Tu avais chevauché des jours durant, la mort sur ton épaule. Le corps figé dans la douleur, l’esprit figé sur un autre temps. Le bruit des sabots comme seule musique de fond, les sifflements des naseaux de Philippe comme seul lien tangible avec le monde. Le regard vague, Jasper, terriblement vague. L’œil presque mort, peut-être même déjà mort quand on y pense. Et la faim, Jasper. Celle qui rend fou. Celle qui empêche de penser comme il faut. Le sang qui macule l’armure, la crasse qui macule la peau. Plus rien d’un lord, Jasper, même plus grand-chose d’humain, en vérité. Il te semble que ton âme est restée là-bas, là où elle aurait dû être, avant qu’on ne te donne tes derniers ordres, ta dernière mission.

Il y a le chant de la bataille qui accompagne chacun de tes pas. Les cris des soldats, le choc des armes. Une liberté gagnée dans la fuite et gagnée dans le sang. Des gens de ton propre peuple que tu as embroché pour t’en sortir vivant. Vivant, une partie de toi sait qu’il n’y en a plus vraiment. Père est mort. Mère est morte. Frère est mort. Et Alani ? Tu ne sais pas. Peut-être est-elle morte aussi.

C’est un instinct second qui t’a conduit ici. Un instinct ou ton cheval, peut-être, là aussi, tu ne sais pas. Tu avais lu que les animaux avaient une intelligence peu commune, un don pour savoir les choses. Tu ignores le but qu’il t’a trouvé, l’endroit où il t’a mené. En vérité, tu es à peine conscient, Jasper, au bord de la mort. C’est un corps inerte et presque sans vie qui tombe devant sa porte. Dans tes yeux apparaissent de vagues nuances de verts. Tu fermes les yeux. Mort. Tu es mort. Ils t’ont tué, ce jour-là.

 

Quand tu ouvres les yeux, la lumière t’aveugle, te fait mal, te brûle presque l’œil. Ton corps est lourd, douloureux.

— Où suis-je ?

Une voix si rauque que tu ne la reconnais pas. Ce ne pouvait être la mort. Du moins, si c’est elle, ce n’était pas l’idée que tu t’en faisais.

Blanchefeuille, Grandvent, Volturne. Des noms qui te semblent familiers sans pour autant réussir à leur trouver de sens. Blanchefeuille, Grandvent, Volturne. Ta tête est lourde, Jasper, la sensation désagréable d’avoir un casque mal forgé sur le crâne. Un casque. Ton armure ! Palpe maladroitement ton corps, mais la froideur du fer n’est pas ce que tu rencontres. Ta peau. Chaude. Nue. Et tu commences à comprendre, Jasper.

Brave. Antigone. La révolte. La réalité te revient par à-coups, des éclairs déchirant la mémoire et les dernières barrières de l'oubli et du déni. Briserune était tombé. Les Riegel étaient tombés. Le peuple, ton peuple, celui que tu avais juré d’aimer et de protéger s’était révolté. Pourquoi ? Comment ? Des images atroces faites de cris et de sons de guerre. Des images atroces faites de dernières volontés et de dernières confessions. Je suis fier de toi, a-t-il dit, et il te semble encore sentir la rudesse de sa peau sur tes joues. Père était probablement mort, l’arme à la main, comme tout bon dirigeant se doit de mourir. Mère l’avait probablement suivi, forte, dévastatrice, la plus douce des deux, mais aussi la plus meurtrière, à sa manière. Et… Lui aussi, avait probablement rendu l’âme en bon guerrier Briserunien. Trahi par leur peuple, mais plus digne dans la mort qu’aucun d’entre eux. Et Alani ? Douce Alani. Par les Arcanes, elle devait être morte, elle aussi. Trop jeune pour mourir, trop solaire pour s’éteindre. Il ne reste que toi. Soudain, Jasper, tu as froid.

— Con… Combien de temps… ?

Le verre qu’on place entre tes mains manque de se renverser tant, tu trembles. Le liquide qui franchit tes lèvres et se déverse autant dans ta bouche que sur ta peau est aussi douloureux que salvateur. La sensation terrible de ne plus être maître de ton propre corps. Faible. Si faible. Tu aurais dû être mort, mais pourtant, tu ne l’es pas. Est-ce par clémence ou par pénitence que la Maison-Dieu t’a laissé là, vivant ? Antigone… Idriss… Merlin… Des noms qu’on a hurlés dans les couloirs durant ta fuite. Il te semble, Jasper, qu’ils étaient tous la fierté de l'armée Briserunienne il y a quelques mois à peine. Trahison. Ambition. Les Riegel étaient tombés et… Malronce ! Diane ! Par les Arcanes, Diane ! Tu te débats dans tes couvertures comme un fou, le besoin soudain de te lever, de partir d’ici, de galoper jusqu’au palais. Les Riegel étaient tombés. Malronce finirait par le savoir. Diane allait penser… Peut-être même que…

— Ma fiancée ! Je… Je dois la voir ! Je d… Dois lui dire ! Ils sont tous… Tous en danger ! Je dois… Je dois…

Mais les forces te quittent aussi vite qu’elles te sont venu. Flasque, étriqué dans ta propre peau tu as envie de hurler contre ce corps qui ne répond plus comme il faut. Mais tu n’as même plus la force pour ça, Jasper.  Lance un regard suppliant à la femme en face de toi.

— Briserune… Une révolte… Le Gouverneur est mort, des traîtres ont pris le contrôle de Brave… Malronce… Il faut avertir le royaume de Malronce… Il faut l’avertir elle…

La peur panique qui pulse dans tes veines, Jasper. La peur qu’en plus de t’arracher ta patrie, on t'arrache ton âme tout entière.

Chaque fibre de ton corps semble se déchirer à chacun de tes mouvements. Le simple fait de parler, ou même de penser, est une épreuve que ton corps de fier guerrier briserunien n’aurait jamais pensé devoir endurer un jour. Reprenez-vous, sire Riegel. Oui. Se reprendre. Rester conscient, restez alerte. Riegel. Peut-être le dernier de ta lignée, le dernier qu’il n’existera jamais.

Le souffle court, le corps en lambeaux, l’esprit errant entre peurs, lucidité et inconscience, tu essaies de te reprendre. Les mots qu’elles prononcent se font parfois lointains, parfois effroyablement proches. Ce jour cauchemardesque datait donc d’une semaine. Une semaine. Sept jours. Cent soixante-huit heures. Et tu te demandes à quoi ressemble Brave, maintenant. Tu te visualises les dépouilles de tous ces gens morts par fidélité ou par la révolte, tu ne vois plus que Brave tapissé de cadavres. Tu vois ceux de tes parents, de ton frère, et tu te demandes, Jasper, si les vers s’acharnent déjà sur leurs entrailles, si les corbeaux se repaissent déjà de leurs yeux. Tu vois Alani, devenue un nouveau festin pour les charognes. Et la nausée te vient.

— Une semaine…

Tu ne dois la propreté du parquet qu’au fait qu’il n’y ait plus rien dans ton estomac. Une semaine… De Brave à Blanchefeuille… Mais comment ? Philippe. Évidemment. C’était un cheval briserunien, plus fidèle qu’un chien et plus intelligent qu’un homme. Tu ne devais ta survie qu’à la qualité de ta monture. Tout ça n’a tenu qu’à si peu de chose. Tu as envie de demander si lui aussi est en bonne santé, mais la suite te détourne bien vite du dernier être vivant ami qu’il te restait.

Malronce attaquée. Antigone avait déclaré la guerre. Elle avait lâché les fauves dans l’arène. Ô, tu ne te faisais aucune illusion sur le dénouement de ce conflit. Malgré la puissance Malronçoise, Briserune gagnerait. Elle gagnerait, car ses guerriers en valaient plusieurs de l’autre côté de la frontière, elle gagnerait, car Briserune est grande, implacable, puissante, mais elle avait été solidement gardée, surveillée pour que la soif guerrière de son peuple ne soit pas un danger pour ses voisins. Gardée par des gouverneurs. Gardée par des gens comme toi. Désormais, Antigone avait brisé la cage, libéré le troupeau. Il y aurait des morts. Beaucoup des morts. Mais Antigone gagnerait. Vous aviez formé de trop bons guerriers.

Tu prends acte de cette information. La nausée redouble, il te semble que ton cœur va s’arracher de ta poitrine, mais tu tiens bon. Reprends-toi, Jasper, reprends-toi. Domine la douleur, domine tout le reste. Tremblant, tu prends sur toi pour te redresser, pour envoyer paître les protestations de ton corps face à ce nouvel effort.

— Je boirai tout ce que vous voulez que je boive… Mais apportez-moi du papier et de l’encre. Je dois… Je dois écrire… Je dois essayer de les contacter…

Il faut qu’elle sache que tu es en vie. Il faut qu’elle sache que tu n’as pas encore abandonné. Il faut que la couronne sache que le gouverneur de Briserune est encore vivant. Il faut qu’ils sachent, qu’il faut fuir avant qu’il ne soit trop tard. Car Antigone ne fera pas preuve de pitié ou de clémence envers ses ennemis. Antigone est monstrueusement briserunienne.

Tu navigues en eaux troubles, entre panique et raison, entre impulsivité et prudence. Ta bienfaitrice soulève un point important, tu en es conscient, pourtant, il te faut essayer. C’est un risque à prendre, quand bien même tu feras preuve de la plus grande des prudences. Tant que les Vaudreuil vivront, ton existence à encore une importance. En dehors des dernières paroles de ton père, tu n’oublies pas que tu as une autre mission à accomplir, un autre rôle à jouer. Briserune a été victime de la folie d’un de ses enfants, Briserune s’est laissé consumer par l’ambition. C’est dans le sang et une mer de cadavre qu’elle compte écrire son histoire et tu ne peux pas laisser faire cela. Un guerrier n’est pas qu’une machine à tuer, un guerrier est aussi un code basé sur le respect et l’honneur. Vous deviez protéger votre peuple, l'honorer et le rendre grand, mais une telle chose n’était pas possible par la voie du sang. C’était la conviction profonde de ton père, la conviction profonde qui l’a amené à mourir entouré des siens. Toi aussi, tu pensais que la voie du sang ne mènerait un rien. La voie que tu t’étais efforcé d’emprunter depuis toujours était celle de la justice et du combat pour la dignité des plus faibles. Tant que les Vaudreuil vivront, il ne sera pas question de s’en détourner. Tant que les Vaudreuil vivront, tu n’auras pas à emprunter la voie de la vengeance, cette voie sœur de celle d’Antigone, de celle du sang.

— J’y tiens.

Et chaque mot t’écorche un peu plus. Tu bénis sa grandeur d’âme et remercies sa bonté. Quand elle s’éloigne pour aller chercher le nécessaire à écrire tu ne peux que lui offrir un regard plein de reconnaissance. Tu comprends sa position, tu la respectes, tu la partages. La folie qui s’est emparée des tiens ne doit pas ravager Valdore tout entière. Il y avait déjà eu trop de morts, trop de nouvelles étoiles accrochées dans les cieux.

— Bien entendu. Je refuse de mettre en danger Grandvent… N’importe quel autre pays, d'ailleurs. Vous aurez un droit total de regard sur mes écrits, je vous laisserais seule juge de la dangerosité de son contenu.

C’est le moins que tu puisses faire. Elle t’offre l'hospitalité, l'anonymat et le temps. Lui offrir ta confiance en ce qui concerne ta lettre est la moindre des choses. Plus que le reste, ton éducation a été basé sur une notion accrue de la justice. Faire ce qui est juste, pas seulement pour nous, mais pour autrui. Tu essayes de te raccrocher aux maximes de ton enfance, le dernier héritage Riegel encore tangible, à présent.

— Je ne crains de n’avoir rien d’autre à vous offrir pour vous remercier que ma reconnaissance.

Et ton couvert semble avoir, tout d’un coup, le poids d’une masse d’arme.

— Mais merci.

Tu admirais cette neutralité, Jasper. Il te semblait que cela demandait une certaine force de caractère de ne pas prendre parti. Nul doute que certains y verraient de l’opportunisme, une forme excessive de prudence, peut-être même de lâcheté. Dans un sens, le choix de ne pas faire de choix était le comble du déshonneur pour un briserunien. Pourtant, c’est une forme de luxe que tu ne peux que lui envier. Quand dès le premier jour de vie l’on vous force à porter un nom, un titre, des valeurs et des idées, l’envie de ne pas avoir d’avis sonne parfois comme le plus beau des cadeaux. Et pourtant, tu avais, toi-même, trouvé une forme de bonheur dans cette obéissance aveugle, dans ce façonnage contre nature opéré par ton père ces vingt dernières années. Tu serais le briserunien porteur de la volonté paternel de resserrer les liens, de devenir par la force des alliances puissant et alors capable d'abattre le déséquilibre que cause la magie. En ce sens, tu serais le briserunien, éduqué, diplomate, celui qui en plus des armes manie les mots, les pas de danse et les notes de musique. Tu serais le moins briserunien des briseruniens tout en étant le plus briserunien des briseruniens. Il aurait dû en être ainsi. C’était le plan d’une vie, celle de ton père, plan qu'il te fallait suivre et poursuivre, quand bien même tu n’avais jamais eu réellement conscience de ce que cela représentait.

Il n’en serait plus ainsi, désormais. Et tandis que tu t’efforces d’avaler chaque gorgée de ton breuvage, tu remues, malgré toi, le passé.

— Les chevaux briseruniens reçoivent un dressage strict, mais Philippe est le plus valeureux d’entre eux, il est vrai. Une grimace douloureuse, quand une nouvelle fois le liquide passe de ta bouche à ton estomac. Je n’y manquerai pas, j’ai une dette d’honneur envers votre patrie et ses concitoyens. Malgré la situation actuelle… Soyez sûre que je la paierai.

Ni aujourd’hui, ni demain, probablement pas dans les semaines ou mois à venir. Mais si Blanchefeuille t’appelait, tu répondrais à son appel. C’était le code du guerrier, l’on plaçait le respect de sa parole et le paiement de ses dettes au-dessus de tout le reste. Un homme qui ne peut honorer son nom et ses promesses n’aura nulle place auprès de la Maison-Dieu.

Tu lui lances un regard entendu quand on te débarrasse et qu’on apporte le nécessaire à écrire. Tu aurais voulu tracer de tes propres mains chaque lettre de ton dernier mot pour Diane, mais soyons réaliste, le simple fait de soulever une cuillère avait épuisé tes dernières réserves. Tu ne pouvais décemment pas te payer le luxe d’attendre que ton corps veuille bien te répondre. L’heure était grave, chaque seconde perdue pouvait tuer la seule famille qu'il te restait.

— Je vous en serais reconnaissant.

Ce ne serait qu’une dette de plus sur une liste désormais interminable.

— J’imagine que cela doit vous surprendre que mes premières pensées soient dirigés vers le clan Vaudreuil.

Une loyauté à toute épreuve. Oui, ce n’était pas si loin de la vérité. Tes sentiments pour Malronce et sa famille royale allait bien au-delà de la simple soumission qu’on attendait d’un vassal. Peut-être avait-ce été une erreur de la part de ton père de te plonger si jeune dans les fastes de la cour, peut-être était-ce là le seul élément qu’il avait sous-estimé. Le cœur d’un enfant est tendre, malléable, le tien avait trouvé en Malronce une bulle d’air que tu n’avais point chez toi. Chaque voyage avait été une aventure, chaque découverte, un ravissement. Tant de belles choses à voir, à faire, à découvrir, le petit garçon que tu étais fantasmait sur cette végétation que ton pays n’avait pas, sur cette chaleur que ton pays n’avait pas, sur cette opulence que ton pays n’aurait jamais. Le temps passant, on avait trouvé entre les murs de Roserai un nouveau foyer, en Clovis et les siens une nouvelle famille. C’était peut-être là ce qu’attendait ton père ou peut-être pas. Le doute subsistait encore quant au fait d’être un traître puisqu’on aimait deux royaumes à la fois. Seulement, il était trop tard pour avoir la réponse à cette question. Il était désormais trop tard pour beaucoup de choses.

— Mon père a… avait pour coutume de dire que les fortes valeurs de Briserune étaient à la fois sa plus grande force et sa plus grande faiblesse. Depuis beaucoup trop de générations, on enseigne un amour aveugle à la patrie et une image très stricte de ce qu’est un bon briserunien. Nous avons fini par nous aveugler nous-mêmes, mon père pensait qu’il nous fallait évoluer si nous voulions continuer de prospérer.

Des idéaux peut-être trop novateurs pour cette vie, peut-être même pour les suivantes. Un peuple fier que celui de Briserune. Un peuple fier, fort, mais aveuglé par ses propres convictions. Persuadé que c’est seul qu’il lutterait et triompherait, quand, seule, la meute se mourrait. Tu avais embrassé la vision de ton père comme on embrasse une religion. C’est dans ces idéaux que tu avais été élevé et éduqué. Être fier de sa patrie oui, l’aimer oui, suffisamment pour la trahir et faire ce qui était juste pour elle. Se lier. S’ouvrir. Pour le moment venu frapper dans le cœur un ennemi trop bien protégé : Sombrelune.

— Une partie du peuple qu’il aimait et protégeait l’a tué pour ses idées. Il a pris pour trahison ce qui n’était qu’un vaste plan pour le faire survivre, pour lui offrir davantage de confort et de moyens. Et maintenant, cette même partie du peuple s’engage dans une guerre de grande ampleur.

Des morts, il y en aura, beaucoup trop pour les compter. Ce sera sur un mont fait de cadavres et de sang qu’Antigone prendra le pouvoir en Valdore. Et tu as peur, Jasper, tu as peur que cette ambition ne précipite sa perte. Car Briserune paiera le prix de la trahison dont s'est rendue coupable sa nouvelle Gouverneur. Sombrelune ne laissera pas éternellement une briserunienne se construire un invincible empire. Du moins, c’est ce que tu as la naïveté de croire.

— Aussi cruel que ce soi, les Vaudreuil sont la seule famille qu’il me reste à présent. Je n’ai pas pu sauver celle dans laquelle je suis né, mais je refuse d’échouer avec celle que j’ai choisi d’épouser.

Briserune en paix, c’est ce que tu avais rêvé de construire, Jasper. Un royaume, qui, malgré la rudesse de son climat, prospérait et apporterait confort et sécurité à tous ses citoyens. C’était le rêve que tu avais caressé du bout des doigts, toi et Diane, là-bas, malgré la dominance de ton frère, malgré les ambitions de ton père. On aurait renversé le cours des choses, peut-être aurais-tu poursuivi l’œuvre de tes ancêtres, abattre l’ordre des mages par le biais d’alliances et d’actions diverses. Peut-être que l’amour de Diane aurait suffi à te détourner de cet objectif pour ne plus te contenter que de ce que ta terre natale avait à offrir. Difficile de le savoir, difficile d’imaginer qu’il y avait encore une chance de le découvrir. Briserune, il te semble, ne serait plus jamais en paix. Le monde était sans dessus dessous.

— Je crains de ne pas connaître la paix de mon vivant.

C’était trop tôt. En cet instant, il te semble que ce sera toujours trop tôt. Les blessures suintent d’un pus qui ne se tarira jamais, le cœur et l’âme se sont fissurées définitivement. Aujourd’hui, les pertes te semblent trop grandes, le poids trop lourd, et la perspective d’ajouter à la pile de cadavres étendus à tes pieds, ceux de Clovis et des siens, te donne l’envie de sombrer. Tu comprends sans doute déjà, que le premier pas que tu feras hors de cette maison sera le premier d’une errance qui n’aura jamais de fin. Tu comprends sans doute déjà, que tu étais déjà mort au moment de quitter Brave.

— Alors espérons que mon éloquence sauvera quelques vies. Vous avez raison, écrivons.

Il te faut quelques secondes pour donner forme aux idées. Tant de choses à dire, si peu de temps et sans doute pas assez de papier. Il faut être concis et pourtant, il te semble que sans d’épais paragraphes, tu n’arriveras pas à correctement t’exprimer. Ce qu’elle s'apprête à entendre est de l’ordre de l’intime. Il y a quelques jours, à peine, tu aurais été profondément gêné de dicter les mots de ton cœur. Seulement, les temps ont changé.

— Ma douce amie,
Cette lettre, je l’espère, te parviendra avant qu’il ne soit trop tard. Pour des raisons que tu comprendras, je ne peux trop en dire, mais à l’heure où je t’écris ces lignes, les Riegels ont été tués et Briserune a lancé un premier assaut sur Malronce….

Les mots défilent. Hésitants, les premières minutes. Tu te rends compte, Jasper, qu’il t’est bien plus difficile d’exprimer à l’oral ce que tu as coutume d’exprimer à l’écrit. On t’avait appris à manier les mots, à Brave, pour faire de toi un noble capable de se fondre dans la masse, mais les mots font moins partie de ta nature quand ils se doivent d’être intime. Pourtant, à l’écrit, tout semble plus facile. Tu te sens moins pudique, moins honteux à exprimer ce qui grouille en dedans. L’exercice est difficile, autant par l’état de ton corps que par ce que tu dévoiles à ton hôte. Mais l’exercice est nécessaire, c’est, de là où tu es, la seule chose que tu puisses faire pour secourir les tiens.

L’effusion n’était pas la priorité, pourtant, tu te sens l’obligation d’en passer par-là. Un sentiment d’urgence, la brusque et terrible pensée que cela pourrait bien être ta dernière occasion de lui parler, de lui transmettre quoi que ce soit. Des nœuds dans l’estomac, une boule dans la gorge. Tu te sens terrifié, aussi terrifié que le petit garçon que tu étais face à la foudre. Et si tu ne la revoyais pas ? Si tu ne revoyais jamais aucun d’entre eux ? Si tu devais affronter le futur et le monde sans elle ? Sans eux ? Est-ce seulement possible ? Tu ne t’en sens pas capable, Jasper. S’en était déjà beaucoup trop d’affronter la perte de Brave, de ton clan, tu ne pourrais pas encaisser d’être orphelin de nouveau.

Il te faut te calmer, prendre le temps de respirer pour ne pas te laisser envahir par l’angoisse qui te trahit à mesure que les lignes s’entassent sur le papier. C’était un cauchemar dans lequel ils t’avaient tous fait plonger. Tu brûles de te réveiller, tout en sachant que tu n’en es pas capable. Que ne donnerais-tu pas, pour ouvrir les yeux à Brave ou à Roserai, entendre leurs rires. Besoin d'être sauvé, mais en cet instant, tu n’es pas celui qui est danger. Quand tu oses terminer, tu es à fleur de peau. Mais tu es un guerrier. Tu es faillible, mais tu te dois d’être une figure invincible. Tu te reprends.

— Je vous en remercie.

La poudre blanche, le verre. Tout cela sonne autant comme une délivrance que comme un piège. Pourtant, tu prends le verre, incertain. Fixe le liquide. Une partie de toi aspire à l’oubli et au sommeil, une autre partie de toi refuse de se soustraire à cette hyper sensibilité, cette conscience terrifiante qui rend tout douloureux, en dehors comme en dedans.

— Combien de temps cela prendra-t-il de me remettre ?

Physiquement.
Psychologiquement, tu n’es sûr de rien.

Tu ne te rends pas forcément compte de la gravité de ton état, Jasper. La douleur qui pulse sous ta peau, tu la connais. Cette sensation de faiblesse, tu la connais également. Mais jamais, au grand jamais, cela n’avait été suffisant pour te garder au lit l’espace d’une semaine. Tu avais pourtant connu des batailles, des défaites sévères, mais rien qui ne soit handicapant à ce point. Une semaine. Une semaine coincé, bloqué, dans cette prison de tissu. Le repos ne t’avait jamais paru aussi frustrant et dur à supporter. Une semaine. Des centaines de choses terribles pouvaient se produire en une semaine.

— C’est terriblement long…

Mais tu n’as pas le choix, n’est-ce pas ? En tout cas, le ton qu’elle emploie se montre sans appel et tu comprends que, même si tu le voulais, tu ne pourrais pas quitter cette chambre par tes propres moyens.

— Je suis donc en aussi mauvais état que cela ?

C’était bien la première fois. Mais tu ne veux pas remettre en cause son expertise, tu n’es pas guérisseur et l’on t'avait toujours appris à respecter les opinions des gens plus éduqués que toi. Et, plus éduquée que toi, la dame Volturne l’est, à n’en point douter.

Mais plus son diagnostic se précise plus ton visage se décompose. Une semaine pour sortir de ce lit, un mois avant de pouvoir repartir. Un mois ! Que la Maison-Dieu te garde, c’était une éternité. Malronce était en état de siège, le monde, ton monde, était en train de péricliter et tu ne pouvais partir avant un mois. Frustration. Qui te prend, qui te rend sourd. Un mois. Elle te tapote l’épaule, tu te raidis dans un réflexe malhabile. Tu n’étais pas un grand tactile.

— N’y a-t-il aucun moyen de raccourcir ma convalescence ? Malronce… Je ne peux pas…

Et ton cœur s'agite d’une façon douloureuse. Et tu sens la pièce tourner autour de toi. Une soudaine migraine qui explose dans le crâne et les forces t’abandonne aussi vite qu’elles sont venus. Tu comprends alors, Jasper, qu’elle a cruellement raison. Ton corps a franchi une limite qu’il n’avait jamais outrepassée auparavant. Tu étais allé loin, beaucoup trop loin et tu en payais désormais le prix.

Frustration.
Intense frustration.

Quand le corps se dérobe à toutes les volontés de l’esprit et que les envies d’insulter la terre entière se font sentir. Tu respires, Jasper. Tu essaies. Finalement, boire ce verre serait peut-être la meilleure chose à faire.

Car tu n’es plus en mesure de grandes choses, actuellement.

Tu la crois sans peine, mais la séquestration ne serait, de toute évidence, bientôt plus une option. Tes forces t’abandonnent et soudain le corps se retrouve lourd, flasque, sans énergies autres que celles élémentaires à la survie. Malgré toi, tu ne peux que t’enfoncer de nouveau dans tes draps.

Tu as une conscience désormais floue de ton environnement, les meubles de la pièce ne sont que taches colorées, Lakhesis n'est plus que silhouette à la voix lointaine. Une partie de toi prend comprend qu'on porte à tes lèvres la potion de tout à l'heure. Un liquide que tu avales par réflexe. Un réflexe que tu regrettes aussitôt. Un réflexe pour lequel tu as une certaine reconnaissance aussi.

Tu es effrayé à l’idée de perdre conscience de nouveau, mais tu te sens si étranger à ton corps que l’oublie sonne comme une délivrance. Docile, épuisé, tu te retrouves à papillonner des yeux, le regard morne, à demi-vivant. Les brumes du sommeil viendront bientôt te prendre, tu rêveras avant même de t’en rendre compte, Jasper. Le corps cicatrisera, la force reviendra alors que tu iras te gorger des souvenirs du soleil de Roserai sur ta peau, de la douce chaleur du feu de bois de Brave quand, enfant, mère venait vous conter des histoires. Tu les retrouveras alors, une dernière fois, tu auras l’impression que les chants de la guerre n’étaient que des mauvais rêves. Le réveil sera brutal et douloureux, mais pas immédiat. Tu allais rêver, Jasper, graver le bonheur d’avant une dernière fois.

Doucement, tu sens qu’on te touche, qu’on te prend la main. Il te semble entendre au loin une voix. Au courant des événements. Mais cela n’avait plus tant d’importance. Déjà, tu rêves, Jasper.