Jamais Hermès n’avait ressenti la lourdeur de l’atmosphère qui régnait dans le manoir familial aussi intensément qu’il ne l’avait ressenti aujourd’hui ; et pourtant, il n’était rentré que depuis quelques heures.
Il y avait cette pression exacerbée, le regard sévère de son père, méprisant de ses frère et hypocrite de sa mère, il y avait cette tension poisseuse et épaisse dans l’air entre eux qui lui empoisonnait l’esprit et lui coupait le souffle, et puis il y avait surtout cette déception non-dite qui lui pesait sur les épaules et lui faisait courber la tête.
Une fois encore, Hermès revenait en Traqueur à la maison ; une fois encore, il avait échoué à la tâche que la Maison-Dieu lui avait assigné ; une fois encore, il salissait le nom des Darragh en n’étant tout simplement pas le meilleur à ce qu’il faisait.
Il avait souvent balayé les attentes familiales dans un recoin de son esprit avec la négligence de ceux qui se pensent assez grands et assez forts pour tout surmonter. Mais cela faisait bientôt trois ans qu’il n’avait eu de cesse de faillir, et le jeune homme avait depuis quelques temps réalisé quelque chose de bien terrible : il ne l’était pas.
Ne l’avait sûrement jamais été, en vérité.
Son identité n’était qu’un piètre mensonge qu’un hasard du destin avait suffit à révéler aux yeux du monde entier ; il refusait désormais d’y voir là un quelconque dessein divin tant l’absurdité de ses échecs l’avait ébranlé.
C’en était assez de tout ça, il n’en pouvait plus.
De faire comme si l’attitude des siens ne le répugnait pas.
De faire semblant qu’il y arriverait.
Il n’en pouvait plus et c’était pour ça qu’il était rentré car c’était la dernière fois.

Hermès, comme à son habitude, avait passé la soirée entouré du monde qui s’agitait au manoir ; ses frères, les invités, les domestiques, et il avait peut-être un peu trop évité le regard de Bonnibell qui éveillait en lui des regrets et une culpabilité que sa lâcheté refusait d’éprouver.
Il l’avait déjà laissée seule ici pendant cinq ans, et il s’apprêtait à l’abandonner une fois encore.
Il préférait ne pas y songer et anesthésier ses pensées d’un peu trop de ce vieux vin Belorgien que son père appréciait tant ; mais même en ayant vidé une bouteille entière, Hermès était trop lucide encore pour ne pas ressentir son cœur se serrer en passant devant la porte de sa chambre fermée.
Désolé.

Ce ne fut que tard dans la nuit que le silence tomba tout à fait dans la grande demeure et qu’il trouva enfin l’occasion pour s’éclipser. Il se contenta d’ajouter quelques affaires personnelles à celles qu’il avait déjà emmener à Sombrelune et dans sa quête sans fin, et prévoyait de s’échapper par la fenêtre comme il l’avait déjà fait tant de fois lorsqu’il faisait le mur à l’adolescence.
Il n’avait pas prévu qu’elle viendrait lui rendre visite à ce moment précis.
Et il n’arrivait pas à dire s’il en était heureux ou pas.

« Bonnie…, fit-il d’une voix basse et fatiguée. »

Bonnibell avait elle aussi le regard las et il sentait son cœur se briser un peu de lui faire ce coup là.

« Je m’en vais, Bonnie. J’en peux plus de tout ça… »

Un sourire narquois mais sans aucune joie se dessina sur ses lèvres et il baissa les yeux.

« Tu mérites mieux qu’un raté comme moi pour époux. »

Il ne te rendra pas heureuse tant qu’il n’aura pas vaincu, Bonnie, il le sait, et c’est aussi pour t’éviter l’opprobre qu’il faisait ça –ainsi aimait-il à se convaincre que sa fuite n’était pas que lâche et égoïste.

Un ricanement amer s’était échappé d’entre les lèvres de Bonnibell pour aller se planter droit dans le cœur d’Hermès comme des bris de verre ; des plaies suintait alors toute la douleur de sa propre culpabilité et de la couardise qui s’emparait de lui jour après jour depuis son Éveil maudit.
Tu sais Bonnie, dans une autre vie, il aurait accompli sa mission avec brio et serait rentré pour ne plus jamais repartir, il aurait porté la couronne de ronce à tes côtés devant le vieux chêne et aurait allumé ton cierge ; ne t’aurait peut-être pas promis la fidélité –il ne l’aurait pas exigé de toi non plus– mais renouvelé l’affection et le respect qu’il te portait plus qu’à n’importe qui d’autre qui vive dans cette satanée demeure.
Il t’aurait emmenée voir le monde, et puis Briserune dont il sait que tu te languis tant.
Mais tu sais Bonnie, Hermès n’avait jamais été cet homme là et il ne voulait pas te mentir comme on lui avait menti à son propre sujet si longtemps.

Ce fut délibéré qu’il ne réagisse qu’à la seconde question.

« Non, il avoua en baissant le regard sur ses affaires, J’ai perdu sa trace, je ne sens plus rien, je sais pas vraiment ce que je vais foutre de ma vie. »

Ses poings se crispèrent et sans qu’il n’y prenne gare les ombres sur les murs semblèrent danser plus vite que ne vacillait la lueur de la bougie qui éclairait la pièce.

« Mais je m’en fous. Ça peut pas être pire qu’ici. »

Ici j’étouffe, je suffoque, si je reste encore je crois bien que la pression sur mes épaules aura fini de m’écraser dans le sol.
Dehors je respire au moins un peu mieux.

Hermès leva les yeux sur celle qu’il pouvait encore appeler sa fiancée et s’approcha de quelques pas pour se retrouver debout devant elle, et s’il la regardait de haut pour éviter de croiser son regard, il n’y avait aucune trace de mépris dans ses yeux –rien que des regrets.
Il vint glisser une mèche de ses cheveux derrière son oreille dans un geste tendre qu’il n’avait plus trop l’habitude d’avoir pour qui que ce soit, et un ricanement narquois lui échappa.

« T’es pas obligée de le dire, je sais que je vais te manquer Weiss, fit-il de son habituel ton sarcastique mais que la situation rendait horripilant. Essaye de pas trop pleurer ok ? »

C’était à lui-même qu’il devrait donner ce genre de conseil.

« Tu devrais rentrer chez toi Bonnie… »

À Briserune, là où plus de la moitié de son cœur semblait être resté.

« Pardon. »

Tu sais Bonnie, Hermès ne te dira pas : « viens avec moi ».
Il ne se sentait pas le droit de t’emmener sombrer à ses côtés et être ton fardeau quand tu pourrais te débrouiller tellement mieux sans un incapable comme lui.

Un ricanement, encore.
C’était à croire qu’Hermès n’était plus bon qu’à ça, ricaner comme un idiot à tout et à rien, le sarcasme mêlé de fiel et de frustration tout au fond de sa gorge et aucun véritable rire de joie pour rallumer ce qui en lui s’était éteint. Il avait baissé les bras, et comme s’il ne pouvait plus faire une seul bon choix, chaque décision qu’il prenait le couvrait encore un peu de honte et de culpabilité.
Il avait Bonnibell au bout des doigts, mais là tout de suite, c’était avachi sur le comptoir d’une taverne et l’esprit trop imbibé d’alcool pour penser à ce qui faisait mal qu’il aurait préféré être ; il s’en voulu un peu d’avoir ne serait-ce que songé à cette idée même quand la jeune femme leva vers lui un sourire un peu triste.
Hermès écouta Bonnibell et si l’envie de croire à ses fantaisies ne manquait pas, il ne ressenti rien qu’un grand vide à l’intérieur à l’idée de ce futur si désirable et qu’il n’atteindrait pourtant pas.

Une ombre passa dans son regard et son rictus se fana un peu.

« Tu me surestimes Bonnie… »

Avec elle, il n’avait jamais été question de surnoms et autres frivolités du langage comme il en usait avec tant d’autres ; depuis l’enfance, alors qu’ils s’échangeaient des lettres sans jamais encore s’être rencontrés pour de vrai, ça avait toujours été Bonnie.

« Je serais peut-être pas si injoignable que ça alors… si jamais on te colle un nouveau mari nul et que t’as besoin de lui en coller une, hésite pas, haha. »

Ça, au moins, ça doit être dans mes cordes.

Délicatement, sa main alla se loger au creux de la nuque de la demoiselle, et dans un geste tendre  dont il ignorait les significations profondes, Hermès vint l’attirer à lui pour déposer un baiser sur son front, et respirer une dernière fois l’odeur qui avait depuis longtemps remplacé dans son esprit et sa mémoire celle de ce qu’il appelait son foyer.
Car c’était bien ça qu’il s’apprêtait à abandonner aussi –son foyer.

« Fais attention à toi ok ? Les laisse pas te pourrir la vie jusqu'à ce que tu sois trop lasse pour te battre. »

Bonnie n'était pas comme lui ; il la savait forte pour peu qu'elle ne décide enfin de vivre pour son propre bien plutôt que pour correspondre aux standards ahuris de familles qui n'avaient de tel que le nom.

C’est l’heure, oui.
L’heure fatidique qui l’avait obnubilé depuis que l’idée s’était immiscée dans son esprit pour ne plus jamais le lâcher ; et pourtant devant Bonnibell c’était son cœur d’enfant qui lui hurlait presque de rester, de reporter, de partir avec elle, de faire de meilleurs choix parce que rien de tout ça n’était juste et il n’y aurait rien à tirer d’un tel gâchis.
Mais Hermès n’en fit rien ; bâillonna l’enfant qu’il était jadis car c’était l’heure des grands dorénavant.

« C’est l’heure… il se contenta de répéter après Bonnie, ses doigts perdus dans ses cheveux blonds. »

Si c’était elle qui le laissait partir, alors peut-être pouvait il se complaire dans l’illusion égoïste qu’elle était satisfaite ainsi.
Hermès ne bougea pas tout de suite. Il trouva étonnamment dur de puiser en lui le courage de se détacher de la jeune femme, peut-être plus dur encore que de traquer des démons fugaces sans relâche, mais la Maison-Dieu semblait aimer l’ironie car il trouva le courage cette fois.
Et il s’éloigna de Bonnibell, ses affaires en main.

« Au revoir Bonnie. »

Adieu lui aurait laissé un goût trop amer sur le palais.
Et sans plus de cérémonie, Hermès, d’un geste circulaire des bras, ouvrit un portail pour l’emmener loin d’ici.
Et loin d’elle.