Second fils tu es, Jasper.
Second fils tu resteras.

N’y a-t-il pas pire place que celle du milieu ? Ni totalement dernier pour inspirer la pitié. Ni totalement premier pour inspirer la jalousie. Une seconde place d’une neutralité implacable. Une seconde place qui te conditionne à ce rôle transparent, sans importance, celui de l'obéissance aveugle puisque, après tout, on n’attend rien de bien transcendant du second. Juste d’être moins fragile que le troisième et d’être moins bon que le premier. Un rôle dans lequel tu excelles, Jasper, puisqu’il n’y a pas meilleur second fils que toi.

Modelé par le taureau de ton premier jour jusqu'à celui de la traîtrise des chiens qui se nomment “braves”. Marionnette habile, agréable, un bon fils esclave comme on les aime tant. Tu as posé le pied au sol et on t’a dit de ne pas courir plus vite que ton aîné, et tu as donc ralenti. Tu as grandi et on t’a dit de ne pas devenir plus beau que ton aîné, et tu t’es donc volontairement enlaidi. Tu as brandi les armes et on t’a dit de ne pas devenir plus fort que ton aîné, alors tu as volontairement perdu. Voilà, la vie d’un second fils. Oh, ça ne veut pas dire que tu n’as pas ta fierté, Jasper, ça ne veut pas dire que ton sang ne pulse pas sous le coup de la frustration. Non, ça veut juste dire que tu avais à cœur de bien faire les choses, parce que ce n’est qu’en étant second que les yeux de ton père brillaient de satisfactions. Ton père te l’avait dit dès le premier jour de ta vie : la plus belle des qualités d’un fils est l'obéissance, alors tu seras obéissant fils, tu le seras et je serai un père content.

Content, il l’a été, tu lui as donné toutes les cartes en main pour. Une éducation militaire menée par des grands noms briseruniens, de la lance et de la hache tu t’es fait maître, Jasper. Un grand amour pour la stratégie, pour les chevaux aussi. Une certaine sensibilité pour les animaux qui amusait ta mère et faisait soupirer ton père. Mais d’un second fils on attend aussi plus de coeurs que pour le premier, alors on t’a laissés cultiver ton goût des émotions et du sentimentalisme. Chef de guerre tu ne serais jamais, mais tu serais sans conteste un futur ambassadeur, aussi, on t’a donné le goût de la discussion, l’art d’écouter et de se faire écouter aussi. Si ton frère aîné serait la main de fer, toi tu serais le gant de velours. C’est ce qui avait été planifiée, du moins. Alors on t’a envoyé à Malronce nombre de fois durant ta jeunesse, resserrer les liens, car ton père avait pour coutume de dire que la politique n’était qu’hypocrisie mais que l’hypocrisie permettrait également de se rapprocher et de contrôler ses ennemis. Un homme de poigne ton père, pourtant tu as toujours cultivé en secret une certaine admiration pour les autres peuples et un certain goût pour la vie de cour Malronçoise. La seule chose que ton ouverture d’esprit n’a pas été capable de renier, c’est la haine commune de tout ton peuple pour la magie et Sombrelune. Des danseuses, disait ton père, des Hommes qui n’en ont que le nom. Et, c’est vrai, tu places les arts artisanals et manuels bien au-dessus du reste. Tu te prives de tout ce que la magie apporte par simple cohérence envers ton héritage. Car patriote tu l’es, on t’as donné l’amour de tes terres et l’amour de son peuple. Guerrier tenace, tu n’as pas à rougir de tes compétences martiales, tu aurais sans doute été un bon premier fils, mais la généalogie en fait autrement. Alors tu as pu cultiver un goût des arts et de l’humain également, un héritage venant de ta mère, qui plaçait la culture artistique au même niveau que la culture militaire. Un garçon complet, qui satisfait les siens, un amour de la famille au-delà de tout, mais un garçon vide, foutrement vide, car un second fils ne sait qu'obéir.

Toute ta vie n’a été que buts imposés, qu’ordres à satisfaire. Devient fort, fils. Devient intelligent, fils. Monte comme un lord monte, fils. Soit agréable, fils. Aime ta famille et ton sang, fils. Respecte tes parents et tes aînés, fils. Protège ta soeur, fils. Soit agréable à ta fiancée, fils. Survit, fils. Venges-toi, fils. On pourrait te trouver passif, et c’est sûrement vrai. On pourrait te trouver obsessionnel et c’est sûrement vrai aussi. Tu cours après les buts comme tu cours pour échapper à la mort. Piégé par les chaînes d’une éducation trop bien menée. Et c’est terrible, Jasper, c’est terrible tu vois. La stabilité n’était là que quand le taureau était roi. Mais depuis Antigone, depuis les “braves” c’est la folie qui te guette, Jasper. Bon garçon mort par deux fois, la première quand on t’a ordonné de fuir et de survivre par tous les moyens, la seconde quand on t’a retiré le droit d'exercer la vengeance de toute une vie.

Bon garçon, oui, les mains tachées de sang. Devenu mercenaire pour survivre, un peu plus brisé chaque jour quand de ta lance tu as dû transpercer ces gens qu’on t'avait appris à aimer mais dont on t'avait donné l’ordre de te venger. Bon garçon, perdu, en loque, qui repense parfois à ce qu’aurait pu être sa vie si la démone Bathory n’était pas venu la détruire. Alani serait là à s’occuper de l’écurie avec lui, il se serait sûrement marié à sa fiancée, peut-être même qu’ils auraient pu être heureux. Il aurait fait la fierté de son père, il aurait aidé son frère à régner, il aurait été, dans l’histoire, le meilleur des seconds fils. Aujourd’hui ne reste plus que la frustration de n’avoir pas pu trancher la gorge de la traîtresse, l’absence des ordres de père, la nostalgie d’une vie à jamais perdu et surtout, surtout, la folie d’être le second fils de rien du tout.