Dans les ruines d'Archenoire rôdait un pèlerin gris. Porteur d'un bâton de marche tout simple, le corps protégé par l'épaisse cape de laine grise dont la capuche dissimulait son visage, Aiden était aussi anonyme que possible. Complétant le déguisement, une besace qui avait l'air d'avoir connu des jours meilleurs pendait à son côté.

Incognito, le souverain de Sombrelune arpentait les terres d'une nation qui le voyait en ennemi sans même le connaître. Comble de l'ironie, il était là pour offrir son aide sans la moindre contrepartie. Enfin, aucune dont les habitants ne soient conscients. Si le plan se déroulait comme prévu, il sèmerait suffisamment de doute dans leur cœur pour que tout cela en vaille la peine.

Pour l'heure, il n'en était qu'à la phase d'observation, n'ayant informé personne de ses projets. Si le reste du pays était à l'image d'Archenoire, remettre les choses en ordre ne serait pas une partie de plaisir. L'endroit méritait à peine son titre de village. Tout était à reconstruire.

Un son le tira soudainement de ses réflexions. Plus loin, sur ce qui devait être la route principale, une silhouette venait d'apparaître, probablement dissimulée jusqu'alors par un pilier à moitié effondré.
La reconnaissant, son sang ne fit qu'un tour et il frappa le sol de son bâton avant, dans un éclair de lucidité, de corriger le sort d'une vive arabesque de sa main libre. Ce qui aurait dû être une stalagmite, destinée à empaler sa cible sur place, se scinda en une élégante cage de pierre, aux épais barreaux sculptés pour évoquer les branches épineuses d'un roncier. Un peu trop distingué pour la situation, mais suffisant. C'était un doute, face à l'impossibilité de cette présence, qui avait retenu sa main.

Se rapprochant, il ne put, malheureusement, que confirmer ses craintes. Sous ses yeux, se dressait Antigone Bathory, l'usurpatrice. Et il ne fallait pas être fin observateur pour constater qu'elle n'avait rien d'un cadavre.

« Antigone. » L'un des mots les plus craint de Valdore, encore aujourd'hui. « On doit te le dire souvent, mais tu sembles en forme pour quelqu'un qui devrait être mort. »

Dans sa voix, la seule sérénité, presque bienveillante. Aucune animosité, même envers ce bourreau ressuscité. Une impossibilité.

Bien sûr, sous ce déguisement, difficile de le reconnaître pour ce qu'il était. Il aurait pu simplement se présenter comme étant son juge, mais c'était par trop mélodramatique. La vérité avait toujours l'avantage de la simplicité. Ainsi que celui de ne pas pouvoir être prise en défaut. Il rabattit sa capuche en arrière, qu'elle contemple au moins le visage de celui qu'elle disait son ennemi.

« Mon nom est Aiden Hawthorne. Je suis le plus haut représentant de la Maison-Dieu en Valdore. Ce qui fait, accessoirement, de moi le chef des mages de Sombrelune. »

Accessoirement. Il laissa les fausses révérences au théâtre et se contenta de l'observer. Son regard s'attarda un instant sur l'épée avant de revenir croiser celui de sa captive.

« Elle ne te servira pas ici. »

Le ton n'était pas celui de la menace, simplement l'énoncé d'un fait. Le ciel est bleu, l'eau mouille, ton épée ne servira pas ici. Il y aurait probablement un poème à composer avec ces éléments. Il en parlerait à Jeremiah, en rentrant.

« Pour répondre à ta question, tes actions n'ont eu aucune incidence sur l'état de mes parents. Même si je crains qu'on ne puisse en dire autant de Valdore... »

Il fouilla un moment dans sa besace pour en tirer divers objets. Parmi ceux-ci, deux gobelets en bois, une outre et un sachet contenant quelques herbes, qu'il posa sur sa cape grise dont il se départit complètement pour faire usage de nappe.

« Veux-tu du thé ? »

La conversation risquait de durer un moment.

Et quelles conséquences. Il accorda un regard éloquent aux alentours. Il suffisait d'observer les ruines d'Archenoire pour en prendre la mesure.

« La Maison-Dieu nous a accordé le libre-arbitre. M'en veux-tu d'avoir respecté le tien ? Aurais-tu accepté de négocier plutôt que faire couler le sang si nous étions intervenus ? »

Question rhétorique. Ils en connaissaient tous deux la réponse. Il reporta son attention sur la préparation du thé, versant une part égale le contenu du sachet dans les gobelets, avant de vider lentement l'outre dont le contenu semblait bouillant en sortant du goulot. Il laissa infuser un moment et revint à sa prise du jour.

« Ni l'un, ni l'autre. J'espère simplement te convaincre d'user de cette seconde chance qui t'a été accordée pour emprunter une autre voie. »

Une autre voie qu'elle arpenterait essentiellement en captivité. Il y avait une différence notable entre la compassion et la stupidité. Notamment dans le fait que choisir la première ne signifiait pas abandonner toute forme de bon sens.

« C'est probablement le seul moyen pour toi d'éviter de passer l'éternité de l'autre côté... »

Si elle était bien morte. Si on l'avait bien jeté dans le Gouffre et qu'elle en était revenue. Où d'autre aurait-elle pu aller que dans ce lieu de cauchemar ? Les morts rejoignaient le firmament. C'était la règle. Mais le mystère planait sur ceux jetés dans le Gouffre. Trop d'inconnues, seulement un doute en ce qui le concernait. Né d'une erreur qu'il se refusait d'assumer.

Il tendit l'un des gobelets et une liane de pierre émergea pour le remettre à la revenante. Voilà bien un terme qui semblait convenir. Si, toutefois, ses mots n'étaient pas un tissu de mensonges. Il serait bien temps de faire la lumière sur cela plus tard.

« C'est amusant que tu nous croies inactifs, alors que l'Ordre défendait ce front bien avant que je n'accède à sa tête. »

Il porta son propre gobelet à ses lèvres. Le goût était acceptable, bien qu'éloigné d'un thé préparé dans les formes. Il s'assit pour lui faire face, hors de portée de la lame, et poursuivit.

« Ces incursions ne datent pas d'hier. N'es-tu pas surprise de n'en avoir jamais entendu parler ? » Si les entités à la source du problème étaient méconnues du grand public, c'était uniquement parce que Sombrelune dépêchait des traqueurs pour les renvoyer d'où elles venaient. « C'est parce que nous agissons à chaque fois que le paysan comme le roi peuvent mener leur vie tranquillement, seulement troublés par les soucis du quotidien. »

Il disposait d'une ouverture, claire et nette et s'y engouffra sans attendre. Après tout, ce n'était que justice. Il n'avait rien à se reprocher. Elle, par contre, avait assez de sang sur les mains pour que celles-ci en soient indélébilement marquées.

« Même en ajoutant toutes les exactions de ces envahisseurs, sur plusieurs générations, nous n'arriverions pas au dixième des pertes et souffrances que ta haine aveugle a infligée au monde. »

Il but une autre gorgée. Qu'elle médite donc là-dessus pendant un moment.

Il porta sur elle un regard dubitatif. Il avait entendu des propos de toute sorte, au cours de sa courte vie, mais il y avait rarement eu plus d'entêtement que dans ceux-ci.

« Tu as gagné, dis-tu ? » Il porta à nouveau son regard sur les alentours. « Briserune semble effectivement être ressortie grandie par ta victoire. Félicitations ! »

Le sarcasme était si palpable qu'on aurait pu le ramasser à la cuillère.

« Je ne te parle pas de Malronce, mais de l'Ordre. Nous avons toujours été tes ennemis, bien que tu n'aies jamais été la nôtre. C'est un mystère que cette aversion que tes compatriotes portent à des gens dont vous ignorez tout et qui n'ont jamais levé le petit doigt pour vous causer du tort. »

On pourrait presque y voir l'influence d'un démon. Si on faisait l'effort de se demander à qui profiterait la destruction de Sombrelune, alors la réponse était absolument sinistre. Raison de plus pour tenter de changer les mentalités. Une Valdore unie permettrait à l'Ordre de se consacrer bien plus sereinement à sa tâche.

« Si tu avais voulu changer l'Ordre, il y avait des méthodes à la fois plus efficaces et moins sanglantes. » Une pause, puis un comme un sursaut d'inspiration. « Veux-tu que je t'en montre une ? »

Une offre sincère. Qui le ferait user d'un don trop rarement employé.

Un haussement d'épaules. « Certes. » Si elle voulait de petites victoires, alors il lui accorderait celle-ci. Son point de vue si antagoniste de sa personne était une chose bien plus étrange. L'Ordre ne lui avait rien fait, ni à elle, ni à ses proches. Pour ce qu'il en savait, tout du moins. Lui-même se savait innocent. Jamais il n'avait causé de tort à un habitant de Briserune. Il en comptait même un parmi son conseil et, se rappela-t'il, Aleina aussi avait un père venu de là-bas.

Alors, pourquoi tant de haine ? Pourquoi une aversion aussi absurde qu'injustifiée ? Cela le dépassait totalement. Peut-être que s'il amenait le sujet avec Rhysand, celui-ci pourrait lui expliquer ? La logique, elle, en semblait incapable.

Néanmoins, les mots sur son compagnon de voyage lui revinrent. Un compagnon de voyage repoussant et maléfique ? Bon, son point de vue semblait extrêmement biaisé, puisqu'elle le mettait dans cette catégorie, mais...

« Tu as ramené une créature de l'autre côté avec toi ? »

Si c'était le cas, elle était bien plus perdue qu'il ne le croyait. A ce stade, que resterait-il à faire pour elle ?

Un hochement de tête.

« Bien. Ceux qui se lient à ces choses tendent à voir leur personnalité changer, pour devenir à l'image de celle de la créature. C'est un sort que je ne souhaite à personne. »

Il se retint de l'interroger sur sa berceuse favorite. Il ne servirait à rien de mettre encore plus la patience de la guerrière à l'épreuve.

« Si je te libère ici et maintenant, je suppose que tu t'empresseras de me passer cette épée à travers le corps... » Elle essayerait. Sans posséder l'avantage de la surprise, il doutait qu'elle se montre à la hauteur de la tâche. « Et je suppose également que mener une vie paisible ou dédiée à faire le bien autour de toi n'est pas dans tes projets ? » En effet, cela semblait hautement improbable.

Il se leva et commença à ranger ses affaires, nettoyant le gobelet vide à l'aide d'un linge sorti de sa besace. Il rangea ensuite les choses dispersées sur sa cape et souleva finalement celle-ci. Un geste sec pour la secouer suffit à en faire disparaître toutes les taches de terre et de boue. Une vraie fée du logis.

« Tu passeras une décennie ou deux dans un cachot confortable. Ensuite, nous aviserons. »

Le monde n'avait pas besoin d'une fauteuse de troubles de son envergure. Et elle était revenue de l'autre côté à peu près indemne. Cela relevait donc de la responsabilité de l'Ordre. Il leur faudrait comprendre comment, pourquoi et si des séquelles plus subtiles existaient.