Ambrive.
Un mot à la sonorité douce amère, au reflet contrasté.
Douce, d'un côté : l'image d'une contrée paisible, aux habitants agréables, à l'eau parcourant le pays comme les veines parcourent un corps, à l'air humide mais agréable, aux paysages magnifiques.
Amère, de l'autre : celle d'un pays corrompu par le vice, vivant en partie du malheur des autres, où l'on trouve autant de sang qu'il y a d'eau, où ses semblables n'étaient que des chiens que l'on remplaçait aisément.
Dualité inhérente au pays et à ses apparences, celle d'une nation divisée, aussi bien dans ce qu'elle accomplit que dans la politique.

Alaric n'était pas vraiment à l'aise à l'idée de fouler les chemins de ce pays, mais son travail l'amenaient souvent là où il n'avait pas envie d'être ; quand ce n'était pas sur des terres hantant ses nuits comme des fantômes hargneux dont il ne pouvait se débarrasser. Le trentenaire n'était pas vraiment en mission, il se contentait juste de rejoindre la capitale, par des chemins détournés. A croire qu'il n'était pas pressé de s'y rendre, préférant largement se perdre dans les paysages inconnus, qu'il avait bien du mal à savourer, son esprit lui susurrant chaque fois à l'oreille le péché d'Ambrive.

Le mercenaire arpentait les petites routes, le visage toujours caché par l'ombre de sa capuche et par les morceaux d'étoffes sur le bas de son visage, tranquillement, longeant une rivière. Le Soleil déclinait à l'horizon, se préparant à aimablement laisser sa place à la Lune et sa noble et discrète suite. J'ai un peu trop tardé, visiblement. Alaric se dépêche. Il pourrait dormir à la belle étoile, mais il n'en a pas envie, préférant de loin la chaleur et le confort d'une auberge pour un soir au froid que la Nuit apportait avec elle.

Et c'est en longeant cette rivière qu'il te vit, assis près d'un feu que tu avais probablement allumé toi-même. En temps normal, Alaric aurait simplement passé son chemin, mais tu l'intriguait ; alors, après s'être arrêté un instant, il s'approche de toi, bien peu discrètement ─ comme pour te prévenir de sa présence. C'est alors qu'il remarque ton pauvre poisson, qui n'allait, à vrai dire, pas remplir correctement ton estomac.
Aide ton prochain quand il en a besoin.
Alaric fouille dans son sac et en sort quelques restes du midi, qu'il te tend. On aurait pu le croire d'un altruisme sans pareil, désintéressé au point d'aider des inconnus, mais il ne faisait qu'obéir à des principes datant d'un temps ancien. D'un temps où la vie était bien plus simple.
D'un temps où Briserune existait encore sur la carte comme un pays, pas comme une terre ravagée par la cruauté de l'Homme.

▬ Tiens.

Un simple mot pour exprimer sa générosité, parce qu'Alaric n'aime pas dépenser sa salive inutilement ─ et encore plus en ces temps difficiles. Il ne t'avais pas encore reconnu, Cyrion, toi qu'il pensait être un simple voyageur un peu perdu parmi tant d'autres ; il n'avait pas encore reconnu l'ennemi que tu étais en réalité.

▬ Trois-Rivières n'est pas loin, tu sais.

C'était dit comme une évidence, une question qui n'en avait pas l'apparence.

Il te regarde dévorer le plat qu'il t'avait donné, surpris. Depuis combien de temps n'avais-tu pas mangé ? Ou plutôt, depuis combien de temps n'avais-tu pas eu un repas digne de ce nom, pour que tu t'empiffres à ce point ? Il avait à peine entendu le bref remerciement que tu lui adressait, clignant simplement des yeux, ne pensant pas que quelques restes seraient un festin digne des plus grands pour toi.

Lorsque tu lui en fit signe, le mercenaire s'installa en face de toi, près du feu, essayant de trouver une position confortable malgré l'encombrement dû à ses armes. Il put ainsi mieux scruter les traits de ton visage : la pâleur neige de ta peau, la blancheur de tes cheveux, le bleu de tes yeux. Un mélange comme il en existait tant, mais qui, pourtant, attisait la curiosité d'Alaric : car tu lui disais quelque chose. Au fond de lui, il avait la désagréable sensation de déjà t'avoir vu quelque part, mais où ? Sa mémoire refusait de le lui dire, et ça le frustrait.
Et plus il y réfléchissait, plus ça lui échappait, tel de l'eau entre ses doigts ; et ça agrandissait d'autant plus sa frustration.

C'est ta question qui le sortit de ses réflexions, le faisant revenir à la réalité. Alaric jeta un œil à la capitale Ambriveraine, au loin. La destination vers laquelle il était censé aller, pour finalement se retrouver avec un inconnu ─ peut-être pas si inconnu que ça ─ au coin du feu. Dans un sens, c'était plutôt agréable, et ça le serait bien plus s'il arrivait à poser un nom sur ton visage.

▬ Je m'y rendais, puis je vous ai vu en train d'essayer de faire cuire un poisson maigrichon : je ne pouvais pas vous laisser crever de faim, quand même.

Il fit une pause, laissant un instant son regard se perdre dans la danse hypnotique des flammes. Réfléchissant.

▬ Ça vous arrive souvent, de camper à la belle étoile, comme ça ? Vous faites quoi, dans la vie ?

Alaric n'est pas un grand bavard d'ordinaire, mais tu l'intriguais bien trop pour qu'il se contente de simplement partir après avoir accompli sa tâche. Il n'attendais qu'une chose : que tu lèves le voile entourant ton identité.

Tu ne répondis pas immédiatement, te contentant de fixer Alaric. Et ça le mit un peu mal à l'aise de se faire fixer ainsi, comme une bête de foire. Il avait l'impression d'avoir dit quelque chose qu'il ne fallait pas ; et comme pour montrer son malaise, il passer sa main derrière son crâne, comme pour se gratter, ses yeux regardant ailleurs. Tu finis par lui répondre ; et ta réponse laissa le mercenaire perplexe : des réponses à quoi ?

▬ Je suis mercenaire, je vais à droite et à gauche pour survivre comme je peux, en ces temps difficiles.

De toute façon, je n'ai plus nul part où aller, qu'il allait rajouter, mais il n'en dit pas plus ; tu n'avais nullement besoin qu'Alaric était, depuis la chute de Briserune, un vagabond-mercenaire sans domicile fixe qui ne faisait que squatter les auberges et les tavernes quand il en trouvait entre deux missions chiantes données par des clients inutiles et insupportables ─ mais comme ils payaient bien, il prenait sur lui. Mais ce n'était pas vraiment d'aller cracher sur sa source de revenus, même si c'était un passe-temps plutôt agréable et jouissif, permettant d'extérioriser colère et frustration sans faire de dégâts matériels ou humains.

▬ Si je peux me permettre... Quelles réponses vous cherchez ? Pour se balader dans tout Valdore comme ça, ça doit être important.

Ça l'intriguait.
Alaric n'avait toujours pas réussi à mettre un nom sur toi, mais il savait que ça viendrait ; peut-être qu'en continuant à faire la conversation comme si de rien n'était, il parviendrait enfin à t'arracher ton identité, Ciryon ; en attendant, il ne pouvait qu'attendre des réponses à ses interrogations intérieures.

Un objectif important, mais qu'on ne parvenait pas à saisir pleinement. Tout comme Alaric, tu semblais un peu perdu, te contentant d'errer là où tes pas décidaient de te porter ─ mais ils semblaient bien moins hasardeux que ceux d'Alaric.

Finalement, vous n'étiez que deux âmes errantes, l'un cherchant la vérité, l'autre l'apaisement : l'apaisement de son âme qui hurlait, de son cœur qui se déchirait, de sa raison qui tentait de calmer tous ces sentiments contraires qui formaient une tornade qu'il avait bien du mal à dompter. Ta réponse restait bien vague aux yeux du mercenaire, mais une chose attira son attention ; un détail qui, pour bien d'autres, aurait pu rester à son statut de détail.
Des survivants.
Qu'entendais-tu par là ? Alaric se mit à penser (à espérer) que tu venais du même endroit que lui. Que tu venais de cette terre dévastée par l'hubris d'une partie de ses enfants
(une véritable tragédie)
Dévastée en partie par sa faute.
Par des illusions et des rêves cauchemardesques.
Par ses choix désastreux.

Le mercenaire chassa immédiatement cette pensée, qui n'avait pas lieu d'être dans cette discussion ─ il aurait tout le loisir d'y revenir plus tard, de se morfondre au fond de son lit en contemplant le plafond (ou le ciel) de l'endroit où il allait se reposer, comme il le faisait à chaque fois qu'il ne pouvait pas réfléchir à autre chose
(la nature a horreur du vide)

▬ Des survivants...

Il laisse ces mots flotter dans les airs quelques instants, comme s'il essayait d'en comprendre tous les sèmes, d'en saisir la moindre nuance. Intérieurement, il essayait de se convaincre, même s'il ne te connaissait qu'à peine, que toi aussi, tu venais de cette scène tragique qu'est Briserune, espérant, secrètement, que tu ne parlais pas d'autre chose
(mais il ne savait pas s'il devait en être content si tu étais bien de là-bas)

▬ C'est indiscret, mais vous êtes de Briserune ?

Après une hésitation, voilà que, dans l'indiscrétion la plus totale, la question tombe, manquant d'une pudeur dont elle aurait dû se revêtir ─ mais le mercenaire n'avait jamais été très doué pour choisir ses mots avec précaution, d'autant plus lorsque c'était une certaine curiosité qui guidait ses paroles.

Mais quand tu lui demandes des réponses, Alaric ne sait que dire. Il pourrait te dire bien des choses, en somme ; il pourrait faire passer des mensonges pour des vérités, inventer des faits qui n'ont jamais existés, dévoiler des secrets qui feraient mieux de rester cachés ─ car quand on avait été en première ligne, on savait certaines choses que l'arrière ne pouvait deviner. Son regard se perd dans le feu, dont les flammes jouaient avec la lueur du regret et de la culpabilité dansant au fond de ses yeux. Il hausse finalement les épaules.

▬ Je ne sais pas trop ce que vous cherchez comme réponse... Mais à part les faits connus de tous et les stupidités qu'on peut entendre, je ne peux pas vous éclairer bien plus.

Stupidités, le mot lui avait échappé sans qu'il ne s'en rende compte. Bien malgré lui, Alaric était amené à attendre bien des choses déplaisantes sur sa terre natale, et il était bien dur de se retenir de faire goûter ses phalanges à tous ces médisants
(et à ceux-là, il leur fera payer aussi en temps voulu)
Mais en attendant, face à toi, on revêt une fausse assurance teintée de désinvolture, assumant hasardeusement tes origines, comme si tout cela nous passait par-dessus la tête, comme si tout cela était bien dérisoire et insignifiant
(alors qu'au fond, on est à bout)

▬ Quel est votre nom ?

Une question innocente, qui semble bien dénuée d'intérêt ─ alors qu'elle est bien intéressée. Tu lui avais l'air bien amical, malgré ton air bien trop familier, et il lui semblait qu'il serait bien plus agréable de converser en sachant ton identité
(que tu ne restes pas un énième "lui" rencontré par hasard à ses yeux)

Et face à ton silence, Alaric se sent soudainement con d'avoir été aussi indiscret ─ d'avoir été direct, aussi, car il était des événements dont il valait mieux taire le nom, qu'il était préférable de ne jamais, jamais évoquer, sous peine d'invoquer un quelconque maléfice qui pouvait bien ruiner bien des choses. Lui-même était pourtant le mieux placé pour le savoir, ça ne l'avait pas empêché de fauter et de manquer de pudeur
(faute grave quand on parle de deuil)

Et le nom tombe. Un nom familier. Bien trop même. Et un sourire se dessine, un rire semble vouloir franchir les lèvres sans pour autant le faire. Il ne t'avait jamais vraiment connu personnellement, il ne saurait pas même dire s'il t'avait ne serait-ce qu'une fois adressé la parole quand les Riegel étaient encore sur le trône, mais ton nom lui était parvenu à ses oreilles, héros de guerre déchu, comme lui
(mais pas pour les même raisons)

Alaric te pensait mort voilà trois ans de cela, et tout d'un coup, tu réapparaissais, fantôme du passé que tu étais. Ironie du destin ? Mise en garde peu subtile ? Simple coup du hasard ? Le mercenaire ne saurait le dire. Il trouvait ça drôle, mais amèrement drôle, ce genre de plaisanteries auxquelles on rit par politesse mais qui nous blesse au plus profond de notre être. Bientôt, on lui dira qu'un Riegel était encore en vie, quelque part, et qu'il viendrait le chercher pour le tuer, que ça ne l'étonnerait même pas
((fuir le passé et ses actes est inutile car ils finiront toujours par revenir))

Le briserunien hésita un court instant : devait-il se dévoiler, ou au contraire, rester caché dans les ombres rassurantes de l'anonymat ? Était-ce utile de se cacher face à des fantômes quand ils vous traquent jusque dans notre sommeil pour nous hanter ? Non, c'était inutile, évidemment, parce qu'ils finissent toujours par faire tomber les masques qu'on porte pour nous révéler et nous forcer à leur faire face ; alors le mercenaire décide de dévoiler son visage ─ il n'avait rien à y perdre ni à y gagner, si ce n'est la vie.

▬ Alaric Kriegice. Je ne pensais pas vous revoir bien vivant, monsieur Felagund.

Il ne saurait dire si c'était une bonne idée de ne pas se réfugier derrière son habituelle fausse identité qui en devenait presque sa vraie tant il l'avait usée ; au fond de lui subsistait le doute, se demandant s'il avait fait le bon choix
(car il pourrait bien précipiter sa perte)
Et son unique œil révélé te fixait, en attente de ta réaction ─ espérant secrètement que tu n'avais jamais entendu parler de lui ─, l'autre bien caché derrière ses cheveux et un bout de tissu
(cachant la marque de la honte)