Au cœur des montagnes se trouvait une grotte sans prétention. Elle-même simple réceptacle d'un ancien autel, marque de la fin d'un voyage et du début d'un autre. Peut-être un simple écho de ce grand périple que l'on appelait la vie ?

Pour Aiden, qui était venu entretenir l'autel, c'était un lieu de recueillement. L'un des rares endroits au monde où trouver la paix s'avérait aisé. Il aurait pu laisser cette tâche à n'importe quel autre mage, mais l'endroit lui rappelait la proximité du sacré. Un lieu paisible au sein de ces montagnes si souvent battues par les vents.

Il pouvait rester des heures à méditer en ces lieux. C'était d'ailleurs probablement ce qu'il avait fait lorsqu'une présence le sortit de sa contemplation. En phase avec la montagne, il ressentait chaque pas de la visiteuse inattendue. La démarche et l'allure, la manière dont les bottes touchaient la pierre. Il savait de qui il s'agissait. Primrose.

Il se redressa et, d'un geste souple de la main, fit disparaître toute trace de poussière maculant la fine cape blanche qui le recouvrait ce jour-là. Il ne portait qu'une tenue noire ajustée sous celle-ci. Trop peu pour se prémunir du froid. Son feu intérieur parait à cela.

S'avançant à la rencontre de la mage primordiale, son visage se para d'un sourire chaleureux et sincère. Cela faisait longtemps qu'ils n'avait eu le plaisir de sa conversation. Momentanément aveuglé par la lumière du dehors, il plissa les yeux. C'était si facile de perdre la notion du temps lorsqu'il était là-dedans.

« Bonjour, Prim. » Un abord bien familier qui aurait probablement surpris plus d'un apprenti. Le chef des mages n'était pourtant pas connu pour être attaché aux formules et autres titres divers et variés. En tout cas, pas dans la sphère privée. Après tant de temps passé ensemble, il aurait été triste d'encore s'empêtrer dans les formalités. « Que me vaut le plaisir de ta présence ? Es-tu venue te recueillir ? » C'était une chose tout à fait légitime. Il aurait été bien hypocrite de lui en vouloir pour cela. Néanmoins, il espérait une autre raison. Quelque chose qui leur donnerait le temps d'échanger plus qu'un simple salut.

Elle semblait inquiète à son sujet. Était-ce parce qu'il était resté trop longtemps en méditations ? Non, à voir la lumière du jour, il avait déjà fait pire. Il n'avait pas oublié de dormir ou de s'alimenter. Qu'était-ce alors ?

Perplexe, il fit tout de même un geste au nom du confort, guidant la terre de sa main pour faire émerger deux blocs de pierre, sièges improvisés, du sol rocailleux. Lui faisant signe de s'installer sur l'un d'eux, il s'assit sur l'autre et entreprit de répondre à la question.

« Rien que les petits tracas du quotidien. »

La vie de toute personne à la tête d'un royaume ou d'une organisation était loin d'être une partie de plaisir, certes. Les sollicitations constantes, les divers petits problèmes à solutionner, la nécessité d'être présent à toute sorte d'événements sociaux, etc. Rien de tout cela n'était vraiment nouveau, cela dit. En neuf longues années à la tête de l'Ordre, il avait eu le temps de s'habituer à ce qui n'était maintenant plus qu'une routine. Même si, de temps à autre, il se trouvait confronté aux conséquences d'actions menées par ses prédécesseurs. Quelques mauvaises surprises laissées en souvenir, probablement accompagnées, à leur époque, d'un "laissons cela à nos successeurs, nous avons déjà assez de problèmes comme ça".

Une belle bande d'idiots qui n'avaient, pour la plupart, connu Valdore que dans une paix relative où les conflits faisaient figure d'escarmouche, comparés aux atrocités survenues quelques années plus tôt.

« As-tu quelque chose de précis en tête ? »

Peut-être que la question était une façon détourner d'amener l'un de ses propres soucis ? Auquel cas, elle devait savoir depuis longtemps qu'il était toujours prêt à aider.

Rien ne vint trahir ses sentiments alors qu'il écoutait sa vieille amie lui expliquer ce qui la tracassait. Enfin, lorsqu'elle aborda la raison derrière tout cela, il comprit et hocha la tête.

« Bien sûr. Une telle chose ne pourrait se produire sans mon accord. » Personne n'oserait ou n'aurait même les moyens de faire appliquer cette décision. La connaissant, elle attendait plus de lui qu'une réponse aussi simple, toutefois. Aussi, il se mit en tête de lui expliquer ses raisons, bien qu'une petite voix intérieure lui soufflait qu'il n'y était en rien obligé. À quoi bon conserver des secrets aussi futiles si c'était pour risquer de la perdre, elle ?
« J'ai refusé l’Éveil à tous les candidats que j'ai jugé incapables de faire un usage responsable ou bienveillant de leur magie. La Guerre des Rosiers nous a fait entrer dans une ère de conflits qui n'est pas encore terminée et il est hors de question que l'Ordre fournisse des armes à des nations qui en ont déjà bien assez. »

Un point de vue fort, où ne perçait pourtant ni rancœur, ni colère. Il s'agissait juste d'une décision exposée avec calme, un simple fait.

« Une femme avec une hache a ravagé deux nations. Imagines-tu les ravages qu'elle aurait pu causer avec de la magie en prime ? Je ne veux pas d'une seconde Antigone Bathory qui mette Valdore à feu et à sang en usant du don que nous lui avons conféré. »

Les conséquences seraient trop graves pour l'Ordre. Car, si la magie du prochain conquérant marquait trop les esprits, même après son inévitable défaite ou victoire, ce serait vers l'Ordre que les regards se tourneraient. Des regards plein de colère et de méfiance envers les prodigieux pouvoirs dont disposaient ses membres. Tous y verraient des armes dangereuses et qui ne seraient jamais sous leur contrôle absolu. Ils verraient dans l'Ordre un danger à écarter définitivement du paysage. Et, pire encore, s'ils y parvenaient, ils se feraient ensuite la guerre pour l'accès à la Source. Aiden se refusait à contribuer, ne serait-ce qu'un peu, à cette atrocité.

Ses tourments intérieurs, il ne tient pas à en parler. Il ne désire pas soutenir le poids de son regard, de son jugement muet. Il y a des choses qu'il a vues et qui le tiennent éveillé la nuit, l'empêchent parfois de trouver le sommeil ou le réveillent brusquement. Ces choses sont siennes, elles ne sont pas importantes. Pas aussi importantes que Valdore, que la Maison-Dieu, que l'Ordre...

« Intervenir aurait été une erreur. Je le regrette, parfois, mais nous avons fait le meilleur choix possible. » Il traça du doigts, dans la roche dure, mais qui n'était que terre meuble pour lui, trois lignes. Trois possibilités envisagées. Deux avaient été rejetées. Une troisième choisie. « Trois options s'offraient à nous. La première était de tenter d'orchestrer des pourparlers entre les deux nations. » Il écrivit 'négociations' dans la terre et barra aussitôt le terme. « Les briseruniens auraient refusé toute forme d'intervention de notre part. » La seconde option, celle qu'elle désirait mettre en avant. Ce qu'elle avait cru, en tout cas en cet instant, être la solution. Le mot 'interventionnisme' apparut entre la seconde et la troisième ligne.

Aiden poussa un long soupir, avant d'aborder ce point. C'était une chose complexe. « Nous aurions pu nous mêler de cette guerre. » Il releva les yeux vers Primrose. « Mais ç'aurait été signer notre destruction. Ou plus de guerres encore. » A ce moment-là, il se redressa de son petit dessin et toisa la mage primordiale assise face à lui.

« Prim, si nous nous étions mêlés de cette guerre, comment crois-tu que les nations de Valdore nous auraient regardés ? C'était une querelle entre Briserune et Malronce. La suivante aurait pu être entre Malronce et Belorge. » Elle menaçait toujours de l'être, d'ailleurs. Et Ambrive était aussi un objet de convoitise pour ses voisins. « Qui aurions-nous dû soutenir ? Parce qu'on l'aurait attendu de nous. Il suffit d'une seule fois pour cesser d'être neutre. Une seule fois pour entrer dans leur jeu. » Et cela, il s'y refusait. Faire le jeu des conflits nationaux signerait la fin de l'Ordre. Il suffirait de miser une seule fois sur le mauvais cheval. Ou simplement de paraître suffisamment menaçant. Et les autres se tourneraient vers Sombrelune avec des velléités de conquête. « Et nous avons des membres de chaque nation au sein de l'Ordre. Combien parmi eux sont plus loyaux à l'Ordre qu'à leur terre natale ? » Combien nous trahiraient sans état d'âme ?

La peine était visible sur le visage du chef des mages, mais la conclusion inévitable. Il n'y avait pas toujours un choix simple entre la bonne et la mauvaise solution. Parfois, il n'y avait que des mauvaises solutions. Le dernier symbole sur son tracé. Il ne dessina rien. « Ne pas agir était notre seule option. » Et cela le tourmentait encore parfois. Avait-il seulement eu le choix ? C'était la moins mauvaise des mauvaises options. Le lui reprocherait-on ?

Il y avait peut-être eu un autre chemin qu'ils n'auraient pas vu ? Oui, bien sûr, c'était une question qu'il se posait souvent, lui aussi. Une façon de gagner sur tous les tableaux à la fois. De ne faire aucun sacrifice et n'être pas forcé d'adopter le moins mauvais choix, faute de mieux.

« Peut-être qu'une option existait, mais même si nous la découvrions, aujourd'hui, nous ne pourrions changer le passé. »

Non, le passé était écrit et les regrets ne changeraient rien à la situation. C'était humain de songer à cela et ces réflexions les pousseraient dans une meilleure direction, si une telle chose se reproduisait à l'avenir. Même s'il espérait sincèrement que non. Comme si le monde avait quoi que ce soit à faire de leurs espoirs...

Néanmoins, tout n'était pas perdu. Si l'on ne pouvait changer le passé, on pouvait encore agir maintenant, pour changer l'avenir. S'ils ne pouvaient prévenir la souffrance, ils pourraient peut-être atténuer celle-ci.

« Nous pourrions tenter d'aider Briserune maintenant. Il n'est pas trop tard pour améliorer le sort de ses habitants. » Une pause. « S'ils acceptent notre aide. »

C'était là tout le côté épineux du problème. Les briseruniens détestaient l'Ordre. Et les forcer à accepter une aide dont ils avaient certainement besoin, mais dont ils ne voulaient pas, ce n'était pas vraiment la solution.

« Tout espoir n'est pas perdu, cela dit. Certains accepteront peut-être. Il y a toujours des exceptions. Regarde Rhysand. Si un briserunien s'est tourné vers la magie, il y en aura peut-être pour accepter notre aide aussi. »

Et si les autres voient que cela fonctionne, peut-être qu'ils se laisseront convaincre eux aussi ?