Il y avait ce bâtiment qui avait accaparé toute ton attention dès ton arrivée. Bon briserunien que tu étais, tu avais un certain attrait, une certaine excitation enfantine à aller découvrir la fameuse arène de Roseraie, celle dont tu entends parler depuis tout petit, théâtre de tant d’histoires racontées à table. Tu trouvais fabuleux qu’un lieu dédié à l’art du combat puisse exister ici. Un lieu, où des hommes et des femmes pouvaient se battre, perfectionner l’art du maniement des armes et le faire partager à une foule enthousiaste. Faire du combat un spectacle t’avait fasciné dès le départ et tu voyais dans l'existence de ce lieu, un antre de la connaissance, un endroit où des centaines de styles pouvaient se rencontrer pour offrir à tout bon guerrier qui se respectait l’occasion d’élargir ses connaissances martiales. Et aujourd’hui, tu foulais le sable tant désiré des pieds. Une espèce de fierté personnelle.

— C’est tout à fait charmant de votre part de m’avoir proposé de vous accompagner maître Caterna, je ne regrette pas, ce lieu est incroyable.

Tu te tournes vers ta guide, mais aussi garde du corps improvisée, pour lui offrir un salut respectueux. Tu avais été enchanté qu’elle vienne te proposer de visiter les lieux importants de Roseraie, et encore plus qu’on te laisse l’opportunité de le faire sans toute une escorte. Cette relative liberté te touchait, tu y voyais une marque de confiance et d’acceptation. Depuis les danses et ta rencontre avec Diane, tu te sentais particulièrement soucieux de te faire également une place ici-bas. Un peu euphorique, plus tu observais Malronce, plus tu t’y sentais bien. Il y avait une vie particulière, ici, une Vision du Monde autre qui te plaisait beaucoup. Si tu étais amoureux de Briserune, tu ne pouvais nier une certaine fascination pour la patrie de ta fiancée, un certain respect aussi. Peut-être, même, irais-tu jusqu’à dire que vous aviez plus en commun que ce que tes compatriotes ne voulaient croire.

Autour de toi, des armes sont soigneusement rangées dans des râteliers impeccablement entretenus. Tu n’avais jamais vu lieu d’entraînement aussi bien tenu. L’envie, un peu puérile, de faire quelques passes, de glisser sur ce terrain et de faire danser les armes, quelques minutes au moins. Est-ce que tu peux ? Est-ce que tu vas oser ? Et puis, pourquoi pas, après tout. Tu te sens pousser des ailes depuis ton arrivée.

— Pensez-vous qu’il serait possible de croiser le fer quelques instants ? Amicalement, bien sûr.

L’idée de te retenir ne t’avait, tu dois l’avouer, même pas frôlé l’esprit. Quand on se battait, à Briserune, on le faisait dans le respect de l’autre. Respect, qui se traduisait bien souvent par diverses côtes et nez cassés. Bien que rentrer couverts de bleus ne serait peut-être pas au goût de ta belle-famille, tu avais une réputation et des principes à honorer. Ce serait donc sérieusement qu’on se battrait, ta façon à toi, un peu archaïque certes, de rendre hommage à la puissance de l’armée malronçoise.

Ton choix se porte naturellement sur la lance, ton arme de prédilection quand il s’agissait de duel. Ta fidèle hache, tu ne la sortais que pour les grandes occasions, pour les combats de mêlée qui nécessitaient d’amoindrir rapidement et efficacement le camp adverse. Face à une adversaire comme Selena, et au regard des quelques coups d’épée qu’elle avait portés, c’était de rapidité et de précision dont tu allais avoir besoin.

— J’y compte bien.

Un challenge n’était pas un challenge s'il n’y avait pas le risque de se faire estropier par le biais d’une grosse épée.

Tu t’avances au centre de l’arène, faisant tourner la lance autour de toi afin de t’habituer à son poids. En face de toi, ton adversaire se délaisse de sa veste, et, visiblement, ta chemise était de trop. Intéressant, à Briserune, on se déshabillait après être allé au combat.

— Que je me… Ah ! Navrée, Selena, je n’ai pas encore en tête toutes les nuances de l’étiquette malronçoise.

On pouvait appeler cela de la naïveté, ou une profonde bêtise. Le fait est que tu ne remets pas en question les ordres de ta guide. Si c’était la peau nue qu’on se battait ici, alors il ne restait plus qu’à faire, comme elle l’avait si bien dit, tomber la chemise. C’est avec des gestes un peu hésitant, pas forcément à l’aise avec le fait de te montrer sous un si simple costume, que tu retires ta chemise, Jasper. À Briserune, tu n’avais jamais été habitué à la promiscuité des corps et des yeux. Se dévêtir se faisait dans l’intimité d’une salle d’eau ou d’une chambre. Si tu devais parader torse-nu régulièrement, il allait falloir que tu travailles sur toi.

— Bon. Eh bien. Je suppose que je suis prêt.

Fait rouler un peu des épaules pour te dérider un peu, un peu honteux à l’idée de montrer à une femme qui n’était pas ta promise les quelques zébrures qui parcouraient déjà ta peau. Le lot de tout guerrier.

Petit Lord. On ne t’avait pas habitué au franc-parler malronçois, ni à la familiarité détendue des combats. À Briserune, l’on se battait avec respect, honneur, mais pour Selena tout cela semble être de l’ordre du jeu. Un jeu qu’elle maîtrise, Jasper, un jeu dont elle connaît par cœur le terrain.

Le sable crisse sous tes pieds, une arène bien différente des étendues glacées sur lesquelles on se bat, chez toi. Il te faut un léger temps d’adaptation pour t’habituer à cette adhérence particulière, cet équilibre qu’il faut trouver. On se tourne autour, tels des lions en cage, sa posture est bonne, elle sait ce qu’elle fait. Battre une adversaire habile à domicile… Voilà un challenge qui avait de quoi faire tomber le masque. Ça s’agite en dedans, Jasper, la fibre de combat, l’excitation des armes qui s'entrechoquent, l’état de pleine conscience. Il avait toujours été question de te retenir dans tous, Jasper. Là, c’est l’explosion.

Sa feinte te surprend, le sable dans les yeux que tu fermes trop tôt quand tu recules trop tard, tu la sens déjà sur toi. Puis c’est le premier coup porté, son rire et la provocation. On ne se battait à Malronce comme nulle part ailleurs. Mais puisque tous les coups étaient permis…

— Pardonnez-moi, je n’avais pas encore totalement compris le cadre de notre combat.

Un sourire et tu fais glisser la lance dans ta paume pour la prendre en traître par-derrière. D’un coup de manche pour la faire reculer, tu pivotes sur tes talons pour te retrouver face à elle.

— Mais je viens de dissiper mes incompréhensions.

Tu fais jouer ta lance pour la maintenir à distance avant de te lancer droit sur elle. Le prochain coup serait d’estoc… Du moins, c’est ce que tu lui fais croire. Au dernier moment, tu fais un pas de côté pour lui rendre coup pour coup. Tu vises l’omoplate à ton tour, non sans une certaine satisfaction.

— Je suis un expert en armes longues, alors ne vous en faites pas pour ma lance, elle sait comment atteindre sa cible.

Quand le poignet craque, tu exprimes quelques scrupules, Jasper. Bien sûr, il s'agissait là de risques à prendre en compte, rien ne garantissait de sortir frai et dispo d’un entraînement. Des accidents, plus ou moins volontaires, il y en avait eu. Il y en aurait encore beaucoup. Mais tu n’avais pas spécialement dans l’idée de handicaper Selena dans ses fonctions pour répondre à ton caprice, un peu puéril, de jouer des muscles et des armes dans le dos de tes beaux-parents. Mais quand c’est ton nez qui craque, Jasper, quand c’est à ton tour de sentir son coup briser ce qui ne l’était pas, tu comprends que tes scrupules peuvent joyeusement aller valser ailleurs.

Grimace sous la douleur qui pulse. Ta première pensée, va pour Diane et la peur de rentrer avec un nez violacé et tordu. Ta seconde pensée, va pour Selena et une admiration un peu étrange, quand on y pense, pour celle qui vient de littéralement te briser un os.

— Un poignet pour un nez… Cela me semble être un troc équitable.

Secoue un peu la tête pour reprendre tes esprits.

— J’espère juste qu’il cicatrisera correctement, je tiens à me marier avec un profil correct.

Ce n’était pas parce que tu étais second que tu n’avais pas ta fierté. Être relégué au second rang avait été ton quotidien depuis le jour de ta naissance et, même si tu n’avais pas à avoir le caractère imposant de ton frère aîné, tu refusais de devenir le plus laid des deux.

— Puisque nous en sommes à nous casser les membres en plus de nous infliger des ecchymoses, y a-t-il une zone que vous souhaitez préserver ? Si ça ne vous dérange pas, je souhaiterais qu’on se limite à tout ce qui n’est pas essentiel. Je pense que vous ne verrez aucun inconvénient à ce que nous sortions d’ici avec toutes nos dents et des yeux valides.

Histoire de pouvoir continuer à vivre.
Et pouvoir faire un grand sourire sur les portraits officiels.

Les règles posées, tu fais tourner ta lance. Ton nez te fait mal et ta respiration s’en trouve plus difficile. Elle ne t’a pas raté et tu finis par accepter le fait qu’il allait peut-être falloir y aller sérieusement. Les scrupules n’allaient que t’aider à avoir des bleus en plus et ton sens de la galanterie n’avait plus lieu d’être. Selena était une guerrière, la plus belle façon de lui rendre honneur et de la remercier était encore de lui faire mordre la poussière. Un peu plus et on se croirait presque à la maison.

— Et si nous y allions franchement, lady Caterna ?

Tu avais rarement encaissé autant au cours d’un entraînement.
Tu avais rarement eu autant le sourire, aussi.

Alors quand tu t’élances, tu bandes tes muscles pour te projeter en avant et gagner en vitesse. Selena avait l’agilité et la souplesse pour elle, toi, tu avais la force et l’endurance. Tu choisis d’encaisser son coup pour gagner en proximité. Aussi rapide soit-elle, une fois prise dans tes filets, on ne se libère pas d’un simple claquement de doigt. Tu laisses ta lance tomber au sol et en profites pour l’enserrer à la taille. Puisque les méthodes traditionnelles n’avaient que peu d’effets sur ton adversaire, tu allais opter pour le style plus tactile et brute de la lutte. Dans un grognement, tu soulèves la Caterna de terre pour effectuer un tombé au sol.

Loin d'être traditionnel, en effet, et ton nez te fait bien comprendre que les à-coups coutumiers de ce genre de prise ne font pas l'unanimité chez tes os. Mais qu’importe, pour la première fois de votre combat “amical”, tu l’as stoppée.

— Le sable est-il à votre goût ?

Cela n'avait plus rien d'un duel. Cela n'avait même plus grand-chose à voir avec un combat. Une bagarre de taverne, à la rigueur, voire même des chamailleries d'enfants un peu trop bien mal élevé, peut-être. Mais certainement pas un affrontement entre membres de cercles d'importance. Et tu te demandes, Jasper, si en te voyant, tes professeurs auraient hurlé avant de s'arracher les cheveux ou s'ils se seraient arracher les cheveux avant de hurler. Pourquoi pas les deux en même-temps ?

Non, cela n’avait définitivement plus rien d’un combat. Emmêlés au sol dans un brouillon de corps et de coups, vous aviez l’air d’être tout, sauf ce que vous étiez en réalité. Selena se débat, te jette du sable et cherche visiblement à creuser des tranchées dans ton cuir chevelu. Toi, tu resserres ta prise et tu remercies la Maison-Dieu pour t’avoir donné une santé capillaire à toute épreuve.

— Il me semblait que nous devions laisser nos visages en paix.

Quoique étant donné la situation, cela ne devait pas forcément avoir grande importance. Elle se tortille comme une anguille, et tu te demandes si elle ne va pas finir par se déboîter quelque chose à force de bouger avec autant de vivacité. Tu peines à la maintenir, aussi endurant es-tu, Jasper, tu as pour toi quelques ecchymoses bien placées et un nez particulièrement douloureux. Si l'adrénaline te maintient dans une certaine forme, Selena également et dans sa folie elle frappe sur ta peau déjà bleuie par les coups. Fourberie volontaire ou heureux hasard, il n'empêche que tu la lâches, avant de rouler rapidement sur le côté pour te redresser à distance raisonnable d'elle.

— Quelle idée de se battre aussi peu habillé.

Tu grimaces, il te semble que les mouvements les plus simples sont devenus extrêmement douloureux.

— Bien, je crois qu'en plus de mon nez vous m'avez meurtri les côtes.

Et tu espères que Roserai et son Palais à des guérisseurs efficaces. Bien sûr hors de question de faire appel à un quelconque don de guérison, non. Plante, cataplasme et repos seraient tes armes pour combattre les blessures. Ce qui signifiait également, que tu allais devoir te passer de danse avec tes belles-soeurs pendant quelque temps.

— J'avais promis à ses altesses royales Iphigénie et Prudence des danses, je crois que ma performance se limitera à battre du pied sur un siège, ce soir.

Tu te relèves, souffle et constates que toutes contractions musculaires sont une épreuve. Merveilleux. Sincèrement merveilleux. Tu n’avais pas été mis à l’épreuve aussi brutalement depuis trop longtemps. Le style conventionnel avait un effet contre-productif évident. Selena avait cette créativité dans le combat qui la rendait redoutable. Tu voyais en ses capacités un moyen de progresser évident.

— Votre style n’a rien d’académique, où avez-vous appris à vous battre ?

Il y eut un choc. Un mot.

— …. C’était une plaisanterie ?

Est-ce que cela aussi était une plaisanterie ? Ou était-ce une révélation des plus sérieuses ? Est-ce qu’elle venait de t’avouer, dans le plus grand des calmes, que tu t’étais dévêtu pour rien ? Que tu avais dévoilé ton torse uniquement pour satisfaire le plaisir malsain et pervers de rire de ton envie de bien faire ? Qu’en plus de t’avoir cassé le nez et déplacé quelques côtes, elle t’avait aussi humilié ?

Et soudain, tu ne rigoles plus vraiment, Jasper. Tu ne souris plus vraiment. Se rendait-elle compte de l’impact de ses gestes ? De ce qu’elle risquait de déclencher si tu en venais à faire remonter l’information ? Si tu en venais à t’en plaindre ?

— Êtes-vous consciente que je pourrais vous mettre au cœur d’un accident diplomatique d’importance si jamais je venais à raconter cela à qui que ce soit ?

Non. Visiblement non.
Est-ce que tu allais le faire ? Sincèrement, la partie extrêmement piquée de ta fierté hésite. Tu n’aimes pas être pris pour un imbécile, Jasper, et encore moins sous-estimé. Tu as en horreur cette espèce de supériorité que semble avoir le reste du monde sur les seconds nés. Pourtant, tu aimes croire que Selena n’avait en rien l’envie de te mettre dans une position dangereuse et de se mettre, par la même occasion, dans une position tout aussi dangereuse. C’était une plaisanterie. Lui chercher des excuses était peut-être une erreur, mais tu veux croire qu’elle n’a pas vu aussi loin.

— Je ne dirai rien, rassurez-vous. Je ne tiens pas plus que vous à nous mettre dans une situation délicate. Mais n'abusez plus de mon désir de bien faire les choses, je vous prie. Je suis humain, par respect et par affection pour ma fiancée, je mets de côté ma fierté, mais ce n'était en rien une plaisanterie agréable, dame Caterna.

Légèrement vexé, tu en profites pour ramasser ta chemise dans le silence et la remettre, accueillant par là même le réconfort d'avoir quelque chose sur le dos.

— Je sais que je suis un intru indésirable pour nombre de personnes dans ce château. Finis-tu par lâcher. Mais je considère chacun d'entre vous avec le plus grand des respects et le plus grand des sérieux. J'aimerais que l'effort soit réciproque.

Tu reprends ta lance sans mot dire avant de lâcher, l'air de rien.

— L'absence de magie n'est en rien une faiblesse. Bon, mettons nous en garde, nous avons un combat à finir me semble-t-il.