Keira s’était montrée étonnamment calme et docile depuis la dernière folie du Maître. Sans crier, ni s’agiter, elle était restée prostrée dans un coin de sa cellule, ses membres recroquevillés contre elle dans un repli symbolique —à croire qu’elle craignait de perdre la moindre extrémité qui puisse dépasser– et avait laissé Harmony s’occuper d’elle sans réagir comme elle le faisait d’ordinaire à ses attentions déplacées qui l’écœuraient.
Murée dans un silence inédit, le regard fixé au sol, l’adolescente s’était réfugiée dans les tréfonds de son esprit où elle ressassait indéfiniment les récents évènements ;
la douleur vive et les sensations fantômes de son orbite gauche ;
et la supplique qu’elle avait failli formuler sous le joug de l’affliction ;
tue-moi.
Elle ne savait pas quoi en penser et ça l’enrageait. Tout au fond de son âme, Keira nourrissait une colère plus intense que jamais, mais elle s’était vue forcée d’admettre que son corps comme son esprit n’étaient pas inébranlables et qu’elle avait besoin d’un peu de paix, de souffler quelques jours et se donner le temps de réfléchir à ce qui devenait plus que vital à sa survie : sortir d’ici.
Alors en bon animal asservi, Keira avait cessé de donner forme à sa rage. Elle la laissa vivre volatile et changeante, mais jamais éphémère, dans le secret de son âme, l’avait tant et si bien enterrée sous des couches et des couches de fatigue que même la lueur vive de son regard s’était presque éteinte dans le seul œil qui lui restait.
Et puis le Maître, au bout d’un temps qu’elle ne saurait estimer tant elle s’était coupée du reste du monde, cette fois la convia à la surface au lieu de descendre la voir.
Docile, encore, elle laissa le majordome la guider jusqu’à la cour extérieure et Keira ne songea même pas à se demander si son tour de chasse était enfin revenu. Rien ne semblait pouvoir la sortir de son apparente léthargie émotionnelle, ni l’odeur de chaire brûlée qui empestait les lieux, ni la voix irritante du Maître à ses oreilles, ni le bûcher sous ses yeux.
Il lui avait pris son œil mais c’était Keira qui volontairement s’était rendue aveugle.

Le corps trembla un peu néanmoins, quand il effleura sa joue avec une tendresse trompeuse.
Car l’esprit pouvait dormir autant qu’il le désirait —le corps se rappelait de tout.

Au bout d’un long silence qu’on aurait qualifié d’embarrassant dans un contexte plus léger, les mots du Maître firent enfin sens aux oreilles de Keira qui pourtant ne comprenait pas exactement où il voulait en venir. Sa petite sœur était Minuit, et Minuit était partie pour la Blanchefeuille —elle ne pouvait pas être épinglée ainsi à une charpente embrasée, à la merci des flammes.
C’était impossible. Le contraire lui semblait si absurde qu’elle n’y songea pas un seul instant.
Longtemps, Keira observa le bûcher macabre. Rien dans le cadavre carbonisé ne pouvait, à cette distance, confirmer factuellement si oui ou non sa petite sœur était belle et bien morte sous ses yeux. Mais sa certitude –ou peut-être son déni– était à l’image de la situation :
absurde.
Minuit n’était pas morte ; elle était partie pour le paradis vert, mais elle n’était pas morte.

Keira n’eut aucune réaction. Se tenait droite et impassible devant le sordide spectacle, et tourna légèrement la tête pour jeter au Maître une œillade lasse et désintéressée —à quoi essaye-tu de jouer cette fois ?

Minuit n’était pas morte mais Keira l’était peut-être un peu.

Assise sur sa petite chaise de bois, Keira s’était crispée dès lors que le Maître avait planté ses griffes dans ses épaules ; le dos plus droit que jamais, le regard fixé sur le bûcher, elle plissait les yeux à la fois dégoûté par l’odeur qui s’en dégageait et plongée dans sa réflexion.
Grandvent.
Le mot sonnait familier à ses oreilles mais elle ne savait pas ce que ça signifiait. Les termes géographiques ne voulaient rien dire pour elle qui, de nom, n’en connaissait réellement que deux : Trois-Rivière, où elle avait grandit jusqu’à ses sept ans et qui se serait totalement effacé de sa mémoire si elle n’avait pas dû y retourner pour voler, et Blanchefeuille, le paradis inconnu des enfants de la charrette. Du reste, Malronce, Belorge, Ambrive, Briserune et Grandvent n’étaient pour elle que des mots entendus au marchés dont elle n’avait pas encore trouvé de signification –comme beaucoup d’autres.

« C’est quoi capitale ? »

Sa voix était éraillée, d’avoir paradoxalement trop crié et pas assez parlé, mais elle était calme, lasse ; dénuée de toute combativité.

« ‘Connaît pas le Grandvent. »

Elle ne se donna même pas la peine de hausser les épaules.
Keira n’était plus que poupée de chiffon en cet instant.

Les massages du Maître sur ses épaules n’y faisaient rien, Keira ne se détendit pas ; s’était-elle détendue un seul jour de sa vie au fond ? savait-elle seulement comment faire pour se relaxer et apprécier le moment sans songer à la nourriture qui manquait dans son ventre ni aux dangers qui planaient au dessus de sa tête ou de celle de sa petite sœur ? Peut-être avait-il eu quelques instants, oui, éphémères, anecdotiques, si fugace qu’elle ne s’en souvenait plus.
Ses muscles étaient crispés à cause de la mémoire corporelle mais son attitude était restée lasse jusqu’à ce que le Maître ne se décide à énumérer tout ce qu’on pouvait trouver au Grandvent.
Et on pouvait y trouver la Blanchefeuille.
Le paradis.

La réaction fut plus forte qu’elle, Keira resta immobile mais son souffle se bloqua dans sa poitrine et son regard s’alluma d’une faible lueur de peur alors qu’elle continuait de fixer des yeux le bûcher malodorant.
Minuit n’était pas morte. Elle aurait voulu se retourner pour le lui hurler mais le souvenir de l’autre fois la clouait sur place. Elle n’avait jamais autant eu mal de sa vie et elle avait peur que son deuxième œil ne lui soit arraché aussi si elle se montrait de nouveau agressive envers lui alors qu’il tenait son corps frêles entre ses doigts.

« …pas morte, elle souffla dans un murmure à peine audible –plus incantation pour se donner du courage que réponse destinée à son geôlier. »

De poupée de chiffon à statue de pierre.

Keira avait beau s’être figée, elle était peut-être plus fragile que jamais. L’idée sournoise et sordide que le Maître tentait d’insinuer en elle s’était vue confrontée par un mur de déni mais il n’était pas infaillible ; et Keira avait beau répéter en boucle que sa sœur était vivante, à la manière d’un mantra protecteur, le doute, insidieux, vicieux, parvenait lentement à se frayer un chemin jusqu’à sa conscience.

Et si Minuit était morte ?
Et si Keira avait subit tout ça pour rien ?
Que lui restait-il si Minuit n’était plus là ?

Son regard vitreux et las continuait d’observer le bûcher mais l’obscurité s’en était emparée ; retranchée au plus profond de son être, elle souffrait, et loin de lui rappeler le souvenir encore frais des derniers sévices de son bourreau, c’était un pan bien plus lointain et enfoui de sa mémoire que cette douleur ramena à elle.
Elle pouvait presque sentir le frôlement du souvenir sur sa peau.
La main de Maman fermement serrée autour de son poignet alors qu’elle l’emmenait à la forêt pour la dernière fois. La main de Minuit, minuscule, qui se refermait sur son petit doigt.
Keira ne savait plus discerner les émotions qui s’agitaient en elle. C’était comme si il y en avait à la fois trop et pas assez ; la confusion du deuil et de l’incertitude ébranlaient sa confiance.
C’était plus facile d’être tout simplement en colère, mais sa colère devait être muselée pour son propre bien.
Alors quoi ?
Que faire ?
Elle s’était sacrifiée pour Minuit mais si Minuit n’était plus là pour la retrouver au Paradis vert, y avait-il une seule raison à s’enfuir ?
À cette dernière pensée, Keira cilla et
cessa de respirer.
Tue-moi.
Ça résonnait encore dans son esprit abîmé.

Keira n’avait jamais eu besoin de Minuit pour être habitée de la rage de vivre qui l’avait si longtemps portée. Et que sa sœur soit morte ou non, elle ne voudrait sûrement pas la voir pourrir à jamais dans les caves du Maître jusqu’à ce que celui-ci ne s’en lasse et la donne en pâture à ses chiens.
Et plus important encore : Keira n’en n’avait pas la moindre envie non plus.
Elle trouva de nouveau son souffle, saccadé ; et si l’on pouvait croire que la vision d’horreur qui se composait sous ses yeux l’affectait enfin suffisamment pour la faire trembler, c’était en vérité le sursaut de vie renouvelé en elle qui réanimait son corps.

« Le Maître ment tout le temps, fit-elle dans un souffle presque inaudible. »

Minuit n’était pas morte.
Mais si elle l’était, Keira s’enfuira malgré tout et elle vivra pour deux.
Quand elle eu l’autorisation de disposer, l’adolescente baissa le regard et ne le décolla plus un seul instant du sol en se tournant pour rejoindre le majordome qui la ramènera à ses caves.
N’accorda pas un seul regard au Maître
Qu’il ne remarque pas l’étincelle ravivée au fond de ses yeux.