L’avantage –si on pouvait appeler ça comme ça– d’avoir grandit dans une forêt sans parents ni guides pour savoir comment se débrouiller, c’était qu’avant d’apprendre à bâtir des abris et fabriquer une couche confortable avec du feuillage, de la mousse et de la fourrure, Keira avait longtemps dormi à même le sol dans la terre humide, sur la roche dure ou dans un arbre. Elle avait appris à économiser ses forces et s’endormir vite même dans les endroits les plus inconfortables, même aux côtés d’un bébé dont elle ne savait pas toujours calmer les pleurs en pleine nuit.
Alors ce n’étaient pas une cellule sombre à l’odeur de moisi et une chaîne trop lourde aux poignets qui allaient l’empêcher de trouver un peu de repos.
Elle regrettait néanmoins qu’on ne la laisse jamais dormir assez à son goût.

Le grincement de la porte l’avait tirée de son sommeil profond, faisant s’échapper par la même occasion la moindre bribe de rêve qui avait permis à sa conscience de s’échapper de sa cellule le temps de quelques heures –elle l’avait déjà oublié ceci dit, mais tant mieux.
Tant mieux.
En ces lieux les espoirs et les rêves pouvaient rendre aussi fous que la torture elle-même ; il n’y avait que sur la rage que l’on pouvait compter.
Les mains qui claquaient et la voix qui tonnait avaient fini de la réveiller et la réalisation d’avoir subitement le Maître devant ses yeux lui arracha un sursaut, un mouvement de recul instinctif qui tira sur ses chaînes et raviva la douleur sourde de ses poignets endoloris. La tension dans son corps était montée de un à cent en un battement de cil et sa respiration s’accéléra quand le visage de son geôlier se rapprocha dangereusement du sien.

Le regard noir, elle l’observait sous ses cils, les yeux creusés de cernes et le souffle saccadé
et en silence elle ne songeait qu’à la façon dont elle aimerait bien lui arracher son sale petit sourire satisfait.

Un frisson glacé remonta le long de l’échine de la jeune fille à chaque caresse doucereuse que le Maître pouvait glisser de son front contre le sien ; plus que les coups et les morsures de ses lames, Keira honnissait les gestes mielleux et tendres d’apparence lorsqu’ils venaient de lui, et de la dame aussi. Elle n’avait que trop peu de souvenirs de la douceur humaine. La misère de sa mère l’avait rongée trop vite pour qu’elles n’échangent ainsi des tendresses familiales dont elle pourrait se souvenir correctement, et parce qu’elle avait manqué de cette affection en grandissant, elle n’avait pas su la donner à Minuit en retour et avait élevé sa petite sœur avec la violence cruelle et innocente des enfants.
Mais malgré tout elle se souvenait, de rares moments toutes les deux qui malgré le froid de l’hiver l’avaient réchauffée de l’intérieur.
Et il n’avait pas le droit de désacraliser ça.

Keira garda le silence mais son regard se fit plus hargneux encore tandis que la main du maître continuait de s’aventurer sur son visage en gestes qu’elle savait humiliants sans pour autant se sentir rabaissée. Keira n’avait pas de tel égo après tout, on pourrait bien lui cracher au visage que son amour-propre en resterait intact. Mais sa patience s’érodait vite ici, et la voix, et les gestes du Maître l’entamaient comme l’humidité entame le fer. Elle savait ce que sa présence dans sa cellule signifiait ; ce qui allait sûrement lui arriver.
Alors quitte à souffrir, elle comptait bien lui donner une bonne raison de le faire.

Dans une formidable détente de son corps tout entier, Keira se propulsa brusquement, sans aucun élan contre lui –aussi loin que ses chaînes le lui permettaient et au diable les éraflures à ses poignets– pour fracasser son crâne contre le nez de son geôlier sans autre forme de procès.
Le son du craquement qui résonna dans la cellule lui étira un sourire mauvais et un rire moqueur gronda au fond de sa gorge.

« Crac crac, hahaha ! »

Les caresses, c’était pour les chiens, et tôt ou tard, il réaliserait qu'elle tenait bien plus du loup que du limier
–impossible à dresser.

La vue du sang qui s’écoula sur le visage de son adversaire suffit à réchauffer le corps froid de la jeune fille d’une satisfaction enragée ; celle de l’avoir pris de court, d’avoir su le blesser à son tour et lui montrer qu’il pouvait bien essayer –il ne la brisera pas. Mais cette satisfaction ne dura qu’un instant, rapidement balayée par un air de méfiance extrême devant le sourire fou du Maître. Son prénom résonna une fois de plus dans la cellule et elle se terra un peu plus en retrait ; car sauf si c’était pour l’attaquer, elle voulait mettre le plus de distance possible entre eux deux, trop habituée à la cruauté et la violence des hommes, et les siennes, en particulier.
Et il lui donna raison une fois de plus.
Son poing tomba sur son visage et le craquement résonna cette fois-ci à l’intérieur de son crâne tandis qu’une douleur brusque l’élança au nez, aussitôt suivie par celle de son ventre. Keira ne chercha pas à réprimer sa peine, et un râle saccadé lui échappa alors qu’elle se plia en deux, crachant aux pieds du Maître l’excédent de salive dans sa bouche, mêlée du sang qui avait coulé de son propre nez cassé.
Elle n’était pas très question, disait-il, et l’adolescente ne comprenait pas là ce qu’il voulait dire. Les sarcasmes, les expressions et autres façons de parler du langage courant lui passaient trop souvent au-dessus de la tête, elle qui, la plupart du temps, entendait tout au pied de la lettre. Mais elle comprit qu’il voulait jouer, et elle n’en n’avait pas la moindre envie jusqu’à ce qu’il évoque l’idée de la victoire.
Aussitôt Keira cessa de s’agiter, et se concentra sur sa respiration sans jamais lâcher son ennemi de son regard perçant.

« Gagner quoi ? fit-elle d’un ton rauque. »

La liberté, ou au moins quelques jours de répit ; elle se fichait bien du prix tant qu’elle y trouvait son compte.
La réponse ne vint pas tout de suite néanmoins –ou peut-être que si ? Le Maître s’approchait clés en main comme pour la défaire de ses chaînes et si elle ne songea pas un seul instant qu’il s’apprêtait à la libérer –elle se méfiait trop des pièges et des faux espoirs– une lueur nouvelle s’alluma dans son regard à l’idée qu’elle pouvait bel bien gagner quelque chose aujourd’hui.
Les premiers liens tombèrent au sol dans un cliquetis de métal qui résonna sur la pierre froide –suivit de père par le cri de douleur de Keira dont la main qui venait d’être libérée se trouva de nouveau prisonnière, cette fois par la lame acérée d’une dague.
Avec l’affliction vint une nouvelle vague de chaleur générée par l’adrénaline qui lui montait au corps, et Keira ne trembla plus de froid ni de faim mais de rage pure.
Les chaînes restantes tombèrent à leur tour, et le Maître se redressa devant elle, un air de défi dans les yeux.
Il ne fallait pas le lui demander deux fois.

Dans un geste vif, Keira arracha la dague plantée dans sa main droite et se jeta dans la foulée sur son adversaire, lame en avant, et la différence de taille entre eux lui permettait de viser plus vite et plus bas que lui. Ses années de chasse ne lui avaient peut-être pas appris à nommer ce qui constituait l’anatomie humaine mais elle savait que dans les cuisses se trouvaient de grosses veines et que les biches se vidaient vite de leur sang une fois celles-ci ouvertes ; et en cet instant précis, Lazare Priest n'était plus à ses yeux qu'une proie à égorger pour sa survie.

Car entre tuer pour assouvir sa faim, et tuer pour gagner sa liberté, Keira n’y voyait au fond aucune différence.

Son assaut s’était soldé sur un échec.
C’était là la différence avec la plupart des bêtes –les animaux n’étaient pas vicieux, cherchaient avant tout à fuir plutôt qu’à analyser les points faibles et taper dedans au moment opportun. À se faire trop impulsive elle en oubliait les vices des hommes et se jetait dans leurs pièges sans même y réfléchir à deux fois.
Mais Keira pouvait bien tomber, elle comptait se relever chaque fois, et toujours un peu plus grandie par ce que ses erreurs lui avaient appris.

Son visage la lançait terriblement, le sang pulsait à ses tempes comme s’il menaçait de faire exploser ses veines, et elle grogna de douleur quand la main du Maître vint empoigner ses cheveux avec force pour la maintenir au-dessus du sol comme la première fois qu’il avait vu en elle quelque chose de différent de ses autres jouets.
Quand elle fut enfin libérée de sa prise et qu’il recula pour prendre de la distance, avec le même air provocateur au visage, Keira ne prit même pas la peine de le laisser finir sa phrase avant d’attaquer de nouveau, exactement de la même façon
–semblait-il.
Keira n’était pas une stratège pour ce genre de combats ; elle était plutôt du genre à s’acharner et tout essayer jusqu’à ce qu’elle ait obtenu gain de cause ou s’effondre de fatigue. Mais elle savait se faire imprévisible car elle ne réfléchissait presque pas.
Au dernier moment de son assaut, elle se laissa glisser au sol pour s’approcher de lui au maximum en évitant de nouveaux coups de pieds éventuels, et en profita pour planter sa lame dans le pied du Maître, traversant sa chaussure –elle ne lâcha pas sa prise sur le manche néanmoins, et la retira aussitôt tout en lui assénant un coup de pied dans le tibia pour tenter de le déstabiliser tout en se propulsant en arrière pour se donner suffisamment d’espace pour se redresser.

L’ébauche d’un sourire un peu ahuri étirait le coin de ses lèvres et ses yeux étaient grand ouverts, avides de tout voir et tout observer pour se donner toutes les chances de gagner.
Il n’y avait que dans la lutte que Keira souriait.

« Dehors. Sortir. fit-elle laconique, pour toute réponse, avant de passer sa langue sur ses lèvres pour y recueillir son propre sang. »

Elle voulait sortir.
Une fois dehors, elle aviserait.

Au fur et à mesure que le Maître parlait, Keira perdit son sourire, mais pas son regard fou. Elle enregistrait ses paroles, sans toutes les comprendre, les répétait à demi-voix comme pour les ancrer en elle en attendant de trouver la signification des mots qui lui manquaient pour saisir l’entièreté de ses propos —ses lacunes de vocabulaire la frustraient tout autant que ses carences physiques.
Plus le temps passait, plus elle se tendait.
Habituée aux façons déloyales de son geôlier.
Mais pas assez —ses propres réflexes la poussèrent tout droit dans le piège ennemi.

À nouveau plaquée dos contre sol crasseux, un genou dans le ventre et le souffle coupé, Keira senti sa rage l’envahir de nouveau mais la fatigue la prenait ; elle se débattait, d’affolait, s’épuisait, et fût forcée de constater que rien n’y faisait.
Elle était coincée.
Alors elle cessa de s’agiter comme un diable ; le souffle court, le regard noir, elle observait le Maître qui la surplombait, attentive à ses moindres gestes et attendant de récupérer un peu ses forces pour tenter une dernière percée dans la prochaine ouverture. Mais la démence qu’elle perçut dans ses yeux fous lui hérissa chaque poil de son corps qui s’était mis en alerte. Subitement, son pouls s’accéléra, comme si son cœur allait s’échapper de sa poitrine, et son souffle se fit plus court et plus rapide. Le Maître sortit alors quelque chose de sa poche et le peu de couleurs qui habitaient le visage de la jeune fille semblèrent s’évanouir.

Keira avait peur.

« Non, fit-elle d’une voix tremblante qu’elle ne se connaissait pas. »

Une peur panique digne de l’instinct des bêtes s’empara d’elle ; elle tenta de se débattre encore mais au-delà de ses forces sapées par ses précédents efforts inutiles, la terreur semblait lui avoir fauché cet extraordinaire sursaut de rage et de vie qui l’avait portée jusqu’ici.
Keira avait peur et bientôt Keira comprit qu’elle avait de très bonnes raisons de l’être.

« Arrête ! »

Bientôt son cri résonnait dans la cellule —dans les sous-sols tout entiers, peut-être même dans tous le domaine tant elle hurlait plus fort qu’elle n’avait jamais hurlé. Son corps se raidit sous le poids du Maître, agité de spasmes tandis qu’elle frappait et griffait frénétiquement tout ce qui lui passait sous les mains. La douleur irradiait son crâne, plus intense que jamais, et ne se calmait pas —elle avait beau se fracasser l’arrière du crâne contre les pavés froids, de toute ses forces, pour endormir l’affliction sous une autre, plus supportable, rien n’y faisait.
Le temps semblait s’étirer à l’infinie, et dans son agonie, Keira se trouva, sans encore le réaliser, à supplier tacitement qu’on mette un terme à sa souffrance.

Tue-moi—
Par pitié, arrête ça.

Elle y repensera un jour, à la façon dont il était parvenu à s’immiscer dans son esprit jusqu’à distiller dans sa formidable volonté de vivre un soupçon d’abandon.
Elle y repensera et sa colère et son indignation seront le nouveau fioul de son existence.

Mais pas aujourd’hui —assommé de douleur, privé d’air et de forces, son corps tout entier, au bout d’un temps qui sembla interminable, finit par abdiquer en la plongeant dans une inconscience aussi redoutée que bienvenue.
Aujourd’hui encore, Keira avait perdu.