La peinture au visage, le sourire sur les lèvres, le corps qui s’agite dans les airs et la voix qui charme le public de ses mots. Renard a tout donné ce soir pour charmer chaque cœur et elle sait que c’est une réussite, ça l’est toujours.
Elle a cette capacité, ce charisme qui vous capture et ce jeu, jamais Renard ne s’en lasse.

Sa vie est une réussite qui ne cesse de devenir plus belle. Un spectacle orchestré par son amusement, un spectacle où on a noyé un peu plus celle qu’on fut un jour lointain.
Là, dans sa loge, Renard savoure les applaudissements qui résonnent encore aux oreilles. Ils l’aiment, ils l’adorent et Renard se délecte de ce pouvoir qu’elle a sur leur cœur. Le sourire est satisfait quand elle glisse les doigts couverts d’or  dans ses cheveux, on ne pense qu’à cette gloire, qu’à ces cœurs qu’elle tient au creux de la paume et tout est beau quand on porte encore le masque des artifices. Tout est si beau.

Mais il y a ce visage, ces yeux qui viennent se planter dans les siens, à travers le miroir. Et Renard n’a besoin que d’un regard pour se tourner d’un coup, surprise, choquée par ce visage familier, ce visage d’une autre vie.


Ce n’est qu’un court instant, l’ombre d’une existence qu’on renie qui ne reste pas bien longtemps. Le regard accroche celui de Félice, un instant porte l’affection d’Héloïse avant que Renard ne rattrape le cœur.

Elle n’est pas faible. Elle n’est plus faible. Son cœur ne chavire pour personne. Héloïse est morte. Morte à jamais.

Alors Renard domine. Elle se retourne, la tête haute, le regard indolent quand elle reprend le maquillage.

Félice ne retrouvera pas Héloïse, elle ne brisera pas son jeu. Renard restera maîtresse de son monde. Un moment il n’y a que le silence entre elles, le silence et le tintement des bijoux sur sa peau avant que ce nom de glace le sang. On ne réagit pas, pourtant, on continue sa tâche, continue son rôle quand le regard glisse sur sa silhouette.

Oh, Félice, tu as tant grandi, tu es devenue si belle–  tellement belle !- elle aimerait te prendre dans ses bras, te serrer fort et ne jamais te quitter, Héloïse. Mais il n’y a pas de place pour Héloïse dans sa vie. Il n’y a de la place que pour Renard Bellay.

Alors Renard, elle laisse le regard couler, garde cet air dédaigneux quand elle poursuit sa tâche, les doigts qui glissent dans les mèches pâles, le pinceau qui repeint les lèvres avant qu’un mot ne daigne franchir les lèvres.

– Vous n’avez rien à faire dans ma loge, mademoiselle. Je ne sais pas ce que vous cherchez ou qui vous cherchez mais vous vous trompez.

Les mots précieux pour cacher l’origine miséreuse, la voix de velours et le sourire malicieux pour mieux caresser Félice de son mépris.

Une ribambelle de mensonges ont construit Renard. Une brique après l’autre, Héloïse a disparu derrière Renard, sa confiance, sa beauté, sa force. Brique par brique, Renard a remplacé l’enfant effrayée pour être une femme forte. Et peut-être est-ce là sa nature à Renard. C’est un mensonge qui se fond dans la vérité, un mystère qui ne se démêle que peu de la vérité. Car par-delà le jeu, elle est bien devenue ce qu’elle joue : une manipulatrice, une joueuse, une voleuse. Égoïste et individualiste.

Vois-tu, Félice, il n’a fallu à Héloïse qu’à perdre la crainte avec toi et ton frère pour réaliser qu’il n’y a qu’une manière de vivre : être fort ou être faible. La décision a été prise il y a bien des lunes de cela, quand elle a fui, quand elle a construit le mensonge pour mieux s’élever.

Et elle est désormais la marionnettiste du jeu, puissante, intouchable presque, maintenant que le coeur est bien gardé. Non, Renard ne serait plus jamais faible. Et personne ne viendra gâcher son règne.

Alors si elle a voulu ignorer Félice comme une étrangère, c’est quand elle a fini par trop hurler qu’elle a dédaigné se lever. Sublime Renard, grandiose Renard quand elle lève la tête haute, a ce pas lent et méprisant quand les yeux sombres traversent Félice, ordonnent le silence sans même un mot, avant même que la main ne vienne se plaquer contre les lèvres.

– Tais-toi, je ne te dois rien et si tu répètes une seule fois ce maudit nom, je t’égorge.

Renard le sait, que c’est une menace en l’air, elle le sait car elle n’a jamais tué. Elle le sait car le cœur aimerait bien qu’elle serre Félice dans ses bras et s’excuse encore et encore. A la place, un sourire mesquin. Non, Renard ne laissera pas tomber le masque, jamais. Héloïse doit rester un cadavre putride, un cadavre dispersé aux quatre coins de Valdore au fil des voyages, introuvable. Personne ne peut la connaître, elle refuse. Et Félice, on a redouté de croiser son chemin, si fort, car c’est là une des seules qui peut briser ce qu’elle a passé quinze ans de sa vie à tisser.

Alors Renard garde ce rictus quand le regard reste glacial, vide, si vide quand le cœur crie des excuses.

– Retournes pleurnicher à Belorge, Félice. (le nom pique sur les lèvres) Je ne suis plus l’enfant que vous avez connu et cette vie me convient bien mieux. Vas donc jouer dans les champs avec ton frère et ne viens jamais ternir mon image.

On crache les mots avec un froid glacial, détachée de chaque parole comme si rien ne compte. Pourtant, Félice, Renard a mal tu sais ? C’est la peur de tout perdre qui parle. Ne la détestes pas.

Elle reste la main plantée sur l’épaule, ferme et pourtant, oh, le cœur tremble, lui. Renard a l’impression d’étouffer dans ses mensonges, elle a l’impression que tout se fissure quand la voix de Félice résonne ainsi. Elle veut la serrer dans ses bras, s’excuser encore et encore, chérir chaque seconde de sa présence.


C’est risquer de perdre chaque parcelle d’elle, de ce qu’elle est devenue et Renard ne veut pas. Elle ne peut pas.
Alors elle garde cette tête haute, ce regard froid, pare tout son être d’un mépris qui n’est que de façade quand elle écoute les mots de Félice, tranchants. Elle sera empoisonnée, elle sera perfide et fera fuir Félice. Oui. Oui elle brille d’un éclat mauvais, Renard le sait, elle sait très bien à quel point sa personne est ternie. Mais on se noie dans l’insouciance des jeux, dans le pouvoir qu’on peut en tirer sans jamais se poser de questions. Non, Renard ne sera pas faible.

– Tu ne sais rien, tais-toi.

Oui, Félice, oui, elle est ternie derrière la parade, elle est seule, seule avec les mensonges et personne pour connaître la vérité. Mais n’est-ce pas sa force ? Renard domine dans son mystère et ses secrets, pas dans la vérité boueuse. Elle plante ses crocs avec des rires, danse sans jamais se soucier des conséquences tant qu’elle reste maîtresse de son jeu, maîtresse des pions qu’elle appose dans sa vie (même quand le coeur les aime, tout n’est que mensonge).

Et quand Félice décide enfin de tourner les talons, c’est un soulagement pour Renard, une peine pour Héloïse.

Les deux êtres s’opposent, le coeur contre la ruse. Pourtant, Renard se tient droite, reste immuable dans ses luxueuses parures. Un sourire malicieux aux lèvres.


Sauf que Félice s’arrête. Félice appose son dernier coup et Renard a le coeur qui explose. Comment ? Pourquoi ? Non, Phil ne peut pas être mort. C’est impossible. Non, Renard refuse. Mais elle sait que Félice ne ment pas. Jamais à propos de Philémon, non.
Et si le coeur déjà a eu du mal à se contenir, cette nouvelle brise tout. Non, Renard ne peut pas rester seule avec cette nouvelle, elle ne peut pas, ça lui brise le cœur, la secoue jusqu’aux tripes. Elle a le souffle coupé et le regard blessé. Renard est un animal blessé profondément, elle a le coeur qui se déverse, déchirée entre Héloïse et Renard, son passé et son présent. Mais Renard, tu es l’une et l’autre, c’est là ton entièreté.

Alors les bras ne peuvent que se précipiter, venir entourer Félice avec force, poser le visage fardé contre son dos, tremblante et ébranlée. Félice, pourquoi viens-tu briser son masque parfait, pourquoi ? Elle est obligée d’être entière, obligée d’envoyer paître l’insouciance pour la dureté de la vie.

– Félice… Attends..

Les mots qu’on trouve habituellement si vite se sont tus dans la gorge. Renard a mal. Renard a honte. Elle ne peut que serrer Félice entre ses bras, que s’enivrer de son parfum si familier malgré le temps.

Félice, tu as changé mais tu n’es devenue que plus belle. Le sais-tu ? Sais-tu que Renard t’aimait ? De toutes ses forces, plus encore que Philémon. Elle aurait voulu t’avoir, que tu sois son trésor. A la place de quoi, Renard a fui. L’or est plus doux, l’or est fiable, l’or ne brise pas les coeurs. Il ne rend pas faible comme toi tu la rends faible, Félice.

Les mains glissent à la taille, laissent les bras s’enrouler un peu plus quand le visage se fond dans le cou. Renard la respire, s’imprègne d’elle comme elle rêve de le faire depuis son apparition ici.

– Pardonne-moi Félice..

Elle y a toujours une part d’Héloïse en elle. Car Renard est Héloïse, indissociable désormais. Pardonne-la Félice car si la crainte veut te voir disparaître, le coeur d’Héloïse, le coeur de Renard veut te garder au creux des bras.