C’est une idée qui commence à prendre la forme d’une obsession. Partir. C’est une idée qui commence à prendre la forme d’une trahison. Partir. Une envie de se laisser porter ailleurs, de vivre, enfin, d’essayer du moins. Claquer la porte, rejoindre la Sphère, devenir quelqu’un, embrasser une bonne fois pour toute le défaut que nous tuera un jour. On ne pourra pas assouvir la soif de découverte en restant dans le confort du foyer, de ça tu en es sûre, Cal. Besoin de grignoter un peu plus de savoir, besoin de laisser la fierté l’emporter et devenir quelqu’un d’encore plus libre et brillant que tous ceux qui ont un nom à eux. Une obsession oui, une obsession que tu repousses par peur, peut-être même un peu par culpabilité envers Etham et tout ce qu’il t’a apporté. Pourtant ça gronde, ça devient de plus en plus pressant. Partir. Parce que l’histoire n’attend pas après toi pour s’écrire.

Un grattement à la porte, Juste ce qu’il faut pour te sortir de cet état d’intense réflexion qui te fait te ronger les ongles. Etham n’est pas là, encore en vadrouille pour une de ces réunions de vieux sages. Réunion qu’il t’a épargné, cette fois. Toi, tu es censée tenir la boutique, reprendre les reines du commerce pour quelques jours, voire semaines. Tu te serais bien passé d’un client tardif, mais puisque tu avais un minimum de conscience professionnelle, tu allais ouvrir.

C’est alors que tu le vois. Petite forme chétive, crasseuse et affaiblie. Il te faut quelques secondes pour remettre un souvenir et un nom sur ce visage creusé par des épreuves que tu n’oses imaginer.

— Toi…

Sauve-moi, qu’il te murmure en s’écroulant à tes pieds. Un éclat, juste une fraction de seconde, Sauvez-moi, avait dit la petite fille affamée devant l’étal du boulanger. Mais personne ne s’était retourné. Personne. Parce qu’on en a jamais rien à battre du vent.

— Évidemment.

La question ne se pose pas. Appelez ça de la solidarité entre orphelins. C’est bien, tu crois, la seule chose qui fait des vous des humains. Tu te baisses pour le soulever par les épaules et entrer dans la maison en pressant le corps chétif et sale contre toi.

— Évidemment. Tout va bien. Tu es en sécurité maintenant.

Ce n’était pas la première fois que tu étais confrontée à une urgence, Cal, et tu savais pertinemment que ce ne serait pas la dernière. Tu aimais les urgences, aussi terrible que ce soi, tu les aimais désespérément pour le pique d’adrénaline qui pulsait dans tes veines à leurs contacts. Garder son calme, observer froidement la situation et commencer l’ébauche d’un plan visant à maintenir en vie son patient. Premièrement, l’allongé, l'ausculter et établir un premier diagnostic. Ensuite, mettre en place les premiers soins et attendre. Un plan simple, efficace, à condition que le dit patient coopère.

Le coup à l’arrière de ton genou manque de te faire tomber. Ça non plus, ce n’est pas la première fois. T’en avais eu, des cas de délire qui se traduisait par une violence soudaine des malades. Dans le cas de ton patient, tu misais plus sur le coup de la fatigue et peut-être de traumatismes ressortissants. Typique, mais pas moins pénible. Alors qu’il s’affaisse dans tes bras tu pousses un léger soupire en grimaçant d’avance pour l'ecchymose qui allait se former incessamment sous peu. Tu le traînes dans un grognement jusqu’au lit le plus proche, à peine le temps de l’installer plus confortablement qu’il reprend conscience.

— T’as pas vu la pancarte à l’entrée ? C’est notre spécialité ici.

T’ose un sourire, un peu soulagé aussi de l’entendre. Avoir la force de parler est un bon signe, et tu préfères avoir son consentement avant d’aller au contact. C’est que, même si tu en as l’habitude, t’aimerais t’épargner de recevoir d’autres coups.

— Je vais devoir regarder rapidement si tu es blessé, d’accord ? Le mur en face de toi se fera un plaisir de recevoir tes coups si t’en exprime le besoin, mais il va falloir que tu me laisses travailler.

T’attend son accord, qu’il soit verbal ou non.

— Après, je te donnerai de quoi manger et combler tes carences. Tu pourras prendre un bain chaud et avoir des vêtements propres.

Puis peut-être, ensuite, que tu pourras m’expliquer le pourquoi du comment t’en est arrivé à frapper à ma porte à moitié mort.

— Si j’avais pitié de toi, petit con, je t’aurai drogué aux antidouleurs.

Premières palpations, froncement de sourcils, tu sens à travers tes doigts le mal qui ronge et les grimaces de ton patient ne font que confirmer tes craintes. Les côtes sont touchées, fêlées, mais pas brisées. Rien d'irréparable, en soi et tant mieux, parce que tu n’es pas sûre qu’il l’aurait supporté, en atteste le pauvre mur qui n’avait rien demandé.

— Je suis guérisseuse oui, et heureusement pour toi parce que sinon t’aurais été bon être alité un bon bout de temps. Tu craques tes doigts et t’étires un peu, il avait traversé le plus dur, maintenant ça allait être à ton tour de souffrir un peu. T’as les côtes fêlées. Rassures-toi, ça se répare assez facilement. Par contre, tu souffres de malnutrition, alors il est hors de question que tu ailles courir dans la nature quand j’aurais fini. Sauf si tu veux t’évanouir au premier coin de rue.

Tu lui fais signe de ne pas bouger et tu imposes tes mains sur ses côtes meurtries. Tu fermes les yeux, te concentre, fait appel à cette force intérieure et l’ordonne de finir consolider les os, de leur redonner formes et forces. Tu visualises sa cage thoracique, tu visualises chacune des fêlures derrière tes paupières et tu t’emploies à combler chacune d’entre elles. Une, deux, tu sens ton corps s’endolorir à mesure que tu travailles. Ça demande toujours un effort de guérir, le don n’est pas gratuit. Mais tu te consoles en te disant que la mal est moindre. Quand tu rouvres les yeux, tu te sens courbaturé et fatiguée, mais la mission est accomplie.

— Comment tu te sens ?

Tu le laisses reprendre ses marques alors que tu prends quelques secondes pour t'asseoir à son chevet.

— Bon, j’ai la dalle. Je vais me faire une assiette, t’en veux une aussi tant que j’y suis?

Tu n'as pas si faim que ça, mais t’as bien comprise qu’on n’allait pas arriver à grand-chose si tu ne maquillais pas un tant soit peu ta compassion.

Retenir l’esquisse d’un sourire satisfait fut mission impossible. Satisfaite de tes soins, oui, mais surtout satisfaite de voir ton patient battre en retraite face au gargouillement traître de son estomac. Tu notes, cependant, qu’on sauve les apparences comme on peut, c’est un dur, t’en a connu quelques-un, des gamins allergiques à la charité parce que la vie ne leur avait jamais rien distribué d’autre que des coups.

Tu t’affaires rapidement dans les placards, sorts assiettes, couverts, pain et autres aliments. Qu’on se le dise, vous n’avez pas grand-chose. Faut dire aussi, qu’en général, les absences d’Etham sont le prétexte idéal pour passer la nuit à la taverne du coin. T’arrive  néanmoins à trouver de quoi faire une assiette plutôt conséquente à base de viande, de pain et de légumes. Équilibré en plus de ça, que demande le peuple ?

— Contrairement aux autres, tu avais la rage.

C’est sorti, aussi implacable que l’air. La vérité crue. Tu fixes tes assiettes en fronçant les sourcils, t’avais vu les esclaves, t’avais haï les esclavagistes. Mais, plus que tout, t’avait haï voir ces hommes et femmes avec leurs yeux de poissons morts.

— La première chose que j’ai apprise en devenant guérisseuse, c’est que tu ne peux pas sauver tout le monde. Certaines personnes abandonnent. C’est dégueulasse, mais ces gens comme mort de l’intérieur, tu ne peux rien faire pour eux.

Qu’importent les soins, les intentions, il y a juste des fois où c’est fini. Ne reste que le souffle d’une coquille vide. Mais même dans un battement de cœur, ce qu’est mort ne peut revivre.

— Mais toi, t’avais pas encore abandonné. Alors je t’ai refilé le papier. Pas par pitié. Pas par charité non plus. Je te l’ai filé parce qu’il pouvait te servir, tout simplement. Pour le reste, c’est toi qu'a fait le boulot. Et je ne me suis pas trompée.

Tu respectes ça. L’envie de se battre. L’envie d’envoyer bouler le destin et de tromper les pronostiques. Tu lui tends l’assiette, tu t’en es fait une beaucoup plus modeste, histoire de faire illusion.

— Qu’importe ce que t’as fait pour t’en sortir, tu t’en es sortie. Tu peux souffler un peu maintenant.  

Drôle de morale. Sûrement. Drôle de gosse tout court, tu dirais. Enfant que se targue d’être adulte, mais qui reste bien sagement à la maison. Adulte qui se targue d’être d’une grande curiosité sans jamais quitter les sentiers familiers du foyer. Drôle de morale, oui, pleine d'incohérence, de paradoxe. Tout ça pour accomplir quoi, Callisto ? Rien. Tout ça pour découvrir quoi, Callisto ? Rien. Un peu piquée dans ta fierté, juste l’espace d’une seconde, en réalisant que ton patient en a sûrement plus vécu que toi, plus fait que toi. Où était ta curiosité dévorante Cal ? Où était ta soif ambitieuse de vérité ? Tout expérimenter ? Tout tester ? Il fallait que ça change. Il était temps que ça change. Tu devais vivre. Maintenant.

— Ah, bah ça, je ne vais pas te contredire. L’endroit idéal pour vivre ses vieux jours.

T’observes du coin de l’œil ce presque homme, désormais loin de l’enfance, mais pas encore tout à fait un homme. Tu l’observes manger, reprendre des forces. Tu l’observes parler et tu te rends compte d'à quel point tu as été privilégiée. La faim avait été une épreuve, le nom de Wind en était une en soi. Mais tu étais l’une des mieux loties. Tu ne sais pas très bien comment tu dois aborder cette nouvelle révélation.

Lui a tué. Quelque part, au fond de toi, ça te choque. Quelque part, au fond de toi, tu comprends. Ton éducation autour des grandes maximes dans la guérison t’avait appris à respecter la vie sous toutes ses formes, à considérer tout être humain comme ton égal. C’est parce que ce principe d’égalité et d’équilibre avait été au centre de ton apprentissage que la domination de l’Ordre t’effrayait à ce point. Pourtant, au fond de toi, tu comprends. Tu acceptes que la vie de cet homme valait sûrement un peu moins que la sienne. Tu acceptes la justice qu’il s’est rendue à lui-même. La justice des orphelins. Dans un sens, tu te sens rassurée d’être en capacité d’être, ne serait-ce qu’un peu, plus Wind que Guérisseuse.

— Sa femme, elle peut t’identifier, tu penses ?

Soudain, l’idée te traverse l’esprit qu’il est peut-être en danger.

— La Maison-Dieu me pardonnera, mais tu as fait ce que tu devais faire pour survivre. Je le comprends, mais peut-être qu’eux ne le comprendront pas. Dans l'immédiat, tu ne crains rien, mais je pense que ce serait plus prudent que tu te caches ici quelques temps.

Oui.

Il te peine de le penser, Callisto, mais si ce garçon devait se faire arrêter, ce serait sur le banc des accusés qu’il se retrouverait non sur celui des victimes. Un esclavagiste, aussi discutable soit sa morale, n’en reste pas moins un citoyen. Celui qui a un nom propre aura toujours le privilège d’être protégé face à celui qui n’en a pas. Si son visage est connu, si quelqu’un peut l’identifier, il y a un risque qu’il se fasse arrêter. La justice des hommes ne pourra rien pour lui hormis l'exécution.

— Très bien, alors voilà ce qu’on va faire. Tu vas rester sagement ici le temps que tu sois, comme tu dis, de nouveau sur pied. Pendant ce temps, je vais te trouver un cheval et tâcher de trouver les routes les plus sûres pour ne pas te faire remarquer.

Très vite, le plan se met en marche. Tu n’as peut-être pas les ressources de la Sphère, pour le moment, mais tu as quelques contacts. Te renseigner sur les endroits à éviter et ceux à fuir de toutes urgences. Ce sera ta contribution, la moindre des choses que tu puisses faire pour lui rendre service. C’était tellement évident que sa question te déstabilise. Te remercier ? Mais pourquoi ? Tu lui offres un regard quelque peu confus avant d’y réfléchir plus sérieusement.

— Eh bien… Tâche d'arriver vivant à Briserune, ce sera déjà bien. Et, si tu veux à tout prix payer tes dettes, envoie-moi un pigeon si tu as besoin d’aide. Je cherche désespérément une bonne excuse pour faire quelque chose de totalement inconscient.

Un léger sourire. Tu lui laisses le temps de confirmer, puis tu le laisses se reposer. Un peu de sommeil, un peu de calme avant le retour à la guerre. C'est peut-être tout ce que tu peux lui offrir, mais dans le fond, c'est peut-être aussi déjà beaucoup.