Une nouvelle journée s'était levée sur Zephyr, mais elle était, pour toi, comme toutes les autres. Tu n'avais, à nouveau, rien fait de spécial, si ce n'est ce qui te passait par la tête
comme d'habitude
mais tu n'avais pas beaucoup de mémoire, Eglantine, alors tu ne te souvenais pas vraiment de ce que tu avais pu faire de la journée ─ sans avoir bu une goutte.

Et c'est peut-être pour ça, que tu ne te rappelais pas de ce que tu avais fait : tu n'avais pas bu
(trop sobre
connexion étrange
mais pourtant si logique
(pour toi))
alors c'est naturellement que tes pas te portent vers une taverne non-loin, et, oh, quelle chance ! une taverne que tu aimais bien ; alors tu rentres, envahissant l'endroit de ta bonne humeur et de ton insouciance habituelle : tu aimais l'endroit, on t'aimait bien, ça te suffisait amplement.

Et quand tu t'installes à ta table habituelle, non loin de l'entrée, c'est une tâche carmin, reconnaissable entre mille, qui attire ton regard, qui s'y accroche, à cette couleur étincelante qui, quelle que soit la nuance, parvient à captiver. Et cette couleur rutilante, tu savais qu'une seule personne osait la porter de manière aussi ostensible, aussi fièrement ; ce rouge à la nuance unique en son genre, la plus sublime, la plus éclatante, ce
rouge Callisto

▬ CALLISTO !

Tu manques de renverser le tabouret de bois en te levant, mais tu n'as pas le temps ─ ni l'envie ─ de t'en soucier car déjà c'est une joyeuse cacophonie de souliers claquant avec véhémence le parquet qui accompagne ta course effrénée vers ton amie
que la chorale de ta voix débordant d'allégresse venait accompagner

▬ Comment tu vas ? Ça faisait super longtemps, genre une éternité et deux siècles ! Tu tombes bien parce qu'il faut ab-so-lu-ment que je te raconte la fois où j'ai réussi à faire avaler du jus de pomme à un type en lui faisant croire que c'était de la bière de haute qualité ! Tu aurais dû voir sa tête, c'était hi-la... Oh.

C'est quand tu arrives à la hauteur de ton amie que tu te rends compte qu'elle semble bien plus fatiguée que d'habitude.
Lassée.
Exténuée.
L'insouciance s'efface au profit de l'inquiétude ; tu t'interroges quelques instants, l'espace de quelques secondes, laissant un vide pendant ce même laps de temps
mais tu n'es pas faite pour te poser des questions
te soucier avec autant d'acharnement d'autrui
parce que tu ne sais que réconforter bien malgré toi
alors c'est le sourire qui revient, l'insouciance qui reprend sa place, l'envie de s'amuser qui supplante finalement tout le reste

▬ Mais tu en fait, une tête, ça ne va pas du tout ! Aller, raconte-moi tout ça autour d'un verre, c'est moi qui paie !

avec cet argent que tu avais volé à plus méritant que toi, avec le fruit de la labeur que tu t'appropries sans jamais essayer de connaître la fierté d'obtenir une récompense par toi-même.
Et tu la prends par les épaules, la pousse à venir s'installer à la table que tu occupais avant qu'elle n'arrive
peu importe si elle avait envie ou non.

En voyant les bouteilles d'alcool qu'elle apportait, tu comprends bien vite que tu n'auras peut-être rien à payer pour cette fois-ci. Si elle venait te voir aujourd'hui, Callisto, c'était pour oublier, même temporairement, ces malheurs qui semblent l'accabler. Et toi, Eglantine, tu es la personne parfaite pour aider à oublier, la personne vers qui l'on se dirige lorsqu'on a besoin de se détendre : et à vrai dire, ce rôle te convient parfaitement.

Tu l'observes prendre la bouteille et boire, tu en fais de même, sans demander si tu avais le droit de prendre un des récipients que ton amie avait apporté ─ de toute façon, tu avais dit que tu paierait. Et tu l'écoutes épancher ses malheurs dans tes oreilles, sans rien dire, la scrutant, comme pour mesurer le poids des tourments qui la hantent et elle avait tant à dire, Callisto, tant sur le cœur, tant de choses qui lui pesaient.

alors tu ne dis rien, Eglantine, tu écoutes simplement
(on te découvrirais presque une qualité, à ce moment-là)
toi qui prend tout à la légère
toi pour qui les problèmes ne sont que des concepts abstraits
tu comprends, pour une fois, qu'il s'agit d'être sérieux
au moins cette fois.

Et à vrai dire, tu ne sais pas vraiment quoi lui dire pour la rassurer, parce que toi, l'amour, tu t'en fichais pas mal
(c'est à peine si tu l'avais déjà cherché)
Tu n'avais pas réellement vécu cette fête de la magie, trop occupée à... à quoi déjà ? Tu ne sais plus trop, tu sais juste que c'était l'apocalypse
(mais ce n'était pas le sujet)
Tu le sais, pourtant, qu'il faut lui dire quelque chose
(la rassurer)
mais tu n'avais pas les mots pour ça ─ toi qui n'avais jamais connu ce genre de soucis.

▬ Eh bien... Tu ne l'as peut-être pas fait avec la bonne personne ? tu supposes après avoir à nouveau avalé une gorgé de la bouteille. Je veux dire... peut-être qu'il manque quelque chose... Enfin...

Tu peines à trouver les mots, Eglantine, alors tu te lèves et l'enlaces ─ comme si cela allait miraculeusement t'aider à trouver les paroles qui panseront le cœur visiblement brisé de Callisto.

▬ De toute façon, l'amour, ça n'apporte que des ennuis. Enfin, c'est ce que je vois, genre les couples ils ne font que se disputer, on ne peut quasiment rien faire sans énerver l'autre, ils s'ajoutent des emmerdes pour rien, tout ça pour se séparer deux mois plus tard ; alors clairement, être célibataire, il n'y a rien de mieux ! Tu avales une autres gorgée. Parce qu'au moins, quand on est célibataire, on est libre comme l'air, on n'a personne pour nous contraindre à faire ci ou ça ! Et puis si les autres sont pas content, envoie les chier ! Et pis, s'ils te balancent leur surplus de bonheur à la figure, appelles-moi immédiatement, je viendrais leur flanquer la dérouillée de leur vie !

Tu accompagnes tes dires de gestes, mais dans le fond, on sait tous que tu ne fais pas le poids en combat ─ que tu mordras la poussière dès le premier tour.
Et surtout, tu ne semblais pas avoir réellement pris conscience de toute la peine de Callisto
(toi qui n'avais jamais ressenti ce besoin d'aimer)

Tes mots ne semblent pas atteindre Callisto, se perdant quelque part dans la taverne. Tu avales à nouveau une gorgée d'alcool, t'éloignes un peu d'elle, attrapes une chaise et t'assied juste à côté d'elle, coudes posées sur la table, visage au creux de la main ─ et tu la regardes, curieuse, mais sans comprendre.

C'est que tu es trop insouciance, Eglantine, pour te poser ce genre de question. Cette insouciance qui guide le moindre de tes actes, de tes pensées, de tes paroles ─ bien belle façon de vivre, que l'on pourrait se dire, que de vivre sans regarder ses soucis ; et pourtant c'est cette insouciance, en même temps, qui t'empêche d'avancer
(les soucis, tu les fuis)

Alors tu ne comprends pas, Eglantine, ce que ressent ton amie. Jamais tu ne t'étais posée la question et jamais ne te serais venu à l'esprit l'idée de te la poser ─ une fois encore, tu ne sais que lui dire pour la rassurer
(quelle bien piètre amie tu fais, Eglantine)
Tu n'avais jamais ressenti le besoin d'être entourée, d'être admirée, d'être vue ─ ton idiotie naturelle le faisait très bien à ta place sans que jamais tu ne t'en rende compte ; jamais tu ne t'étais sentie seule, éphémère, ou bien d'autres adjectifs en rapport avec la solitude, l'abandon ou le vide, car jamais tu n'avais eu le temps ─ l'envie ? ─ d'y réfléchir
(peut-être, qu'au fond, tu savais que la réponse allait t'effrayer, comme bien d'autres, alors tu enterres et oublies consciemment ces questions existentielles qui finiront par tuer ton essence même à force d'être posées
peut-être qu'au fond tu sais qu'elle te mèneront vers l'âge adulte que tu es censée avoir atteint depuis bien des années
mais tu préfères rester une éternelle enfant à jamais coincée dans un temps parallèle au reste du monde mais pourtant si étroitement liés)

Tu ne sais pas de qui elle parle, les noms qu'elle citent sonnent aussi vrais que ceux que l'on pourrait rencontrer dans un conte, ne parviens pas à savoir ce qu'elle entend par "exister"
─ aux yeux de qui ? du monde ? de ses amies ?
ah, elle se pose bien des questions, Callisto, ne pourrait-elle tout simplement pas lâcher prise ?
Tu fronces tes sourcils.

▬ Mais tu existes ! Si tu n'étais pas là, tu ne serais pas à côté de moi en train de discuter, d'abord ! mine boudeuse, trop insouciante et trop enfant pour saisir la portée de son problème. Arrête de te retourner le cerveau avec ta Gevèvre et ta Lina, n'est pas sûr des noms, les écorche probablement, mais continues quand même parce que les histoires d'amour, comme tu l'a dit, c'est stupide ! Regarde, elles sont devenues complètement bêtes, et elles te font même du mal en t'en parlant ! Elles ne l'ont pas remarqué ? Vraiment, elles ont les neurones d'une huître, tu devrais les taper jusqu'à ce qu'elles comprennes que tu en as marre de leurs histoires nulles !

Tu pestes, tu tempêtes, tu t'emportes presque ─ c'est que tu avais presque la mauvaise manie d'en faire toujours trop bien malgré toi, seul tes instincts et tes émotions te dictent, la raison n'est jamais la bienvenue, retenue prisonnière dans un quelconque donjon du château labyrinthique de la passoire qui te sers mémoire. Puis tu finis par te calmer toute seule, l'énervement laisse place à un air enjoué sans plus de cérémonie.

▬ Si tu veux, on va les voir à deux et on les tape jusqu'à ce qu'elles comprennent ! Ça te dit ? Oh non j'ai mieux ! On va te rendre tellement heureuse qu'elles en seront jalouses ! Nouvelle (grosse) gorgée et c'est ce qu'il y a de mieux à faire, vu ce que tu me dit ! Tu verras, elles seront tellement jalouses qu'elles voudront te soutirer tes secrets et tu pourras te venger ! Bien évidemment tu ne leur diras rien, sinon ce n'est pas drôle.

Un rire insouciant qui s'échappe de ta gorge pour emplir la taverne déjà bien bruyante
(ah, Eglantine, qu'on t'envierait d'être aussi insouciante
d'être aussi joyeuse même dans les pires moments
d'être toi, tout simplement)