Quiconque ne la connaissait pas tout à fait ou n’était pas assez attentif n’aurait jamais remarqué la fébrilité discrète qui s’était emparé du corps d’Aurora lorsqu’elle avait parcouru son courrier personnel ce matin là. Elle était resté fidèle à sa réputation, impassible, mais d’imperceptibles tremblement agitaient le bout de ses doigts qui se crispaient davantage sur le papier au fur et à mesure qu’elle en déchiffrait le contenu.
Je n'ai besoin d'aucun intermédiaire pour m’exprimer ; ça résonnait en elle et éveillait des souvenirs si marquants qu’elle n’avait pas eu grand peine à s’en remémorer.
Comment une telle lettre avait pu lui parvenir ? Il n’y avait pas grand monde à Grandvent capable de faire usage de mots si percutants aux oreilles et aux yeux de la gouverneure ; ils se comptaient sur les doigts d’une main et la plupart d’entre eux étaient des gens de confiance incapable de lui faire ce genre de farce.
Au plus profond d’elle, un instinct aussi curieux qu’avide de réponses la poussaient à croire en la légitimité de la missive, et Aurora se connaissait trop bien ; une fois ces intuitions là éveillées, elle ne pouvait les ignorer bien longtemps avant d’y céder.

À l’aube du premier jour qui suivit la lune rouge, deux silhouettes à cheval quittèrent discrètement la demeure de la gouverneure et s’effacèrent dans la brume matinale.


La trotte des sabots sur les pavés se fit plus lente alors qu’ils s’approchaient davantage du lieu de rendez-vous, et ce fut ensuite au rythme d’un pas précautionneux qu’Aurora et son accompagnateur –il n’avait pu s’agir que de son frère, à qui d’autre confier une tâche pareille en toute confiance après tout ?– scrutèrent les alentours du croisement de routes à la recherche d’une ou de plusieurs silhouettes encapuchonnées.
Le cœur d’Aurora fit un bond dans sa poitrine lorsque son regard trouva enfin ce qu’elle était venue découvrir ; d’un geste discret, elle indiqua à Tristan la présence mystérieuse et descendit de cheval. Elle confia les rênes de sa jument à son frère et d’un accord tacite, celui-ci alla se placer comme convenu, là où il ne pourrait voir qui se cachait sous la capuche ni entendre ce qui serait discuté, mais suffisamment près pour intervenir si jamais sa sœur l’appelait.
Aurora se doutait la situation particulière tendait les nerfs de son frère ; pour être tout à fait honnête c’était le cas pour elle également, mais elle ne reculerait certainement pas au dernier moment et s’avança seule sur la route.

« J’ai reçu votre lettre, fit-elle à haute voix pour s’annoncer. Me voilà. »

Étonnamment, la surprise qui s’était emparée d’elle quand Antigone Bathory se révéla sous le tissu sombre eu tôt fait de laisser place à une sensation de quasi soulagement ; malgré toutes les questions qui affluaient sous son crâne suite à cette découverte, Aurora se vit aussitôt rassurée d’avoir eu raison de faire confiance à ses tripes et se rendre au rendez-vous malgré les réticences plus que compréhensibles de la raison et de la prudence.
Le souffle au bord des lèvres, elle écouta, en silence, chaque mot de la reine déchue et retrouva dans ses paroles et dans sa gestuelle exactement la même force qu’elle avait témoigné le jour où elles s’étaient retrouvées face à face dans sa propre salle d’audience –à quelques détails près.
Il y avait quelque chose de plus douloureux dans la Antigone qu’elle retrouvait aujourd’hui, mais personne ne s’attendait à ce qu’on s’extirpe des bras maudits de l’Arcane Sans Nom, indemne, pas vrai ?

Aurora peinait à croire que c’était réel, qu’elle se tenait bel et bien vivante devant ses yeux ; mais Aurora était aussi le genre à ne croire que ce qu’elle voyait malgré son esprit grand ouvert, et les faits étaient les suivants : elle n’avait jamais vu le cadavre d’Antigone Bathory.
Mais elle l’avait face à elle –en vie.
Il fallu un instant de flottement à la gouverneure pour enregistrer ce qui venait d’être dit et réaliser le silence autour d’elles.

« Je– elle peinait à trouver ses mots mais ne se sentait pas forcée d’avoir l’air en plein contrôle de ses tous ses moyens devant elle– attendez… »

Elle se pinça l’arrête du nez et ferma les yeux très fort l’espace d’un instant comme si la confusion qui s’agitait dans son esprit allait subitement se calmer.

« Désolée, c’est beaucoup d’information d’un seul coup, fit-elle en laissant échapper un rire nerveux. »

Aurora prit une grande inspiration comme pour chasser les idées brouillons, et après quelques secondes, rouvrit les yeux pour les poser sur son interlocutrice. Si elle n’arrivait pas à faire sens de tout ce qu’elle venait d’apprendre, elle pouvait au moins répondre de ses propres actes.

« Vous n’avez pas à me remercier, elle parvint finalement à articuler d’une voix douce mais sombre, et qui ne dissimulait pas sa propre frustration, c’était le minimum que nous puissions faire… »

Elle aurait voulu pouvoir faire tellement plus, être bien plus puissante qu’elle ne l’était pour protéger les innocents des autres contrées face à la tyrannie de la brutalité, et quand bien même la gratitude d’Antigone était sincère, c’était son propre dépit qui en gâtait la saveur et les bienfaits.

« Ce qui est arrivé à Briserune était injuste. Le dégoût se faisait digne dans le ton de sa voix ; elle ne pouvait qu’imaginer la peine qu’endurait encore Antigone pour le deuil de sa patrie toute entière. Pour le peu que ça vaut vous avez toutes mes condoléances et ma sympathie Maj– »

Ah.

« Comment devrais-je m’adresser à vous désormais ? »

Un demi sourire étira les lèvres d’Aurora devant la réponse implacable d’Antigone mais il s’effaça vite quand il fut mention de parlementer avec le nouveau roi de Malronce, et plus encore de Nathanael Mayor. Si elle avait toujours su qu’elle devait se méfier de lui, elle n’avait pas osé imaginer avoir affaire à quelqu’un capable d’actions aussi traitres que d’empoisonner celle qu’il avait aidé à porter jusqu’au trône. Un frisson lui remonta le long de l’échine à cette idée, ainsi qu’à sa propre naïveté –si voir le bon en chacun restait au cœur de ses convictions, elle se voyait forcée d’admettre que cette volonté d’empathie et de tolérance pouvait un jour lui coûter sa tête.
L’ombre des regrets eu tôt fait de s’installer dans son regard quand Antigone eu finit de parler.
La reine déchue venait de mettre le doigt sur le nœud douloureux de la frustration d’Aurora vis-à-vis de ses propres décisions ; le destin des peuples sur qui elle n’avait aucune autorité n’était pas de son ressort lui avait on dit –elle avait aussi essayé de se convaincre pour se libérer de la culpabilité hypocrite dont elle s’était accablée toute seule– et pourtant elle ne pouvait se défaire de l’idée que l’inaction et la neutralité qui avait toujours été au cœur de la politique de Grandvent, avant même qu’elle n’en soit gouverneure, n’était peut-être pas si neutre que ce qu’ils avaient toujours pensé.

« Vous avez raison, fit-elle d’un ton lourd. »

Comme elle s’était alourdie, à seule dix ans, de la responsabilité de la perte de son frère en tant qu’aînée, elle s’accablait aujourd’hui d’une culpabilité poisseuse concernant Briserune qui la faisait douter jusqu’à la sincérité de ses propres idéaux. Et aujourd’hui elle ne savait plus si elle avait accueilli et soigné les quelques rescapés du massacre qui avaient échoué à Grandvent par altruisme pur ou par envie de laver un tant soi peu sa conscience entachée.
Elle espérait au moins que ce soit un peu des deux.

« Ceci étant dit, je ne suis que gouverneure et non reine. Je ne peux me permettre de prendre certaines décisions sans l’accord de la couronne de Belorge. »

Autant Aurora appréciait aujourd’hui qu’Alcyone ait eu suffisamment confiance en elle pour la nommer gouverneure, autant elle nourrissait secrètement certaines frustrations liées à la condition de sa région vis à vis du royaume de son amie –une terre annexée à l’indépendance conditionnelle et qui de fait lui liait les mains quant aux sujets les plus épineux.
Elle n’en n’avait encore parlé à personne ; il fallait que ça mature encore un peu dans son esprit, que d’autres voix plus affirmées et venant du peuple la poussent à croire que le projet valait le coup d’être revendiqué –et puis il y avait d’autres choses plus urgentes à régler en ces temps troubles.

« Qu’attendez vous concrètement de Grandvent et de moi, Majesté ? »

Aurora, qui ne s’attendait pas nécessairement à une telle réponse, haussa légèrement les sourcils, un peu surprise, avant de souffler un rire discret et silencieux par le nez. Soit ; elle commença à réfléchir à ce qui était effectivement dans ses cordes, le regard commençant à dériver vers un point vague alors qu’elle s’enfermait dans ses réflexions, mais un mouvement d’Antigone la fit relever les yeux et elle écouta avec la plus grande attention ce qui suivit.

« Hm, je vois, fit-elle en hochant la tête, plus pour se donner encore quelques secondes à penser qu’autre chose. »

La demande d’Antigone, en soit, n’allait à l’encontre d’aucune règle officielle ou tacite qui régissait le territoire grandventeux. En ces terres était bienvenue quiconque s’abstenait d’actions belliqueuses, c’était un fait, et la reine n’allait certainement pas mettre Grandvent à feu et à sang après avoir évoqué la reconnaissance de Briserune à son égard.

« Je pourrais aisément vous trouver un logement sûr qui puisse vous servir de pied-à-terre à Grandvent, fit-elle pensive, en entortillant machinalement une mèche de cheveux autour de son index, je pourrais aussi vous accueillir dans ma demeure lors de vos passage à Zéphyr mais la discrétion reste un atout important et j’ai peur que vous avoir dans mes quartiers ne vous fasse défaut vu le monde qui y évolue sans cesse… »

Un ricanement sec et cynique lui échappa.

« Surtout considérant la visite que j’ai parfois. »

Elle songeait tout autant au conseiller de Malronce qu’aux filles Vaudreuil qui résidait chez sa meilleure amie ; tous connaissaient le visage de la reine et la voulaient très certainement morte –l’un d’entre eux y était d’ailleurs presque arrivé.

« En revanche… son regard s’assombrit et elle fronça les sourcils dans une mine soucieuse, j’imagine bien ne rien vous apprendre en disant que Nathanael Mayor est un homme intelligent et dangereux. S’il venait à vouloir se rendre à Grandvent pour une visite diplomatique je ne suis pas certaine de pouvoir l’en empêcher très longtemps sans qu’il ne soupçonne quelque chose. Et n’oublions pas que le roi Magnus III de Malronce est un visage anonyme qui pourrait très bien se mêler au peuple comme je le fais régulièrement. Même si je peux vous assurer un peu plus de paix et de sécurité en mes terres, il nous faudra rester prudentes. »

Elle avait beau pouvoir aisément justifier de défendre Antigone en invoquant la justice de Grandvent qui interdisait de faire couler le sang de qui que ce soit en cas d’attaque, quelque chose lui disait que ce n’était pas de ce genre d’assauts dont il fallait se méfier, mais de ceux, bien plus pernicieux, qui usent de manipulation et de tromperies pour se glisser tel un serpent jusqu’à leur proie et la frapper quand elle ne s’y attend pas ; et ces ruses là, il était bien plus compliqué d’affirmer sans ciller pouvoir les contrer.
Aurora releva les yeux vers Antigone et croisa les bras sur sa poitrine.

« Si cela vous convient je ferais en sorte que tout sois à votre disposition le plus rapidement possible. Maintenant vous comprendrez que je me dois tout de même de vous le demander… »

Elle soupira avant de lever le menton à son tour en l’observant.

« Que comptez-vous faire une fois sous ma protection ? »

Si Aurora supportait sans problème tout projet visant à faire renaître Briserune et son peuple de ses cendres encore fumantes, elle devait avouer être moins à l’aise à l’idée qu’Antigone puisse vouloir poursuivre le combat qu’elle avait commencé car abriter celle que l’on avait communément dépeinte comme l’antagoniste de la paix sur Valdore pouvait éventuellement lui coûter la sécurité de son propre peuple.

Un sourire un peu plus doux s’étira sur les lèvres d’Aurora ; si Antigone aussi n’avait, pour premier objectif, que la reconstruction de Briserune et le rassemblement de ce qu’il restait de son peuple éparpillé aux quatre coins de Valdore, alors la gouverneure se sentait un peu plus en paix d’agir de la sorte. Le goût désagréable de la trahison qu’elle avait l’impression d'œuvrer contre la famille Vaudreuil, que la guerre d’Antigone n’avait pas vraiment épargné, ainsi qu’envers Alcyone à qui elle n’avait encore jamais rien dissimulé de ses choix politiques était toujours là, quelque part sur son palais, mais l’idée même de ce qu’elle s’apprêtait à faire suffisait à atténuer la piqûre de sa loyauté.
Aurora elle-même se trouva un peu étonnée de voir avec quelle facilité elle parvenait à se défaire de ces sentiments là, elle qui n’avait jamais eu honte d’affirmer que régner avec le cœur était loin d’être une erreur.

« Très bien, fit-elle pour toute conclusion, je tâcherai de m’en occuper au plus vite dans ce cas. »

Aurora avait sourit un peu plus ironiquement –quoique la nuance était subtile sur son visage que la tension rendait moins lisible– à la remarque d’Antigone quant à Nathanaël Mayor ; quelque part, elle se doutait que demander à la souveraine de se cacher dans l’ombre pour éviter le regard du traître qui l’avait poignardée dans le dos n’était pas une exigence durable sur le long terme. Qu’il s’agisse de l’ego de la guerrière, celui de la reine ou du besoin de vengeance, Aurora savait que tôt ou tard, Antigone Bathory sortirait officiellement du monde des morts-vivants pour s’annoncer au monde ; la seule question était de savoir quand et comment.
Mais elle ne s’inquiétait pas trop pour le moment. Contrairement à d’autre, son interlocutrice ne mentait pas, et elle se fiait à sa promesse de ne mettre ni Grandvent ni elle-même dans l’embarras.
Aurora la salua à son tour d’un hochement de la tête et ne cilla pas quand le regard d’Antigone s’ancra dans le sien.

« C’est entendu. Que la Maison-Dieu vous garde d’ici là. »

Et sans esquisser le moindre mouvement, Aurora observa Antigone rabattre son capuchon et s’éloigner jusqu’à disparaître dans le brouillard matinal avant de rappeler Tristan.
Son ton se fit direct et sans appel.

« Je t’expliquerai plus tard. Rentrons. »