À même le sol humide et souillé de la cellule qui lui servait de chambre, Keira, le souffle saccadé et le corps endolori, accusait le coup des derniers sévices que Le Maître lui avait fait subir –de quelle nouvelle invention s’était-il agit, ça elle ne s’en souvenait plus, la douleur était trop grande et les informations trop horribles à retenir pour son cerveau submergé. Plus tard, lorsqu’elle aura un peu récupéré, ça lui reviendra pour ne plus jamais lui échapper car Keira n’oubliait jamais véritablement quoique ce soit.
Les paupières closes, elle voulait dormir pour échapper la douleur quelques instants, et se reposer, troquer l’énergie manquée de la famine contre celle du sommeil, mais à peine sa conscience commençait-elle à sombrer que son pas et sa voix –empreints d’une légèreté guillerette qu’elle ne comprenait pas– qui résonnèrent dans les escaliers annoncèrent la fin du repos avant même qu’il n’ai pu commencer.
Et c’est la rage qui s’alluma dans le regard de Keira quand elle rouvrit les yeux pour les poser sur le sourire de La Dame.
Elle s’invita dans son espace et Keira eut un geste brusque qui lui tira un gémissement sourd. Chaque cellule de son corps semblait hurler à la mort mais l’esprit prévalait sur la chair et au plus la Dame approchait, au plus Keira reculait, rampant à moitié dans la crasse et son propre sang frais répandu sur les pavés froids, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus s’éloigner d’elle, le dos contre le mur.
Dans un réflexe de survie, elle se recroquevilla au coin de la pièce, se faisant la plus petite possible et dissimulant à la vue de son ennemie les plaies nouvelles ; mais la haine la plus pure embrasant le fond de ses yeux.

« Va-t’en, gronde-t-elle. »

Et c’était plus un avertissement que la supplique d’un martyr.

Keira n’avait jamais compris la gentillesse ; bien trop peu de gens lui avaient montré ce dont il s’agissait pour qu’elle puisse y voir autre chose que des pièges tendus pour lui faire baisser sa garde, et peut-être était-elle bête selon les standards communs de la société qui l’avait laissée tombée, mais elle n’était pas dupe.
Ni le Maître ni la Dame n’étaient gentils avec elle sans raisons.
Il y aurait toujours un hic, quelque chose qui tordrait leurs sourires et les pousseraient à la faire souffrir –des punitions, qu’ils appelaient ça, et elle se souvenait vaguement de Maman qui dans des accès de colère irrationnelle faisait la même chose parfois.

Elle s’approcha, se saisit de son poignet si fort que Keira senti ses ongles s’enfoncer dans sa peau déjà marbrée de tons bleus et violets. Au fond d’elle, la colère la faisait trembler au moins tout autant que la douleur et la fatigue, et elle s’imaginait plonger ses dents dans son visage afin d’arracher à sa geôlière son sale sourire –elle n’en fit rien.
Son corps était trop épuisé pour se battre de nouveau pour le moment.
Alors raide et prostrée, Keira ne se débattit pas lorsque la Dame la tira vers elle, sans pour autant lui faciliter la tâche. Un nouveau râle de douleur lui échappa d’être ainsi secouée mais elle se contint, tremblante, et la respiration lourde.
Un réflexe de recul la prit quand une main invasive vint s’éparpiller en caresses écœurantes dans ses cheveux sales.
Keira n’aimait plus qu’on la touche, peu importe la douceur des gestes ; un seul contact et la mémoire de la douleur empreinte dans sa chair se ravivait, et on pouvait bien s’épandre en tendresse comme en violence que sa peau réagirait de la même manière.
Mais Keira, à chaque occasion, apprenait.
Ce n’était pas la première fois que la Dame venait soigner ses blessures, et autant le contact la rebutait, autant récupérer si rapidement avait ses avantages, avantages sur lesquelles elle n’avait pas le luxe de pouvoir cracher.
Rien qu’un instant, elle s’arracha au regard de son interlocutrice pour baisser les yeux sur les plaies de ses bras qui se résorbaient, les hématomes qui changeaient de couleur pour passer du violet au jaune ; une chaleur intense se répandit dans tout son corps et malgré les élancements induits par le processus de guérison rapide, Keira poussa un soupir soulagée, et l’espace d’un instant, rien qu’un battement de cil, elle se détendit un peu.

Pas une once de gratitude dans son regard, ceci dit, quand elle le releva vers Harmony ; la rage intacte au fond de ses yeux sombres.

Elle attendit.
Plusieurs minutes, trop longues à son goût.
Le temps d’être suffisamment réparée pour se permettre de réagir comme il l’entendait.
Lorsqu’elle jugea avoir assez attendu –où que sa patience arriva à son terme– son corps tout entier se tendit comme un arc et ses gestes se firent brutaux, secs, mue par un sursaut incontrôlable ; elle parvint à se soustraire des caresses de la Dame et vint planter ses dents dans sa main, serrant ses mâchoires de toute la force dont elle était capable, jusqu’à faire couler le sang qui dégoulina le long de son menton, puis de son cou.
Quand elle lâcha prise, Keira cracha au visage d’Harmony son propre sang.

« LAISSE TRANQUILLE ! elle hurla dans son vocabulaire maladroit, se relevant sur ses jambes pour, ne serait-ce qu’un instant, prendre de la hauteur sur ceux qui semblaient tant aimer la voir ramper. »

De toute la hauteur qu’elle avait pu prendre sur sa geôlière, Keira ne tira aucune satisfaction.
Elle restait prisonnière, c’était toujours elle qui portait les chaînes et l’autre non –Harmony, par ailleurs, n’allait pas plier pour si peu. Les représailles ne sauraient tarder, et Keira n’avait pas le loisir de se laisser griser par une euphorie aussi éphémère et futile.
Et après le silence –long, pesant, abcès temporel de secondes purulentes qui ne demande qu’à exploser une fois trop plein–  la voix de la dame s’éleva, et le sourire malade qu’elle étira glaça le sang de l’adolescente dans ses veines, rien qu’un instant, avant de rallumer plus encore les braises de sa haine.

Pourquoi fais-tu ça Keira ?
Pourquoi faites-vous ça, vous ? voudrait-elle lui rétorquer. Pourquoi tant d’acharnement à la torturer quand sa souffrance ne satisfaisait aucun besoin primaire de ses geôliers ?
Keira ne comprenait pas le sadisme. L’ennui, à la rigueur, la curiosité qui pousse à briser ce qui peut l’être rien que pour voir ce que ça fait –elle connaissait tout ça, avait tordu le cou à bien des petites bêtes par le passé ; avait manqué maintes fois de faire subir le même sort à sa petite sœur encore bébé quand elle s’était sentie dépassée par la responsabilité qui lui avait été incombée. Mais tant d’efforts pour ne répandre que des morts inutiles ?
À quoi bon ?

Une poigne d’acier à sa gorge vint lui couper le souffle ; plaquée au sol, un genoux dans le ventre qui manque de lui faire rendre une bile amère à défaut d’avoir quoique ce soit dans l’estomac qui puisse être régurgité, Keira ne put qu’hoqueter un borborygme étranglé quand la douleur désormais familière de ses lames irradia la paume de sa main, puis de son flanc.
Dans le regard de la dame, Keira déchiffra de la colère, ainsi qu’une indignation blessée, et les mots lui manquaient de trop pour qu’elle puisse comprendre à son tour l’ampleur de la rage, de la détresse et du sentiment d’injustice qui bouillonnèrent en elle dans un maelström d’émotions incomprises.
Comment peux-tu oser faire ces yeux là quand ce sont tes lames qui font couler mon sang ?
Comment peux-tu oser ?
Comment ?

« TA GUEULE ! elle hurla à s’en rompre la gorge, déjà malmenée –de son cri ne s’entendit réellement qu’un murmure étranglé. »

Sonnée de douleur et de rage, une réalisation brève et saugrenue lui vint le temps d’un battement de cils ; elle préférait encore les assauts sordides et froids du maître à l’horreur des émotions que la dame s’était permis de faire peser sur elle.

Keira n’avait rien demandé.
Keira était hors d’elle.
Keira avait encore une main de libre.

Faisant fi de sa douleur, elle porta rapidement sa main au visage d’Harmony et visa les yeux, plongeant ses doigts aux ongles trop longs dans les orbites de sa geôlière –peu lui importait qu’elle y perde la vue ou non tant qu’elle avait mal, et qu’elle la fermait enfin.
Sans prendre le temps de respirer, c’est dans sa chevelure qu’elle plongea cette fois la main, agrippant ses racines comme on agrippe une corde au-dessus du vide pour la ramener brutalement vers elle, le cou à portée de ses crocs.
Le sang pour seul objectif.