Fouler le sol de Brave rendait plus sombre ton humeur à chaque nouveau pas. Partout où tu posais ton regard, tu voyais les couleurs d'antan devenue désormais ternes, les nobles pierres devenues poussières. Ne restaient que des ruines, que des vestiges désolés d’une civilisation, de la vie de tout un peuple. Voilà où conduisent les folies de l’ambition.

Vous aviez raison, père, le peuple de Briserune a été bien sot.

Fixe, de tes pieds chaussés de fer, cette terre riche de tant de drame et de sang.

Et j’avais raison, il était bien trop tôt.

Regrets. Rien que des regrets. L’espace d’une seconde, tu te demandes à quoi bon être venue. Tu savais à quoi t’attendre, tu savais ce qui t’attendait ici-bas. Alors pourquoi, Jasper ? Pourquoi ? Pour se rappeler, pour tenter de retrouver la rage et la volonté qui s'émousse depuis des années. La lassitude et l'errance t’ont rendu mou, Jasper, mettant constamment en doute tes allégeances, le bien-fondé d'honorer ceux qui nous ont quittés, ceux qui ne reviendront pas, qu’on raye tous les noms sur la liste ou pas. Tu es venu pour retrouver la force d’être de nouveau obéissant. Tu as besoin de cette obéissance. Sans elle, tu erres, sans but. Sans elle, tu meurs. Maintenant qu’il n’y a plus Diane, qu’il n’y a plus personne. À quoi bon rester quand rien ne vous attend ? Tu avais besoin d’un but à retrouver, d’une conviction avec laquelle renouer. Te déchirer de l’intérieur en portant le regard sur la forteresse de ton enfance et les rues dont tu étais le gardien, voilà ce dont tu penses avoir besoin. Errer ici, jusqu’à trouver l’illumination. Jusqu’à entendre de nouveau la voix de père te susurrer à l’oreille que tu es dans la bonne direction. Peut-être que tu croiseras le fantôme d’Antigone pour raviver la flamme. Peut-être croiseras-tu la chaire encore chaude d’Idriss pour aiguiser de nouveau ta lame. Non, ce ne sont pas eux qui te font l’honneur d’une apparition. La silhouette élancée, les cheveux noirs. Tu ne le reconnais pas tout de suite, en même temps, comment aurais-tu pu ? Les années ont passé, il a grandit. Il aurait dans les mêmes âges qu’Alani aujourd’hui. La seule chose qui l'a trahit sont ses yeux. Jamais tu n’oublieras ses yeux.

— Toi…

Je le jure, je le jure mon seigneur ! C’est ce gamin, c’est lui qui a tué le gouverneur, Bathory n’a rien eut à faire, il était déjà mort !

Un pas, deux pas, les doigts qui glissent sous le casque.

— Tu ne me reconnais pas ?

Il a hurlé devant tout le monde qui l’avait empoisonné ! Il était fier, mon seigneur ! Il était si fier ! Je vous en prie, ne me tuez pas !

Glisse plus profondément pour soulever le dernier rempart entre ta peau et le vent. Entre ton visage et le présent. Entre tes yeux et les siens.

— Moi je te reconnais. Cela faisait longtemps, Valerian.

Valerian ! Valerian Frost ! C’est son nom !

Tu as caressé les lettres de son nom sur la liste soigneusement rangée dans ton armure.

Oui, fils, tu es dans la bonne direction.

Tu te sens revivre quand tu entends la voix de ton père, seigneur et maître dans le vent.

Il recule, tu avances. Dans une situation où l’on domine, laissé de l’espace entre l’adversaire et soit est inutile. Donner de l’espace, c’est donner une marge de manœuvre supplémentaire à l’ennemi, lui donner des failles à exploiter. Tu n’as jamais été aussi belliqueux et confiant que ton frère ou ton père. Cette force de caractère, on ne la trouve que chez les premiers-nés et premier né tu n’es pas, Jasper. Cependant, tu ne penses pas faire preuve d'arrogance en avançant que tes compétences martiales étaient bien supérieures aux siennes. Tu avais eu pour toi l’éducation, l’étude théorique, mais surtout une lutte pour la survie. Alors que tu relâches la tension de ton poignet pour faire tourner, lentement, très lentement ta lance, tu l’observes. Une démonstration de force, un simple mouvement destiné à lui montrer que tu maîtrises tes armes. Il te croyait mort… Et tout porte à croire qu’il aurait voulu avoir raison.

— J’en doute.

Fais tomber le masque Valerian, c’est tout ce que tu attends. Qu’on te donne la bonne, la seule, raison pour lever ta lance. Ce sera rapide, presque indolore, comme à chaque fois. Tu ne prends aucun plaisir à sentir l’acier s’enfoncer dans les chairs, pas plus que tu n’en prends à voir la vie s’éteindre dans les yeux des gens. Tu offres à chacun le plaisir de partir sans une lente agonie, c’est ton cadeau, la preuve de ton respect envers le genre humain. Tu sais te montrer synchrone avec la mort, piquer et trancher exactement là où elle pointe du doigt. Tu as juré de rendre la justice et un juge se doit d’être digne. Et pourtant, Jasper, Valerian est encore vivant.

Le vent te murmure, avec la voix de ton père, “pourquoi ?”. Son nom est sur la liste, tu l’as toi-même tracé à l’encre, de cette même calligraphie avec laquelle tu chantais la beauté de Diane, autrefois. Alors pourquoi ? Il n’y aurait rien de plus simple. Ce serait, comme à chaque fois, rapide et digne. Oui. Comme à chaque fois.

— Tu as empoisonné le gouverneur. C’était toi.

Parce que ce regard, tu vois, il est rattaché à un visage beaucoup plus rond, beaucoup plus enfantin. Ces yeux, sont ceux de ce même garçon qui portait ton arc dans la cour et scellait ton cheval, autrefois. Ces yeux, appartiennent à cet enfant auquel tu as appris à monter, dans le secret des écuries et de la chasse. Ces yeux, n’étaient pas encore ceux d’un adulte quand Antigone a pris les armes.

C’était un enfant.

Tu réalises, soudain, ce que tes ordres impliquent. Tous ceux que tu as traqués et exécutés étaient des adultes responsables de leurs actes au moment du siège de Brave. C’était, en leur âme et conscience qu’ils avaient pris les armes pour assassiner leur protecteur et gardien. Mais Valerian, n’en était pas un, à l’époque. Il devait avoir à peine quinze ans. C’était un enfant.

— Pourquoi ?

La seule question qui franchit tes lèvres. Dans le fond de ton crâne, le fantôme de ton père hurle de voir encore l’acier de ta lance immaculé. Et toi, tu ne sais pas si tu dois te sentir béni ou maudit, d’avoir encore des scrupules.

— Je te remercie de ne pas nier.

C’est, te semble-t-il, une attitude noble qui se doit d’être soulignée. Un homme qui s’enfonce dans ses mensonges, qui fuit ses responsabilités ne mérite pas le respect. La lâcheté est un crime à Briserune et Valerian n’est plus un enfant.

Le regard qu’il te lance est haineux, si haineux. Tu n’en as jamais surpris de tel, auparavant, mais les yeux se métamorphoses quand on observe les gens de dos. Tu respectes son honnêteté. Plus de faux-semblants, l’heure n’est plus aux masques de convenance et c’est tant mieux. La diplomatie n’est plus ton mot d’ordre, désormais, et tu ne recherches que la vérité crue, implacable, la seule qui te permette encore de donner un sens à tes actes. Il te crache la sienne, sans hésitation, l’enfant désormais devenu homme fait honneur à son nom. Impitoyable comme la glace. Tu as une pointe de regret et comprenant qu’il aurait pu devenir un chevalier formidable dans une autre réalité.

— Est-ce bien sage de m’insulter alors que c’est moi qui tiens la lance ?

Il l’avait donc fait pour lui. Pas pour elle. Tu aurais dû t’en sentir soulager. Il n’en est rien. Il l’a fait pour sa propre survie, mais il l’a fait quand même. Voilà une situation inédite, un contexte exceptionnel. Ton père n’a jamais pris la peine de préciser ce qu’il entendait par traite, ce qu’il désignait par folie.

— Tu as privé un homme briserunien de son droit de se battre et mourir avec honneur. Le comprends-tu ?

Le siège de Brave, n’avait souffert d’aucune illusion, d’aucune attente au miracle. Ce jour-là, il n’avait pas été question pour toi, ton frère, ton père, ta mère, de survivre. Il avait été question de mourir dignement, les armes à la main, le sang des traîtres sur ses armes. Se battre jusqu’à son dernier souffle pour être libre d’enfin aspirer au repos. Personne n’avait été naïf au point de croire à un retournement de situation brusque. C’était pour cette raison qu’ont t’avais ordonné de fuir. D’une certaine façon, le siège avait été, pour les Riegel, un suicide collectif dans les règles. D’une certaine façon, on t’avait toi aussi privé du repos.

— Crois-moi bien que je ne prends aucun plaisir à te menacer de mon arme, Valerian. Tu as été honnête et je t’en remercie. Je te crois quand tu dis que tu n’avais pas d’autres choix. Il n’y a pas de mensonge, tu n’es pas capable d’un tel prodige. Pourtant, tu hésites encore sur la sentence, la justice a besoin d’une dernière information avant de rendre son jugement. Il n’empêche, cependant, que tu as tué ton gouverneur de la pire des façons possibles. Alors donne moi une seule bonne raison de ne pas te tuer, là, tout de suite.

S'il le fait, tu tourneras des talons et tu t’en iras. Partagé entre le soulagement de n’avoir pas été aussi loin et la culpabilité de n’avoir pas honoré une partie de ton contrat. S’il ne le fait pas… Eh bien, ce sera rapidement et dignement fait. Comme à chaque fois.  

— Tu as raison. Je m'incline, je n'ai aucune bonne raison. Ta colère est légitime.

Il y a cet instant, Jasper, où il te surprend. Cette seconde, où ton visage se déride, prend l’expression de la surprise, de l’incrédulité. Il abandonne et, d’une certaine façon, ça t’effraie. Il aurait dû se battre. Il aurait dû se défendre. Des raisons, il y en avait des dizaines, probablement même des centaines. Tu réalises que tu lui aurais accordé n’importe quelle excuse, de la bêtise de l’enfance au sourire que lui a accordé un jour Alani. Tu réalises que tu n’attendais que ça, qu’une excuse pour ne pas avoir à aller au bout, pour ne pas avoir à respecter tes serments. Parce que Valerian était un enfant, parce que le transpercer de ta lance reviendrait à transpercer l’innocence, la victime collatérale d’un conflit qui vous dépassait tous. Ça reviendrait à devenir ce qu’Antigone était à tes yeux. Ça reviendrait à agir comme a agi Malronce en massacrant tout un peuple quand seule une poignée de fou était en cause. Ça reviendrait à devenir le monstre. Ça reviendrait à donner raison à la voix terrible de tes cauchemars. Ça reviendrait à trahir l’amour de Diane. Ça reviendrait à ne plus pouvoir te regarder dans le reflet de l’eau. Ça reviendrait à ne plus pouvoir regarder aucun d’entre eux, quand, enfin, tu les rejoindrais parmi les étoiles.

Fais de moi ce que tu veux.

Perdant à ton propre jeu. Tu as envie de hurler, Jasper, envie de te déchirer à l’intérieur. La bile te monte déjà dans la gorge, la brûlure de l’écœurement ravage ton corps. Mais tu ne peux pas. Tu ne peux pas baisser ta lance et tourner des talons quand lui choisit de mettre un genou au sol et d’affronter son jugement. Ce serait le prendre en pitié. Ce serait lui manquer de respect.

Mais alors que tu luttes contre toi-même, contre cette dualité contradictoire qui te rend un peu plus fou chaque seconde, Valerian te sauve. Un jet de neige qui te fait reculer d’un pas, la douleur soudaine et intense du poignard trouvant la jointure de ton armure, au niveau de la cheville, et qui entaille la chaire. Une libération. Celle qu’il t’accorde malgré lui. Une seconde bouche bée, tu le vois bondir et s’enfuir. Un pas. Deux pas. Et l’envie de rire, l’envie de hurler de rire. Cette putain d’envie de rire, comme tu n’as pas ri depuis des années.

— Bénie soit ta fourberie et bénie soit ma naïveté.

Un murmure presque hilare. La douleur qui pulse à ton pied n’est en rien un handicap. Tu pourrais le poursuivre. Tu pourrais le clouer sur place. Tu as les capacités pour. Tu le sais. Il le sait. Pourtant, c’est ta lance que tu armes, Jasper, c’est ce mouvement précis, cet envoi de ta lame dans son dos. C’est ta lance qui traverse l’air, que tu as envoyé, volontairement maladroite, juste assez pour qu’elle siffle à son oreille, lui entaille peut-être la joue. C’est ta lance qui dépasse Valerian, se plante dans le sol boueux et neigeux.

— COURS VALERIAN ! COURS, CAR SI JE TE RATTRAPE, JE TE TUE !

Hurler comme un dément, mais dis avec un sourire beaucoup trop prononcé aux lèvres. Oui. Cours Valerian. Cours. Sent ton cœur battre à tout rompre. Fuit Valerian. Fui. Les yeux vers le ciel, Jasper, tu as échoué à rendre la justice du père, mais, pour la première fois de ta vie, tu n’en es pas désolé.

— Cours, Valerian. Et pour l’amour des Arcanes vit.