L'heure du goûter-souper était un bien étrange rituel. D'une part à cheval sur la collation gourmande et le repas de fin de journée, sa principale particularité était de les conformer en un tout indissociable. La tâche ayant donné lieu à un nombre surprenant de découvertes tel le canard orangé en fait une source intarissable de fantaisies.

D'une humeur enjouée, les doigts effilés du jeune cuisinier touchèrent les abats de volaille de sa tendresse méticuleuse, séparant la viande commune du foie ainsi que le coeur. Il s'agissait là d'une idée qui lui était venue ici même, lors d'une promenade dans les bois entourant le foyer de Blanchefeuille. Etant particulièrement friand des groseilles sauvages, leur couleur pétante lui rappelait celles de sa patrie. De ces fruits rouges reposant avec quiétude lui vint à l'esprit une ardente symbolique, où la flamboyance malronçoise et l'harmonie grandventeuse se mélangèrent passionnément.

Se laissant porter par son enthousiasme, Lezaleth se félicita de son voyage en ces hautes terres. Les montagnes de Grandvent, outre leur fabuleux paysages, se targuaient d'un si bel étalage d'arômes qu'il en serait presque criminel pour un connaisseur de s'y désister. Jetant son dévolu sur une invitation au domaine de Blanchefeuille, elle était signée dame Lakhesis de la maison Volturne. Une héritière au nom qui autrefois se complaisait dans la royauté, était aujourd'hui dans une situation pour le moins étrange et mystérieuse.

Observant avec critique sa création, il se lamenta de la légèreté de la composition, un divertissement tout juste bon à attiser plutôt qu'apaiser la faim. Dès lors, il ne lui restait plus qu'à écouter les impressions de la bouche de son hôte. Hélant le garde en poste aux cuisines, il se raclât la gorge avant de lui faire part de ses intentions.

Bien que le sourire aimant du cuisinier se voulait chaleureux, son regard insistant trahissait l'impatience de sa curiosité quand à la réception de son oeuvre.

Parcourant les longs couloirs de la demeure blanche, son coeur ne cessait d'exulter une certaine crainte joviale caractéristique du service d'une nouvelle oeuvre. Cette fois, sa venu serait ponctuée d'un présent délicat et verdoyant, à l'image de la relation qu'entretenaient leur patries respectives. Entre les abats de volaille encore fumantes s'étaient logées les feuilles de roquette cueillies ce matin même. Vibrant de leur couleur pétillante, les groseilles apportaient un relent sucré qu'il fallait alors balancer avec la douceur de quelques morceaux d'avocats. Enfin, il ne pouvait s'empêcher de terminer son oeuvre avec une fine cuillerée de vin balsamique, de jus citronné et une huile d'olive vierge typiquement malronçoise. Comme à son habitude, les condiments -sel griseminois et poivre ambrivien- seraient apposés lors de la présentation devant son jury.

Pressant le pas de la porte, il s'arrêta net devant la gente dame qui lui faisait face. Son port de tête irréprochable couplé à ses actions mesurées déclinaient d'eux-même sa prestance royale, qu'elle fusse couronnée ou non. Une beauté sylvestre persistait de son visage laiteux, encadré par une chevelure soigneusement tressée aux couleurs de chêne. Un léger parfum embaumait la pièce d'une fraîcheur florale, et lui faisait écho aux brises estivale plus que courantes à Grandvent. La main sur le coeur, le jeune chef cuisinier s'empressa de rendre grâce à la dame de Blanchefeuille.

Apportant le plat escompté d'une main leste et confiante, il souleva le couvercle pour se laisser découvrir un assortiment verdoyant propre à Grandvent. Et de ses doigts filins, Lezaleth s'empressa de saupoudrer avec parcimonie les dernières touches nécessaire avant de prestement se tourner vers le majordome. Suivant un signe de main, il lui tendit une bouteille de vin rouge d'appellation malroncoise comptant parmi ses favoris. Offrant de regarder le couvert de bouteille, les lettres imprimées ne laissaient nul doute quant à son origine.

Sans plus attendre, le malronçois déboucha le vin avec dextérité afin d'en verser le contenu dans l'une des coupes prévues à cet effet. Le liquide d'un rougeâtre bordelais qui s'en échappait arborait sa senteur habituelle, aussi recula-t-il d'un pas pour s'incliner avec étiquette dans l'attente de son verdict.

De cette femme distinguée dont il ne saurait que tarir d'éloges la bienséance de sa conduite, il ne pouvait que constater d'un œil amusé son vrai visage une fois la table mise. Dévorant d'une traite le présent qui lui était soigneusement préparé, plus d'un chef se seraient offensés d'une telle conduite. Et pour tout dire, quelques mois auparavant Lezaleth se compterait probablement parmi eux. Mais depuis cet événement opportun, son intarissable appétit le poussait à une conduite similaire. Plus que le repas, le message des groseilles n'échappa nullement à sa tête si bien faite, et en releva ses intentions avec brio. Lui souriant avec douceur, il accepta cette invitation non plonger son regard brillant dans le sien.

S'approchant alors d'un pas consciencieux vers sa dame, le jeune cuisinier fit apparaître de sa poche un tissu d'un blanc léger qu'il était d'usage après dîner. Remarquant qu'elle ne s'était point essuyé, il avança ainsi sa main droite afin de l'en proposer assistance. Bien qu'aux yeux d'étrangers cela était interprété de manière méprisante, Lezaleth ne connaissait que trop bien l’engouement apporté par une saveur inattendue, à tel point qu'ils en oublient certains codes. Laisser une demoiselle dans cette situation ne sied guère à l'homme galant, aussi avança-t-il la conversation pour ne point l'embarrasser.

Ses mains n'avaient encore approché la belle argenterie que déjà des effluves de safran, de cannelle et de muscade envahissaient sa conscience cuisinière. D'une si lourde saveur,  l'artisanat culinaire de Grandvent ne dérobait guère à sa réputation opulente. Après tout, ne disait-on pas que le maître d'épices surplombait l'art culinaire sous toutes ses formes ? Rare et précieux, cet or de table séduisait sans remords les rêves grandiloquents de nobles mésaventureux pour s'en retrouver bien vite dépouillés. Jouant de sa fourchette sur un délice à l'apparence étrangère, Lezaleth ne pouvait que sourire devant les sommes faramineuse que ses pairs malronçois devaient endurer pour n'en obtenir que l'avant-goût.

Reportant son attention sur sa belle convive, le visage séant du jeune cuisinier se laissa distraire par leur aimable échange, sillonnant devoir et intimité en une conversation bien singulière.

La seule pensée d'étendre Malronce par la force l'en pinça ses lèvres de dégoût. De la guerre, il en garde le souvenir encore palpable de ces années sous la terreur de cette femme sanglante. Mais aussi celui des pillages intempestifs à la frontière enneigée, où il fallut grandir dans la peur du lendemain. Une histoire qui très certainement n'échappera point ses lèvres en ces lieux.

Son rire se voulait léger mais le subterfuge ne pouvait tenir devant le rictus crispé de ses fossettes, trahissant une inquiétude qu'il ne suspectait guère jusqu'à lors. Jetant son blâme sur l'anticipation du banquet, il n'était pas sans savoir les conséquences à ignorer les premiers signes de sa décadence...

Un haut-le-cœur virulent et soudain l'en frappa tandis qu'il acheva sa tirade. De famillier picotements  lui parcouraient le corps tandis que ses yeux parcoururent le cadre fenestré non sans une horreur de désemparement. Ses calculs erronés lui avaient pourtant laissé quelques jours de répit, mais il serait vain de contredire l'évidence. Son masque craquelait à vue d'oeil tandis que l'indubitable approchait dans la pire des situations possible.

Sous le couvert de son pardessus noir, les marques de sa hantises le lancent avec force pour n'en confirmer l'inéluctable. Le soir approche emportant avec lui sa damnation sans nom. Une dernière révérence à l'encontre de la maîtresse de maison fut faite, si bien qu'il tourna des talons pour en fuir le monde des hommes. Un message à l'encontre de son majordome fut laissé, l'instruisant de ne point le déranger durant ses humeurs souffrantes et d'en excuser son indisposition envers la dame de Blanchefeuille.

Le son du galop chevalin retentissait avec fureur tandis que son cavalier l'en dirigea vers les profondeurs forestières. Il avait depuis lors abandonné les sentiers battus pour un terrain des plus ardus, au mépris de sa monture déjà bien mal en point. A ses côtés, une besace de cuir fermement accrochée n'en résonnait pas moins d'un fort tintement métallique. Sans grande source de lumière, les branches lui cisaillaient implacablement le visage de nouvelles plaies bénignes mais non moins douloureuses et il aurait sans doute continué longtemps si d'un geste brusque le cheval ne l'eut pas renversé. C'est du moins ce qu'il en déduisit, la tête encore sonnée par sa succession de mésaventures. Le temps lui manquait, ainsi devait-il élir pour domicile un arbre au tronc si épais qu'il en contiendrait aisément deux voir trois de sa personne et l'en orna du contenu de sa besace. Une chaîne en fer massive qu'il attacha fermement à ses mains et son cou par le biais d'un harnais qu'il eut fait fabriqué, l'emprisonnant de la sorte. La clé entourait son cou d'un fil qu'il ne pourrait user qu'une fois la nuit passée. Hurlant des propos injurieux envers la Maison-Dieu,  il n'avait que mépris et dédain pour ces forces silencieuses qui l'eurent laissé dans le tourment.  Le corps ne lui appartiendrai bientôt plus pour la nuit mais jamais, ô grand jamais ne se laisserait-il dévorer le cœur par la bête. Par son nom, Lezaleth Hoberault, il prononça serment. De ne jamais succomber à la sauvagerie de sa nature. De n'assujettir quiconque à la violence de son appétit. Et enfin de trouver remède à ce mal, qu'importe les années passantes. Ce fut alors par un dernier râle de douleur que ses paroles s'évanouirent dans l'obscurité d'une lueur écarlate.