'insupporte. Trop manipulé dans des sentiments hideux pour réaliser la dangerosité de la jalousie qui fait battre son cœur, à Octavio, la réalité terrible d’être heureux d’être l’Unique.

Alors d’un geste ferme, qu’il ne comprend pas, qu’il ne se connaît pas, Octavio plante le tisonnier plus fort, plus violemment que toi. Toi, tu as des années d’expérience, la subtilité de ton côté. Octavio, lui, n’a que la brutalité propre aux gens peu instruit. Quand ça pique, quand il extrait le tisonnier et que la forme hurle, que le rouge apparaît Octavio bondi en arrière, terrifié, euphorique, se tourne vers toi comme un ahuri.

— Pique ! Pique ! Ça… Pique ! Rouge !

L’approbation dans ton regard, et il frissonne, Octavio. Un mélange malsain de plaisir et de crainte, de peur et d’excitation. Te craint, car il te sait changeant, s’excite parce qu’aujourd’hui, c’est différent. Aujourd’hui, tu le regardes comme tu ne l’as jamais regardé avant. Aujourd’hui, il a la sensation d’être le préféré des molosses. Et il aime ça, Octavio. Il aime ça. Même si les jambes trembles encore et que les cris de l’homme lui glace le sang. Octavio se sent comme un chien spécial. Comme un chien unique. Octavio, dans son amour et ses sentiments tordus. Octavio, qui même s'il a envie de vomir va piquer encore.

— En… Enfonce ?

Tes mains sur ses épaules, presque des griffes contre sa peau. Lève les yeux vers toi, si grand, si fort. Il ne comprend pas ce que tu lui dis, mais il devine que ce n’est pas encore suffisant. L’homme en face est encore trop immaculé pour que le jeu soit terminé. Octavio sait, que tu n’aimes pas quand c’est vide, qu’il faut toujours remplir. Quand la toile n’est pas repeinte de cicatrices et de sang ce n’est pas joli, ce n’est pas marrant.

Alors il s’approche de nouveau, Octavio. Plante sans sommation de tisonnier dans l’avant-bras. Ça hurle. Octavio a peur. Octavio frisonne. Il ne sait pas si doit avoir peur des cris ou du plaisir qu’il ressent. Tourne le regard vers toi, incertain, alors que l’arme est encore figée dans le bras.

— E… Enfonce !

Comme un appel. Comme une volonté de te rendre fière. Il veut crier le mot de nouveau, mais l’autre chien hurle aussi. D’un coup ça l’insupporte. D’un coup ça l’irrite. Ne lui as-t-on jamais appris à subir en silence ? C’est injuste. Alors que tu ne tapes pas. Alors que tu ne le marque pas. Alors que tu le regardes comme ça. Comment ose-t-il gâcher cette consécration-là ?

— TOI FERME !

Alors ça se retourne brusquement et ça fait abattre son poing sur la joue.

Tais-toi.
Tais-toi.
T’es laid.
T’es rien.
C’est son moment t'entends ?
Alors tais-toi.
Si tu cris tu vas tout gâcher.

Amour tordu.
Réellement dégouté face à cet humain qu’il torture.
Parce que même être un clébard tu ne sais pas faire.
Et ça le dégoute. Ca le frustre, Octavio.
Un chien pareil, même toi Lazare tu n’en voudra pas.
Parce que c’est lui le premier.
C’est lui meilleur.
C’est comme ça qu’on s’aime, non ?

— FERME FERME FERME !

Il connaissait l’odeur de la mort, Octavio. Mort, il l’était déjà. Morte, était sa mère quand il lui tétait pour la première fois le sein. Il vit avec, dort avec, mange avec. La mort, une amie intime, une couche de crasse avec laquelle il vit. Mais cette fois, c’est différent, Lazare. La mort on l’a vu venir, on l’a provoqué. La mort, on l’a laissée embrasser chacune des plaies de ce pantin gueulard jusqu’à ce que tu te donnes le coup de grâce. Octavio subjugué, la seconde d’avant hurlant et tapant, maintenant silencieux, presque éteint face au dernier râle du chien et au rouge qui coule de son cou. Le chien de fait plus de bruit. Le chien est devenu tout mou. Le chien, n’a plus rien d’humain.

— Plus… Ferme ?

D’un coup, c’est le silence. D’un coup, les cris lui manquent. Pas par plaisir d’entendre l’autre hurler, mais parce que le bruit était vie, le bruit était existence. Mais là, dans le silence, il y avait quelque chose de dérangeant. Face à cette forme autrefois hurlante, il y avait un malaise. Emprisonné entre tes mains, ne peux que tu regardais alors qu’on sent encore la présence de cet être sans vie et qu’on a soudain envie qu’il hurle encore. Juste pour disait qu’il était encore en vie.

— … Mort ?

Un mot interdit, dont il ne saisit pas toute la nuance.

— Ca… Mort ?

Se met à genoux, pointe timidement du doigt le cadavre.

— Moi… Mort ?

Est-ce que tu vas aussi nous planter ce tisonnier dans la gorge, Lazare ?

La naïveté malsaine, étrange, de voir dans ton sourire, dans ces mots qu’il comprend à peine une promesse de protection. Tu lui promets la souffrance, la servitude, la folie. Octavio comprend que tu lui promets la vie. Et, il ne connaît rien d’autre, Octavio, rien d’autre que ce que tu lui appris. Alors il est content, Octavio, persuadé que c’est là la meilleure des options, le plus beau des cadeaux. Il n’y a que la torture et la mort et, entre les deux, il a la stupidité de préférer la douleur, Octavio.

— Moi pas mort…

Et sous tes doigts, il y voit l’amour fraternel. Dans son esprit ignorant et vide, tu traces les bases de la relation. Il n’a rien sur lequel s’appuyer pour percer à jour ta fourberie, voir derrière les écrans de fumés, la crasse dont tu l’as habillé. Satisfais dans le pire, car c’est dans le pire que tu l’as élevé. Et c’est dans cette salle de jeu où l’odeur du sang, de l’urine et de la merde se mêlent, dans cette salle de jeu où la mort dort et observe qu’il se sent d’un coup étrangement serein. Ton front contre le sien. C’est sa place. Son rôle. Son univers. Encore trop jeune et con pour comprendre que l’amour ne rime pas avec coups et dégoût.

— Moi aime….

N’ose pas agripper tes vêtements, n’ose pas toucher ce qui est sacré. Mais ça a besoin de te dire que ça t’aime. Octavio encore enfant, encore avec le besoin terrible de chercher de la tendresse. Il ne rejettera l’amour et les sentiments que bien plus grand. Car l’amour que tu lui donnes, l’amour qu’elle lui donnera après toi seront ses démons, son poison. Essayera de les cacher, de les rejeter, de les brûler. Adoptera aux yeux du monde la désinvolture des grands connards, celui qui ne s’occupe de rien ni de lui-même. S’en foutra tellement qu’il mourra seul, comme un chien, après avoir rejeté les mains tendues, avoir de lui-même sacrifier tout ce qui aurait pu un jour le sauver. Fidèle, pour son plus grand malheur, à l’éducation que tu graves maintenant. Tellement tordu. Tellement perdu. Sûrement la plus belle de tes œuvres, Lazare. Octavio est ton chef-d’œuvre.

— Moi aime toi…

On en vomirait presque.  

L’espace d’un moment, ce fut la douceur. Ce fut la chaleur dans le creux du ventre, les tendres battements de cœur. L’espace d’un instant, ce fut comme le cocon d’un père, l'étreinte d’une mère et puis, soudain, ce fut la douleur. Toi qui le pousses, toi qui hurles et avant de n’avoir pu se préparer à encaisser, ce fut les coups, la barre de fer qui marque puis déchire la peau. Ce fut les cris, les supplications, alors que ça reste prostré au sol, les mains encadrant le crâne dans le seul réflexe de protection qu’il a encore.

— PARDON PARDON !

Ça avait été si bon, maintenant ça faisait si mal et il se demande, Octavio, qu’est-ce qu’il a bien pu faire pour te déplaire à ce point. Ça avait été si doux, l’espace de cette poignée de secondes l’impression d’avoir été vraiment heureux. Mais maintenant ça hurle, Lazare, maintenant ça saigne. S’aimer on ne peut pas, pas comme ça, pas comme eux, n’est-ce pas ? On ne peut que se déchirer encore et encore jusqu’à la toute fin.

Et quand le tisonnier se plante dans sa main, il hurle encore, Octavio. Pas qu’il a mal. Pas qu’il a peur. Il hurle, la seule chose qu’il pense sincèrement.

— PARDON…. Pardon…

Forme vivante et dégoûtante étendue sur le sol. Supplie que tu lui pardonnes de tout ce que tu pourras lui reprocher. Alors que tu tournes des talons, que tu quittes la salle. Octavio désormais seul avec le cadavre. Dans son regard fixe, mort, vide, il a l’impression qu’il le fixe. L’impression qu’il le juge. L’impression que bientôt une étincelle de vie va en jaillir et que ce sera lui qui viendra le battre à ta place. Octavio terrorisé, la main en sang, le dos meurtri, arrache la lame, puis recule jusqu’à la grille, s’y accroche, t’appelle, te supplie.

— PARDON PARDON PARDON PARDON

S’en déchire la voix.

— Pardon…. Pardon…

Jusqu’à la briser dans un sanglot.

— Frère… Pardon… Aime… Frère…

Mais il n’y a que le silence. Il n’y a que lui, son sang et la mort. Et il pleure Octavio. Toujours ce cadavre en face de lui. Toujours son regard. Toujours ses yeux vides. Et il croit entendre, dans le fin fond de sa folie “bien fait, Octavio”. Et face à cet être misérable, il devient aussi fou que toi. Nul ne sait s'il sombre à cause de son sang ou de son éducation. Nul ne le sera jamais. Mais Octavio, encore enfant, a pris le tisonnier pour le crever rageusement, ce regard empreint de jugement. Plante encore et encore, déforme jusqu’à la moindre parcelle de ce visage terrible qui le juge, qu’il hait, qu’il hurle être fautif de sa punition. Ravage tout ce qui faisait du cadavre celui d’un humain. Et quand il a fini, peint en rouge, quand il contemple l’autre chien devenu une bouillie en forme de corps et aux traits flous, il n’y a que le silence.

Puis un hurlement. Son hurlement.

À l'autre bout des caves, les chiens aboient.