Le souffle rauque, la gorge en feu, les pieds en sang.
Keira s’était arrêtée de courir et un sourire presque fou avait étiré ses lèvres crevassées alors qu’elle plantait son regard droit devant, dans le blanc des yeux du Maître au loin tout en sachant pertinemment que derrière elle, Minuit avait réussi ; elle s’en était allée.
Keira n’était pas inquiète, sa sœur n’était plus un petit bébé qui ne dépendait que d’elle pour survivre. Elle savait voler et trouver à manger, et elle vivra certainement mieux dehors qu’enfermée ici dans les caves humides et nauséabondes.
Elle préférait mettre toute sa concentration à sa propre survie, en cet instant précis.
Autour d’elle la meute l’avait encerclée, claquant des mâchoires, leurs crocs luisants à la lumière du jour, et la faim au ventre –un peu comme elle. Il ne l’attaqueront pas avant que le Maître ne l’ordonne, et quand bien même il l’ordonnait, elle ne comptait pas mourir aujourd’hui.
Ni ici.

Le Maître s’approcha enfin ; et Keira, pantelante et transpirante, l’observa s’approcher sans dire un seul mot car elle n’en connaissait pas de bien utile dans ce genre de situation.

Keira resta immobile, malgré les injonctions du Maître.
C’était là les inconvénients de ne réagir qu’aux pulsions qui l’animaient, elle ne réfléchissait pas assez aux conséquences et se voyait forcée d’improviser chacune de ses actions lorsqu’elles la poussaient dans un bourbier sans nom tel que celui dans lequel elle venait une nouvelle fois de s’empêtrer.
Elle songea à se jeter sur lui encore une fois fois ; planter ses crocs dans sa gorge comme elle avait vu faire les chiens et dans un élan de son imagination, folle de rage, elle s’imagina rien qu’un instant festoyer de sa chair –que sa mort satisfasse autant sa soif de vengeance que sa faim.
Mais la meute ne la laisserait probablement pas faire, et l’arc avait beau être brisé au sol, rien ne lui garantissait que c’était la seule arme qu’il portait sur lui.
Alors Keira ne bougea pas, récupérant son souffle, le regard alerte afin de capter la moindre ouverture qui lui permettrait de s’enfuir à son tour.
Sans son arc il ne pouvait pas l’atteindre de loin ; peut-être lui restait-il une chance de s’échapper.

Rejoindre Minuit dehors et
aller voir la Blanchefeuille comme sa sœur le voulait
ou retourner à la quiétude de leur forêt.

Keira cependant ne marchait pas à l’espoir, et c’était peut-être là son salut dans ce lieu où l’espoir était traître et se faisait oeillères sur les yeux des fous qui ne voyaient plus la flèche qui filait l’air pour se planter dans leur dos.
Keira ne voulait pas mourir et sa survit dépendait, pour le moment, de cet instant précis seulement –alors choisir comment mourir ? Ça n'avait pas le moindre sens à ses oreilles.

Elle demeura immobile, sa respiration déjà moins saccadée, et son sourire fané.
Muette mais le regard suffisamment parlant quant à la rage qui brûlait en elle.

La meute s’était réunie en cercle autour d’eux, coupant à Keira tout chemin vers la liberté ; le souffle rauque, sa maigre poitrine se soulevant de haut en bas au rythme de sa respiration effrénée, elle ne se laissa pas démonter pour autant car la sortie se trouvait derrière elle et c’était devant qu’elle devait faire attention.
Mais son corps épuisé par la course la trahit de peu. Ses muscles raidis par l’effort ne se mobilisèrent pas assez vite pour se soustraire à la poigne qui se referma sur sa gorge. Keira étouffa un grognement de douleur alors que les doigts puissants s’enfonçaient avec violence dans la peau délicate de son cou, puis lorsqu’elle senti son corps propulsé vers le sol.
Douleur aigüe dans la cuisse –le grognement se changea en râle alors que la lame acéré s’enfonçait dans sa chair.
Keira ne voyait pas d’intérêt à dissimuler sa peine ; n’y songeait même pas une seule seconde. Elle n’était pas dotée de cet égo là qui poussait parfois les autres à se montrer de marbre pour des raisons qui lui échappaient. Lorsque la joie animait son cœur, Keira riait ; lorsqu’elle avait mal, elle criait. Sa simplicité était sincère ; n’était pas idiote pour autant.
Plaquée au sol, les poumons compressés, elle manquait d’air et de sa gorge n’émanaient que des borborygmes entrecoupés de hoquets. La dague remonta le long de sa jambe, fendant la peau sur son passage et Keira hurla un peu plus encore, arrachant des poignées d’herbe de son poing crispé.
Et puis elle senti ses lèvres effleurer son oreille, la chaleur de son souffle dans sa nuque, et lorsque sa voix se fraya un chemin dans son conduit auditif, un nouveau frisson lui saisit l’échine et elle leva vers lui un regard ivre de rage, une salive sanguinolente lui coulant des lèvres.
Le Maître parlait mais elle n’entendait pas.

Comme les chiens autour d’eux, Keira fit claquer ses mâchoires et tenta de planter ses crocs dans le moindre bout de chair ennemie qu’elle pouvait attraper ; ignorant l’affliction lancinante dans sa jambe, elle se débattit comme un diable, hurlant de douleur comme de colère à s’en rompre les cordes vocales.

« ARRÊTE ! s’égosilla-t-elle dans les oreilles du Maître. »

Le sang coulait de sa cuisse en un ruissellement chaud et poisseux et les larmes que la douleur avait fait monter à ses yeux traçaient des sillons brûlant dans la crasse de son visage –pourtant c’était le froid qui lentement s’emparait du corps de Keira, épuisée par la fièvre, le mal, la peur, l’angoisse, la course, tout.
Un genoux dans le ventre et sa respiration failli encore, mais malgré la fatigue extrême qui alourdissait son corps et ralentissait ses geste, elle ne cessa pas une seule fois de remuer, de se débattre –elle n’était pas capable de dire s’il s’agissait là une fois encore de son instinct de survie formidable ou si c’était une véritable volonté de sa part de montrer qu’elle n’était pas brisée, que même à terre elle continuerait de se battre.
Lorsque le Maître se redressa, empoignant ses cheveux sales pour la traîner derrière lui tandis qu’il se dirigeait vers le château, elle attrapa son poignet de ses deux mains, autant pour limiter la tension qui tirait avec force sur son crâne que pour faire tout ce qu’elle pouvait pour le faire lâcher prise, en enfonçant ses ongles dans sa peau
qu’elle aussi fasse couler le sang.

Les menaces ne l’atteignaient pas ; elle n’en saisissait pas la moitié.

« Chien, elle répéta, le regard vrillé sur le visage de Lazare. »

Et allez savoir si son insolence était volontaire ou pas.