L’air froid du vent d’automne –d’hiver, bientôt– hérissait la chair de poule sur la peau de Keira, mais elle préférait mille fois se tenir debout, ses pieds nus et libres de chaînes foulant l’herbe humide, plutôt qu’enchaînée au sol crasseux et sombre des caves du Maître. Dehors, l’air avait une odeur de feuilles mortes et de pétrichor, le vent charriait les effluves subtiles de la ville et malgré la présence du Maître et des chiennes aux mâchoires claquantes, malgré les gémissements de la pauvre âme élue gibier du jour, Keira trouvait une forme de contentement de se trouver là plutôt que dans sa cellules aux relents de sang séché et de renfermé.
Le Maître avait voulu d’elle à ses côtés pour la chasse d’aujourd’hui, et elle ne comprenait pas pourquoi ; elle ne cherchait plus depuis longtemps à comprendre ses excentricités et les raisons pour lesquelles il voulait qu’elle assiste à telle horreur, ou en subisse telle autre encore. Depuis qu’il lui avait pris son œil, Keira s’était repliée sur elle-même et s’était faite docile, refoulant au plus profond de son esprit la rage qui l’animait afin qu’il n’en voit pas les flammes et qu’elle puisse profiter d’un peu de paix.
Elle avait appris à obéir pour survivre –tant que ça lui servirait.
N’avait plus douté une seule fois de son objectif depuis qu’elle avait vu le brasier, et dehors, elle était toujours un pas plus proche de son but qu’enchaînée dans un cachot.

Les bras chargés des effets du Maître, elle fit un inventaire mental de la situation et de ses atouts. La Dame n’était pas là pour une fois, sortie du domaine pour la journée. C’était un obstacle en moins. Seuls le Maître et sa meute étaient à craindre, mais si ça n’avait pas été pour Minuit, Keira leur aurait déjà échappé une fois.
Elle pouvait recommencer.
Aujourd’hui le froid n’était pas à blâmer pour les frissons qui arpentaient l’échine de Keira,
c’était l’adrénaline, d’envisager sérieusement sa fuite pour la première fois depuis des semaines, qui commençait à pulser dans ses veines et l’embrasait d’en-dedans.

D’un regard neutre de toute émotion, elle observa le Maître siffler le début de la chasse et lâcher les limiers derrière la proie qui avait déjà prit de l’avance –il ne restait plus qu’eux.
Et Keira s’efforçait de maîtriser sa respiration en attendant le moment où il baisserait sa garde devant elle pour passer à l’attaque.

Le cœur de Keira ne s’était serré d’aucune compassion ni pitié pour la jeune femme qui s’était élancée dans les bois, la meute sur les talons. Elle ne songeait rien la concernant car Keira avait grandit en ne pensant qu’à elle, et à ce qu’elle assimilait comme sien –Minuit. Son esprit tout entier était concentré sur son objectif, et elle ne comptait certainement pas aller sauver une inconnue comme elle s’était sacrifiée pour sauver sa petite sœur.
Elle n’était pas plus importante à ses yeux, que les petits lapins qu’elle attrapait auparavant dans sa forêt ; utile à sa survie sans être indispensable.

Docile, elle se mit à trottiner derrière le Maître quand il l’incita à accélérer le pas et pris garde de ne pas faire tomber ses affaires. Le froid lui saisissait les pieds mais l’adrénaline qui montait en elle l’insensibilisait à la douleur de la même façon que sa fixation la détournait de toute forme de distraction. Elle s’arrêta à son tour quand le Maître stoppa sa course pour déterminer le sens du vent et tirer un pigeon qui avait le malheur de passer par là, et ce ne fut qu’à l’ordre du bourreau qu’elle réagit.
Ramasse.
Keira réprima un sourire ; était-ce encore un piège ou venait-il de lui offrir une chance de s’enfuir ?

Sa main frêle s’enroula autour de la flèche qu’elle débarrassa promptement du corps du volatile. Le Maître s’était retourné sans lui accorder d’importance pour reprendre sa course, et Keira fut alors saisie d’un frisson électrique qui sembla lui parcourir chaque parcelle de son épiderme.
Elle n’avait pas froid, n’était pas plus fatiguée qu’à l’accoutumée.
La Dame absente et la meute partie au loin.
Une arme à la main et le dos tourné du Maître sous les yeux.
Elle n’avait pas besoin de croire en la Maison-Dieu pour y voir là tous les signes réunis
–le moment était venu.

Il fallait faire vite, avant que le Maître ne rattrape ses chiens. Sans un bruit, Keira déposa au sol tous ce qui encombrait ses bras et ne garda que la flèche ensanglantée à la main avant de courir après ce qui était devenu sa proie. Son pas était vif, léger, et l’herbe tendre étouffait le bruit de plus en plus rapide de sa course.
Progressivement, elle parvint à réduire l’écart entre eux
jusqu’à l’instant fatidique où elle se jeta sur ses jambes pour le faire chuter en avant.
Keira n’était plus mue que par son instinct de chasse et ses réflexes aiguisés par la vie –quoiqu’un peu émoussés par les dernières semaines où sa survie dépendait de sa docilité. Profitant de l’instant de surprise, elle se releva aussitôt sur ses pieds et se positionna de nouveau dans le dos de l’homme. Son poids plume n’était pas suffisant pour le plaquer au sol bien longtemps, mais ce n’était pas là ce qu’elle recherchait, aussi dès qu’elle le vit commencer à se redresser, elle se jeta sur lui pour le faire basculer sur le dos et une fois en position de force sur lui, elle planta la flèche avec toute la force dont elle était capable, juste au-dessus de la clavicule ;
peut-être dans sa gorge.

Ça n’était pas assez et elle le savait ; Keira ne se laissa alors pas tenter par l’euphorie d’une victoire trop facile.
Mais elle savait où le Maître accrochait son poignard.
D’un geste vif, sa main glissa vers sa ceinture et s’agita frénétiquement sur le cuir qui protégeait l’arme pour l’en défaire, et ce ne fut que lorsqu’elle se retrouva dague en main que ses lèvres s’étirèrent un un sourire étrange.
C’était un sourire sans joie, sans sadisme, sans aucune forme de satisfaction ; exacerbé par le regard fou et vif des âmes si plongées dans leur concentration que le reste du monde semble s’évanouir autour.
Le poing fermement serré autour du manche, Keira abattit la lame
une fois ;
deux fois ;
trois fois ;
puis elle cessa de compter.
Malgré la force induite par l’adrénaline, ses muscles atrophiés n’étaient pas assez puissants pour entamer le cuir et la chair suffisamment profondément pour causer la mort en un seul coup stratégique. Alors elle poignarda à l’aveugle, espérant faire suffisamment couler le sang pour qu’il ne se redresse pas.

Au bout d’une seconde ou deux qui lui parurent durer des heures, elle se redressa, le souffle court, le poignard toujours en main et du sang éclaboussé sur ses haillons.
Durant un instant de flottement, le temps d’un battement de cil, Keira sembla réaliser ce qu’elle venait de faire et sortit de la transe étrange qui s’était emparée d’elle.
Son s’anima d’un nouvel élan de vie et elle attrapa l’arc qu’elle lança de toute ses forces dans les branches au-dessus de leurs têtes afin qu’il y reste coincé, à défaut d’avoir la force de le briser de ses propres mains.
Son regard se reposa sur son bourreau et son sourire avait fané.

« Keira dehors si le Maître meurt. »

Elle recula –jamais certaine de pouvoir lui tourner le dos même pour s’enfuir.

Keira n’avait pas tremblé d’un iota en réalisant son geste car il n’avait été ni soudain ni inattendu. Ce moment de domination, elle en avait rêvé au fond de sa cave, et il avait été ce qui l’avait maintenue en vie tout ce temps ; pouvoir enfin prendre le dessus sur celui qui ne trouvait de plaisir que dans l’assouvissement total de ses pairs, et s’enfuir le plus loin possible de ses terres un fois la chose accomplie.
Pourtant, elle ne parvenait pas encore tout à fait à lui tourner les talons.
Le regard posé sur le corps allongé du Maître qui se vidait de son sang, Keira observait le geste faible qui anima sa main en penchant légèrement la tête sur le côté, comme si elle cherchait à comprendre ce que ce geste désespéré signifiait.
Mais Keira n’avait jamais vraiment compris le Maître ; elle s’était juste habituée à lui et à ses coutumes. La profondeur de son esprit était toujours insondable pour elle, et elle ne portait pas vraiment d’intérêt à le comprendre –même sa tendre Minuit, elle n’avait jamais cherché à se montrer particulièrement empathique à son égard.
Un peu comme le Maître, Keira était un monstre d’égoïsme. Un égoïsme primaire et désintéressé, si ancré dans sa propre survie que l’idée de la vengeance ne vint que l’effleurer sans jamais avoir le temps, dans la cohue, de véritablement peser en elle.
Le Maître était à sa merci, et elle pourrait lui faire payer chaque acte de torture enduré dans l’enfer où il l’avait enfermée ;
mais Keira ne voulait plus s’approcher.
Elle craignait encore et toujours le mauvais tour, le mensonge, la ruse ; elle se voyait l’approcher pour l’achever et se faire poignarder à son tour dans un dernier élan enragé et la vision suffisait à la tenir éloignée.

Des aboiements au loin la tirèrent de sa contemplation perplexe. Le regard perçant, elle scruta les bois, alerte, pour s’assurer qu’aucun limier ne revenait vers eux avant de poser sur le corps de son ex-geôlier un regard lourd qu’elle fit peser avec toute la hauteur qu’elle pouvait prendre sur lui en cet instant précis.

« C’est moi le Maître maintenant. »

De sa vie, de son corps, de son esprit et de son destin.
Lazare Priest ne sera jamais plus maître de quoique ce soit la concernant.

« Toi plus rien. »

Le poing fermement serré autour du manche du poignard comme pour y concentrer son énergie et ne pas la laisser s’échapper, Keira tourna enfin les talons et s’enfonça dans les bois en courant.
Il lui fallait atteindre la lisière du domaine Priest pour échapper enfin à son sort, et la route vers le salut était encore longue et incertaine.