Une impression.
Un pressentiment.
Celui d'être observé depuis plusieurs jours, sans pouvoir localiser d'où venait ce sentiment oppressant d'être suivi.
Si l'hypothèse d'une attaque de Neriah n'était pas à écarter, l'impression était néanmoins différente, cette fois-ci.
Plus viscérale, plus meurtrière.
Emplie d'aucune haine.
S'en était perturbant.
Pourtant, le démon faisait en sorte de suivre scrupuleusement son plan de route : celui de n'en avoir aucun.
Arpentait Grandvent sans faire preuve d'aucune logique, seulement parce qu'il en était capable, parce que l'endroit lui appartenait désormais.
Bien plus qu'à Aurora Martell, bien plus qu'à Lakhesis Volturne, bien plus qu'à Antigone Bathory.
Son terrain de chasse.
C'est un après-midi, en plein soleil, que l'inconnue frappait dans la foule.
Une aiguille, d'une épaisseur ridicule, enfoncée entre deux de ses vertèbres.
Pas plus douloureux qu'une piqure d'insecte, diablement mortel pour qui n'aurait pas bénéficié d'une constitution similaire à un Briserunien.
Ou à celle d'un démon.
A peine le temps de réagir à la douleur anodine, l'assassin avait disparu, faisait preuve d'une efficacité terrifiante.
Quelqu'un qui ne tuait pas pour l'honneur, pas pour la gloire.
Un travail chirurgical.
Il avait affaire à un professionnel.
Le Duc était souriant, alors qu'il arrachait l'aiguille pour l'enfoncer dans une poche de son veston.

C'est un peu plus tard, dans la soirée, que la rencontre aurait finalement lieue.
Alors que Le Duc s'était rendu dans une maison close, il fut surpris de constater que la fille dont il avait demandé la compagnie en cette soirée n'était pas présente dans la chambre dont il venait d'ouvrir la porte.
A la place, il fut accueillit par un large sourire et une menace à peine dissimulée.
D'abord interloqué, c'est sans grand mal qu'il était capable de faire le lien entre la présence de la jeune femme et l'attaque du marché.
En guise de réponse, le démon haussait simplement les épaules avant de s'exécuter et fermer la porte.
Plus que son dos, cet après-midi, elle avait piqué sa curiosité.
C'est bien la première fois qu'on essayait de se débarrasser de lui avec un assassinat.
Avait-elle été envoyé par Aurora Martell ?
Lakhesis ?
Décontracté, Le Duc s'avançait dans la chambre, en direction du lit.
Adressait à peine un regard à la demoiselle alors qu'il s'asseyait sur le lit, les jambes croisées et les mains sur les genoux.
Observait la pièce, à la recherche d'un éventuel piège.
Souriant, il déposait finalement son regard elle.

« Ouuuh, comme c'est excitant. Alors, par quoi on commence ? J'adore les scénarios. J'ai peut-être même une petite idée ! »

Fouillait dans la poche de son veston, sur sa poitrine, pour en sortir l'aiguille qu'il avait arraché après l'attaque.
Les yeux à demi-clos.

« Ça s'appelle "Monsieur sourire et le petit rat du marché". Vous voulez connaitre la suite ? »

Avec attention, il observait les faits et gestes de son invitée.
Cette dernière ne faisait aucun mouvement brusque.
De ses déplacements ne s'échappait aucun bruit, aucune friction avec le tissu de ses vêtements, presque invisible.
S'il fermait simplement les yeux, il pourrait avoir l'impression d'être seul dans cette chambre.
Mais ce n'était pas le cas.
L'assassin présent dans cette pièce semblait faire preuve d'une telle efficacité qu'il se demandait même s'il existait une quelconque réputation qui pouvait la précéder.
Et la raison de la présence de cette douce créature se faisait de plus en plus précise.
Il est vrai que son mode de vie pouvait paraitre intriguant pour qui n'était pas au fait de sa nature toute particulière.
Ajoutons à cela qu'elle avait visiblement connaissance du lien l'unissant à Antigone Bathory, quand bien même la nature de ce dit lien lui était parfaitement inconnue, et cette personne paraissait toute désignée pour représenter un danger bien plus imminent que celui auquel il pensait faire face en premier lieu.
De ce qu'il pouvait en savoir, il n'était même pas impossible qu'en ce moment même, un autre assassin soit sur la piste d'Antigone Bathory elle-même.
S'il aurait été plus dans les habitudes de démon d'écourter sur-le-champ la vie de l'assassin présent dans la chambre, tout ceci était en réalité grisant.
Sa présence témoignait d'une chose : l'existence d'Antigone Bathory était un problème et ils gagnaient du terrain.
Car si elle ne semblait pas être envoyée par Sombrelune à la manière de Neriah Lothbrok, qui d'autre Antigone Bathory avait-elle bien pu irriter au point d'attirer un contrat de chasse sur son conseiller ?

Intrigué, il laissait s'échapper d'entre ses lèvres un rire enjoué, imitait le sourire de son interlocutrice.
Cette fois-ci pas par besoin de domination.
L'idée qu'une humaine pense pouvoir provoquer sa mort à l'aide d'un poison tout comme Antigone Bathory lui paraissait simplement cocasse.
De cette manière, il prouvait une fois de plus sa supériorité sur son réceptacle.

« Allons, très chère, vous commencez par le milieu de l'histoire. L'explication de ma survie doit arriver plus tard dans le récit. Nous devons entretenir le mystère. Alors, commençons par le commencement, voulez-vous ? »

Le démon déposait l'aiguille entre ses lèvres et se levait du lit.
Faisait le tour de la chambre, sa main aggripant son menton.
A la recherche d'un bon début.

« D'abord, il est important de connaitre le nom de nos protagonistes. Si mon patronyme ne semble être en rien un mystère, je dois malheureusement avouer que ce n'est pas le cas du votre. Qui êtes-vous et qu'est-ce qui justifie votre présence ici ? Vous auriez pu simplement vous en prendre à Antigone Bathory plutôt qu'à moi. »

Comportement chaotique.
Celle qui semblait jusque là intéressée à l'idée d'en apprendre plus sur sa personne venait à l'instant de projeter un objet tranchant dans sa direction.
Sans plus attendre, le démon se saisit du couteau avec une précision redoutable, sans véritablement quitter des yeux l'assassin.
Cette femme était dangereuse non pas pour ses capacités - quand bien même ces dernières étaient tout à fait remarquables - mais bien par son comportement imprévisible.
C'était le genre de créature qui pouvait donner des frissons au démon écarlate, sa peur de perdre le contrôle d'une situation était viscérale et l'espace de quelques secondes, son visage perdait toute lueur de comédie.
Plus aucun sourire ne figurait sur son faciès, juste une certitude.
Il ne pouvait pas laisser cette femme sortir vivante de la chambre.
Peu importe ses intentions, elle avait déjà prouvé par deux reprises qu'elle constituait une menace pour sa survie.
Et le super-prédateur n'était pas du genre à prendre l'existence d'un autre carnivore à la légère.
Fixé sur son élimination, il souhaitait néanmoins soustraire à l'assassin le plus d'information possible.
Quitte à continuer cette petite mascarade un peu plus longtemps.

Relâchait le couteau pour le laisser s'écraser au sol, frappait ses mains entre elles.
Son interlocutrice semblait particulièrement adepte de la tromperie et il n'aurait même pas été étonnant qu'elle imbibe le manche du couteau d'un acide quelconque.
L'attraper était donc un manque de prudence qu'il ne réitérerait pas.

« Eh bien, Bianca Arngrim, l'honnêteté entant de mise entre nous deux, je ne peux pas accorder tout le crédit de ce petit échange physique à mes réflexes. Si vous êtes indiscutablement compétente pour vous faufiler dans mon dos, vous êtes bien moins impressionnante lorsque mes yeux se déposent sur vous. J'ai vu bien plus dangereux que vous et c'est pourquoi, quand bien même vous allez l'air particulièrement expérimentée dans ce genre de petit exercice, vous n'en êtes pas moins oubliable. »

Sa voix était froide, déshumanisée.
Cette situation n'était plus amusante.
Car par deux fois elle s'était attaquée au démon, avait traverser ses défenses.
Un exploit qui n'avait jusqu'ici été accordé qu'à Neriah Lothbrok.

« Très bien, Bianca Arngrim. Nous pouvons donc continuer notre petit récit. Mais attention, si vous continuez à vous montrer aussi impatiente, je risque de devoir vous dévoiler la fin de l'histoire plus tôt que prévu. Et vous aimez les histoire bien construites, n'est-ce pas ? »

Faisait bouger l'aiguille entre ses lèvres à l'aide de sa langue.
De nouveau, un sourire froid déformait son visage.
Pourtant, les yeux de l'humaine semblait brûler d'une folie plus ardente encore que ceux du démon.
Elle n'était pas la seule personne en présence d'un super-prédateur.
Lui aussi.

« Voyez-vous, dans cette histoire, Monsieur Sourire est un homme patient. Dans une petite gargotte, il tombe sur le Rat qui l'avait mordu au marché. Il lui demande alors "pourquoi diable es-tu venu à ma rencontre en sachant que j'allais te faire du mal ?" et le petit Rat lui répond qu'il avait besoin de savoir. »

Le Duc s'approchait lentement de la jeune femme.

« "Et savoir quoi ?", lui demande Monsieur Sourire. »

Un pas.
Deux pas.

« "Pourquoi est-ce que tu es toujours debout après ma morsure ? ", répond le petit Rat. »

Encore un pas.
Et les ombres se levaient pour engloutir la pièce dans les ténèbres.

« « Parce que tu n'es qu'un petit Rat. » s'esclaffe Monsieur Sourire. »

C'est une chose qu'il avait toujours admiré chez les vivants.
Ils avaient cette capacité à choisir l'asservissement plutôt que la fin, l'instinct de survie était véritablement quelque chose de formidable.
Ironique car ils ne se rendaient pas compte à quel point la mort pouvait être une délivrance.
Même celle qui s'en présentait comme l'apôtre ne saurait se rendre compte combien la fin d'une histoire pouvait être douce et libératrice.
Aux propositions de l'assassin, le démon restait sourd.
Ou presque.

« OH PITIE, BIANCA ARNGRIM. Est-ce que j'ai vraiment l'air de pratiquer le "une vie pour une vie" ? Je laisse ça à la Maison-Dieu, je ne suis pas adepte de la miséricorde. Ma passion à moi, c'est plutôt la torture sauvage et l'asservissement. Tu n'as pas l'air stupide, tu sais que ça ne peut pas être aussi simple. Je te donne un nom et nous sommes quittes ? HAH. Non. »

Monstre de la nuit, le démon se téléportait pour faire résonner sa voix partout dans la pièce.
La mise en scène était importante, lorsque l'on désire obtenir quelque chose.
En l'occurrence, bien plus qu'un simple assassinat.
Il avait vu dans ses yeux.
Qu'il existe des forces en ce monde que l'on ne peut pas contrôler, peu importe notre éloquence.
Peu importe la peur que l'on aspirait.
La souffrance que l'on infligeait.
Bianca Arngrim était de ceux-là.
Les ombres s'emparaient brusquement de la demoiselle, alors que le démon apparaissait derrière la créature prisonnière.
Son souffle glacé contre sa nuque, ne s'échappait de son corps aucune chaleur.
Aucun artifice.
Mauvais.

Ses mains se déposaient sur ses épaules, remontaient le long de sa nuque.

« Il existe des choses que tu ne peux simplement pas tuer. Et pourtant, je suis sûr que c'est quelque chose que tu fais très bien. Mieux que moi, même. Alors, j'ai une autre proposition. Et si nous devenions amis ? »

Se doigts remontaient jusqu'à ses joues, venaient tirer ses lèvres.
Un rictus.

« Et si c'était toi, le Monsieur Sourire de notre histoire ? »

Dans le froid des ombres.
Le silence était couronné.
Son règne ne dura que quelques secondes, ce moment éphémère suffisant pour devenir un souvenir, une marque.
Pour l'éternité.
Bianca n'était pas dépourvue de toute forme d'humour, à croire que le sarcasme était plus qu'un moteur de défense, pour elle.
Comme si elle ne pouvait communiquer que par les lames.
Le Duc était incapable de lire en elle.
Peut-être même qu'il n'y avait rien analyser chez elle, qu'il fallait simplement accepter.
Accepter qu'il existe un chaos meurtrier, qui ne répondait à aucune logique, aucun plan.
La fièvre du moment, la contemplation.
Ce qui l'effrayait, au premier abord, l'intriguait finalement.
L'espèce humaine regorgeait de monstres et maintenant qu'il en tenait un entre ses doigts, ce n'est pas un dégoût profond qui l'habitait.
Mais une envie.
L'envie de mettre le chaos en bouteille, sur une étagère.
Bianca Arngrim devait lui appartenir.
Justement parce qu'elle ne lui appartiendrait jamais.

Le démon éclatait d'un rire sordide, animé par l'euphorie.
Ses doigts se crispaient sur ses joues, perdu entre l'envie de lui ouvrir la gorge ou de dresser son portrait.

« Allons, ça me semble évident. Moi, je suis celui qui raconte l'histoire. »

Un souffle dans son oreille.

« Et je raconte beaucoup d'histoires, Bianca Arngrim. »

Le Duc disparu.
Et lorsque la lumière repris ses droits sur l'obscurité, le noble était de retour sur le lit.
Retirait l'aiguille d'entre ses lèvres pour l'orienter dans sa direction.
Prêt à oublier ses outrages.
Pour ajouter une nouvelle pièce à sa collection.

« Tu veux connaitre la fin de celle-ci ? »