elle était retournée à Pâlécaille – berceau qui l’a vu naître et grandir jusqu’à ce que la curiosité ((l’amour précipité)) vienne séduire Sixtine et l’emmener au loin–
sans prévenir personne, pas même ses parents, à décisions prises par impulsion, les mesures se font sans considération – ne l’avoue pas haut et fort mais la peur également de leur jugement, après être partie hâtivement plus jeune pour se marier avec le Cresson.    
non, aujourd’hui, ce qui amène la barde au village, c’est
les souvenirs
un lieu, tout particulier, une fois les grandes allées franchies, derrière son ancienne maison et au pied du lac ; un coin secret de son adolescence où elle venait se perdre dans la contemplation de son existence –
cet endroit qui l’a vu pleurer pour la première fois, nager pour la première fois, cet endroit
((qu’elle partage avec toi))
Sixtine s’y rend les yeux fermés pratiquement, et une fois arrivée, retire sans hésitation tout ce qui l’encombre si ce n’est les sous-vêtements – plonge et se sent revivre
enfin
car il n’y a qu’à Ambrive que le cœur est satisfait des balades sous-marines, aucun autre lac ni rivière ne saurait satisfaire les prunelles émerveillées lorsqu’elle vogue à travers l’eau claire ; bénie du don d’apnée, elle remarque à peine le soleil du matin qui se lève au plus haut, annonçant midi –
perdue dans ses pensées car si elle est heureuse de pouvoir enfin nager, cet endroit reste
leur secret.
le lieu où elle et Digory se retrouvaient au début de leur relation, le lieu où – il a proposé de l’emmener à Briserune pour s’y marier –
Sixtine a tendance à se débarrasser de tout ce qui l’encombre pour voyager léger mais il y a
une chose une seule dont elle ne saurait se séparer – une chaîne au cou, où son alliance est glissée ; elle la détache, oubliant alors le décor et tout ce qui se passe autour,
revoit la rencontre la séparation les pigeons la confession la promesse et l’amour –
ne voit pas que quelqu’un a plongé à côté d’elle jusqu’à entendre le bruit sourd et elle tourne la tête
prend trois longues secondes pour apprécier la vision, les muscles marqués, la mâchoire carrée, jusqu'à voir les cicatrices
ses cicatrices qu'elle connait par coeur

Sixtine
interdite
en panique
bat des mains pour remonter à la surface au plus vite – manque d’air et ce malgré sa particularité –
hurle
à s’époumoner
— Qu’est-ce que tu fous ici, Digory ?!
la colère d’abord, par réflexe,
et quelques secondes plus tard, une sensation de vide qui lui chatouille les doigts

Sixtine réalise, horrifiée, qu’elle n’a plus la chaîne avec soi.

elle ne lève les yeux de l’eau que pour te lancer un regard mauvais – elle
sait
elle sait parfaitement qu’une fois encore, c’est elle qui vous a blessé lorsqu’elle a laissé l’alcool parler ; et elle
ne sait pas comment faire pour se comporter avec toi, hormis fuir parce que Sixtine est fatiguée d’essayer de communiquer alors que l’histoire a démontré que vous en étiez incapables si ce n’est avec vos corps sur les draps froissés.
— Toujours aussi agréable je vois.
habituellement plus véhémente, Sixtine semble trop concentrée à observer le fond de l’eau pour répondre aux piques envoyées ;
— Ahah. Zut, l’espace d’un instant, j’ai cru que tu te souciais vraiment de ce qui pouvait se passer dans ma vie. Mais t’en as jamais eu rien à foutre, pourquoi tu commencerais aujourd'hui ? Suis-je bête !
la colère illégitime – ((toi, la seule fautive)) – mais c’est plus fort qu’elle, il y a dans votre relation ce sentiment d’injustice qui lui prend à la gorge et elle détourne enfin le regard du lac pour te toiser, bénissant l’eau de vous garder à hauteur à peu près égale ;
— Ecoute, Cresson, elle le prononce comme une insulte. Si t’es venu m’emmerder, j’ai mieux à faire que t’écouter pinailler. Je suis occupée, moi.
occupée à retrouver une alliance vide de sens, maintenant que vous êtes – presque – divorcés, qu'elle s'est juré de tourner la page sur votre idylle ;
et pourtant,
elle parcourt à nouveau le fond du regard, espérant qu’un rayon de soleil viendra miraculeusement se réverbérer sur l’objet
à défaut d'avoir su préserver votre relation, elle désire au moins en préserver les traces d'amour – aussi catastrophique qu'il ait été
— Donc allez, zou, du balai. Et ne fais pas genre que notre nuit ne t’a pas plu, c’est dingue ça !
elle retourne la tête sous l’eau sans attendre de réponse – sans attendre que tu lui reproches tout ce qu’il y a à reprocher, Sixtine se sait malhonnête lorsqu’elle dit que c’est toi, qui fait preuve de mauvaise foi
alors qu’elle est celle ayant fui
encore une fois.

elle te voit plonger et essaye de ne pas y faire attention, trop occupée à écumer le fond et c'est l'inquiétude qui grandit au fur et à mesure que les minutes s'écoulent et que l'alliance n'est nulle part dans son champ de vision ;
c'est
la fin la dernière chose qui l'enchaînait à toi et même ça, Sixtine l'a perdue –
elle remonte à la surface, abattue.
t'ignore un premier temps, en proie à son apitoiement – ((même ça, tu n'as pas su le garder)) – jusqu'à ce que ta voix s'élève et elle tourne la tête, prête à te saisir par le col et t'inviter à décamper dans des mots moins polis que ces derniers, agacée, et
elle tombe nez à nez avec la chaîne que tu lui tends, en perd la voix la notion du temps car elle te fixe quelques solides minutes avant de réaliser qu'encore tu oses la provoquer ;
— jeté.
elle saisit la chaîne sans plus de cérémonie, l'arrachant volontiers de tes mains et prétendra que ce bref contact de ta peau sur la sienne n'a pas réveillé ((le souvenir de cette soirée)) l'attirance physique qu'elle ne saurait oublier.
— Mais t'es vraiment l'épitome de la connerie, c'est ahurissant Digory. Je l'avais jeté oui, c'est pour ça que je patauge au fond de l'eau depuis TOUT A L'HEURE, pour LA RETROUVER.
à deux doigts de lui lancer en pleine figure ou lui faire ingurgiter, qu'il s'étouffe avec au lieu de proférer de telles insanités – en voilà une idée.
— T'es un ABRUTI et je pèse mes mots, tu réfléchis parfois avec ton cerveau?!
la colère qui se veut forte pour étouffer la gêne, elle prie pour que tu n'y vois que du feu et que tu te concentres sur les insultes ;
((Sixtine ne peut se résoudre à abandonner
la seule trace qu'il reste de votre passé
mais elle préfère t'engueuler
que de l'avouer))
elle martèle à nouveau ton torse de son doigt,
un bref instant, elle l'admet,
se perd dans la contemplation de ton corps dénudé.

ta silhouette qui s'approche – Sixtine retient son souffle – et
c'est l'envie brutale incontrôlée de t'étrangler, te noyer, qu'on ne retrouve jamais ton cadavre ou des jours après, les tympans non seulement ruinés mais l'ego froissé, elle te dévisage à son tour, mauvaise.
—Toujours aussi prévoyant. Non.
vient la réponse, sèche, tranchante, puis les secondes s'écoulent lorsqu'elle admet à contrecœur ne vouloir avoir aucune dette envers lui ; il serait capable de l'utiliser contre elle plus tard ((ignore la petite voix murmurant que ce serait une énième raison de se revoir))
(suffit)

elle le contourne en évitant sciemment de le regarder et sort de l'eau, cheveux ruisselant sur le corps toujours peu vêtu. Sixtine saisit une serviette et observe brièvement le ciel.
— Je n'ai rien sur moi. Mais à cette heure-ci, mon père doit être sorti pêcher et ma mère en train de danser. Ramène-toi.
elle ne relève pas
le regard qu'il a porté sur son alliance – la demande qu'il a formulé de telle sorte qu'elle n'a pas osé refuser – la cocasserie de la situation, du destin qui les lie alors qu'elle était censée disparaître de sa vie ; n'attend pas plus longtemps pour se diriger vers sa maison, à quelques pas seulement du lac.
malgré elle, c'est un soupir de soulagement qui glisse de ses lèvres lorsqu'elle ouvre la porte et que seul le silence l'accueille. ce sera une chose de moins à justifier à ses parents, qui ne sont même pas encore au courant du divorce.
le bois craque sous ses pas lorsqu'elle s'avance vers la cuisine et, laissant Digory fouiller dans les placards, elle s'attèle à rattacher la chaîne autour de son cou –
— Et non, même pas en rêve j'vais cuisiner pour toi. Démerde-toi.
lorsqu'elle la coince dans ses cheveux trois fois environ, elle finit par abandonner et s'adosser au cadran de la porte, observant le brun.
((ignorant la sensation bizarre au fond de l'estomac en le voyant, au milieu de la cuisine de ses parents, comme avant))

quand elle te voit t'installer sur la chaise, c'est la main qu'elle tend en réflexe car elle sait que tu vas mettre tes pieds sur la table – elle râlait déjà dans votre maison, elle râlera chez celle de ses parents, évidemment.
— Retire tes pieds de la table.
Sixtine se fait plus fermée que jamais car r i e n ne v a ; te voir ainsi, assis sur l'une des chaises où elle a annoncé que tu deviendrais son mari, l'odeur nostalgique de la maison parentale, ses parents qu'elle a trahi – les pauvres, ignorant tout de la situation de leur fille – les souvenirs et c'est là le problème, Digory.
à travers les souvenirs elle t'aime comme si ça ne s'était jamais fini.
car, à lui demander, il n'y a pas tant de différence entre la dernière fois où tu as foulé ce parquet et aujourd'hui, si ce n'est sa décision de partir – les papiers ne sont pas signés, vous vous êtes encore engueulé, elle a encore c é d é.
rien n'a changé hormis cette sensation d'achevé qui, pour la première fois malgré toutes vos disputes, semblent lentement s'immiscer entre vous.
— Ils ne savent pas que je suis là.
elle le confesse dans un murmure.
— Ils ne savent pas non plus...
et c'est visiblement trop lourd à confesser car elle tire une chaise et s'y assied.
— Que c'est fini, entre toi et moi.
elle fait rouler le trognon que tu as laissé sur la table de son index, esquivant ton regard ; comment t'expliquer la raison de ce secret si ce n'est

qu'elle n'est absolument pas prête à ce que la page soit réellement tournée – c'est dans vos disputes à chaque fois que vous vous croisez, le destin qui désire vous lier, Sixtine t'aime encore et ne parvient pas à avancer –
t'aime trop pour simplement essayer.
— Et ne commence pas à me reprocher d'avoir du temps pour quelqu'un. Si tu avais été là au lieu de te tuer au boulot, tu saurais que je n'ai que ça, du temps.
du temps pour t'aimer te regretter
pour réaliser que même une promesse d'éternité n'aurait pas su vous aider.

« tu devrais leur dire » et ça semble si facile.
ça semble si facile venant de toi, l’expression qui ne trahit absolument rien –
— Je devrais leur dire. C’est vrai.
et elle le sait mais ne voulait pas l’accepter. elle espérait que pour toi aussi, officialiser la séparation serait une étape que vous n’êtes pas prêts à franchir, faire une croix concrète sur votre histoire – (elle est
toujours amoureuse, n’est-ce pas ton cas ?)
seulement, une fois de plus et comme toujours, Sixtine s’est trompé à ton sujet. elle t’écoute à moitié, un peu blessée, et ne lève son regard vers le tien que lorsque tu lui poses la question à laquelle elle espérait échapper, en vain.
la barde quitte la chaise pour aller jeter le trognon et reste plantée devant la poubelle, incapable de te faire face.
— Le marché noir existe bel et bien ici.
et elle a
tant redouté ce jour.
tant redouté le moment où tu viendrais à elle pour avoir cette information – car Sixtine sait, sait parfaitement, côtoie Lancelot qui en est le dirigeant et Adriel qui ferme les yeux sur ses agissements. et elle sait également que oui, des briseruniens sont vendus sur le marché ; elle le sait depuis le premier jour où c’est arrivé.
— C’est la vérité. Certains sont vendus comme esclaves.
elle n’a pas la force de se tourner – refuse de voir l’expression sur ton visage ; de la surprise, de la colère, du mépris ? Sixtine ne sait pas et elle joint ses mains pour s’empêcher de trembler.
de mille façons, elle t’a déjà blessé mais craint que celle-ci soit la pire depuis que vous vous êtes mariés. et plutôt que la culpabilité, c’est la honte qui vient tristement orner son visage.

elle sait pourtant ce que le peuple briserunien représente à tes yeux
c’est juste qu’elle n’en a cure pourvu que toi, tu sois heureux.

— Je t'en supplie, ne m'en veux pas Digory.

le cœur qui coule
les larmes qui roulent
sur les joues et meurent au sol
« si ça n'était que ça. »
sauf qu'il s'agit de tout, entre elle et toi, n'est-ce pas ? des milliers de choses que vous traînez comme des poids, des non-dits mais des reproches aussi, et tout ça avec amour et voilà pourquoi vous en êtes là,
n'est-ce pas ?
« si ça n'était que ça » et tu lèves son regard sur toi, qu'elle n'y échappe pas – que Sixtine contemple tout le mal qu'elle te fait en te confiant un tel secret.
— Pourquoi tu me demandes ça, Digory ?
elle retire sa tête de ton emprise d'un mouvement sec et recule, butant contre la poubelle.
— Pourquoi tu me demandes ça à moi ?!
elle inspire sèchement et ravale ses larmes, détresse totale. on a si mal, de te faire mal.
— Tu vas faire quoi si je te dis « oui » ?! Me mépriser plus que tu ne le fais déjà ? Et si je dis « non », Dig. comme elle t'appelait autrefois. Tu feras quoi ? Tu seras soulagé ? Tu me pardonneras ?  Non, hein. Pourquoi...
elle te contourne et s'éloigne, parce que ça l'oppresse presque physiquement de subir ton regard courroucé. elle peine à respirer, si consciente de t'avoir encore blessé.
— Pourquoi ai-je toujours l'impression d'être la pire des ordures, avec toi ?
(pourquoi est-ce que je n'arrive pas
à ne pas te faire souffrir, au moins une fois)
elle aurait préféré ne rien savoir mais c'est qu'on côtoie Lancelot et qu'on sert Adriel, c'est qu'on baigne dedans parce que la curiosité y emmène et on oublie
que pour toi, ce n'est pas pareil ; que derrière les gueules renfrognés sommeillent un cœur parfaitement immaculé.
alors que Sixtine, elle, a vu toute la pourriture du monde et y retourne volontiers, car après toi, la seule à qui elle a juré fidélité, c'est sa curiosité.

et tant pis, si tu la détestes, Digory.
(parce qu'au fond, je me déteste aussi.)