Tu sais, de Brave, on garde plein de souvenirs, Bonnibell. Pas toujours joyeux, il est vrai. Tu sais, de Brave, on garde de la peur, de l’amour, de la nostalgie, de la mélancolie. Brave, c’était un peu tout et rien à la fois. Cette forteresse, ce château, c’était un peu tout et rien à la fois. Tantôt foyer, tantôt prison. Toi, aujourd’hui, tu sais aussi ce que ça fait, n’est-ce pas ? Même si on le détestait, parfois, sans lui, on ne respire pas. Mais tu vois, Bonnibell, dans la brume des souvenirs, aussi douloureux sont-ils, Jasper, il garde quelques moments précieux. Des moments de rires, des moments de neiges. Et si avant de se déchirer pour de bons, on se souvenait, Bonnibell ?

Il avait onze ans, ce jour-là. Jeune lord. Trop jeune pour encore être un homme, mais trop vieux pour qu’on le considère encore avec l’indulgence de l’enfance. Depuis qu’il ne peut plus dire son âge avec ses doigts, on le fait crouler sous les livres et les leçons, Jasper. Des leçons dont il ne comprend pas très bien la finalité ni le but, mais il les suit avec assiduité. Parce que c’est ce que père veut. Il n’a plus vraiment le temps d’aller dehors et de plonger dans la neige. Plus vraiment le temps non plus de vivre comme les autres petits garçons. Mais ce n'est pas grave, tu vois, parce qu’on lui a expliqué que c’était comme ça, qu’être fils de Gouverneur, c’était être différent des autres petits garçons.

Aujourd’hui, pourtant, c’est différent. Père reçoit de la visite, alors père ne nous veut pas dans les pattes. Il nous a invités (ordonnés) de nous tenir tranquille. Alors on était sorti de son bureau pour gagner la chambre. Là-dedans, on y lirait, on y attendrait. Une journée comme une autre, tu vois. Mais alors qu’on regarde distraitement à la fenêtre la neige qui tombe, t’arrives Bonnibell. T’arrives, et d’un coup, c’est la fête.

— Bonni ! Heu.. Enfin, Lady Bonnibell.

Il te rend ton sourire. Il est heureux, tu sais.

— C’est ton père qui nous visite aujourd’hui ?

Il laisse le sourire envahir son visage encore rond, Jasper. Dans quelques mois, il commencera à les perdre, les traces de l’enfance. Dans quelques mois, il subira cette transformation expresse qui fait passer un gamin pour un homme. Mais pour le moment, on est encore un enfant. Pour le moment, on ressemble encore à ce que le cœur est. Alors on en profite. Avec toi, c’est même encore mieux.

— Ça me fait plaisir, Bonni.

Il n'ose pas encore dire que ce serait même bien si tu pouvais rester ici. On logeait bien des nobles étrangers dans les chambres d’amis, alors pourquoi pas toi ? Du haut de son onze ans, il trouve ça injuste, tu vois, de devoir accueillir des gens dont on doit se méfier, mais de devoir laisser partir, chaque soir, ceux en qui on a confiance.

Alors il te fait signe pour commencer à avancer. Il n’a pas envie de tomber sur un de ces tuteurs qui irait lui faire la leçon ou sur une dame de compagnie qui se sentirait le devoir de jouer les chaperons. Ça aussi, il trouve ça injuste, tu sais. Il avait toujours été entouré, mais depuis quelque temps papa a resserré la bride. Dans un sens, ça l’arrangeait, Jasper, que l’attention ne soit tournée que vers son frère, que vers les grands. Il regretterait presque ses quelques centimètres en plus, parce que maintenant, père le remarque. Parce que maintenant, ça devient difficile d’être seul avec qui que ce soit.

— Hm, je ne sais pas trop. Tu sais, la dernière fois que tu es venue, père voulait me parler. Eh bien, heu, nous avons parlé.

Il prononce ça avec une certaine appréhension. Depuis tout petit, père est à la fois un monstre de cauchemar et une figure qu’on aime et qu’on admire. On le craint autant qu’on veut exister et briller à ses yeux. Depuis tout petit, on est le second, soit pas grand-chose, un plan de secours, un joyeux pantin. On jalouse notre aîné d’être premier, on déteste cet entre-deux et pourtant, on ne se voit pas à une autre place. Eh bien, ça un peu changé dernièrement, tu vois.

— Il a dit qu’il voulait que je devienne ambassadeur… Je crois que c’est le mot ? Enfin, il a dit que je devrais voyager dans l'intérêt de Briserune un peu partout dans Valdore.

Presque dégoûté quand il crache.

— Ils m’apprennent à danser, Bonni. À danser. Et faire de la musique, de la peinture. Je suis le fils du gouverneur de Briserune et je danse. Mère dit que c’est une très bonne chose et que ça va faire de moi quelqu’un d’important, mais franchement ça m’énerve. J’ai l’impression d’être un bouffon, comme dans les banquets, tu sais ceux qui dansent et qui finissent couverts de tomate.

À onze ans on vivait ça comme la plus grande des humiliations.

— Et toi ? Dis-moi qu’on t’apprend à danser aussi Bonni, je ne veux pas être le seul briserunien du pays à savoir danser la gigue belorgienne.

Et quelle danse, la gigue belorgienne.

Du haut de ses onze ans, Jasper voyait dans le voyage plus une punition qu’un souffle de libération. Jasper, jaloux, frustré. La sensation qu’on l'éloigne, Bonni, mais surtout la sensation de trahir son pays. Tu sais Briserune est une prison qu’on a appris à aimer, à laquelle on a appris à être fidèle. Tout autour de lui ça parle, Bonni, ça parle du pays comme d’une terre sainte, de Briserune comme un peuple qui n’a besoin de rien ni personne, qui devrait se suffire à lui-même. Pourtant, père s’acharne à vouloir le faire partir, à vouloir le lier. Tout dans son quotidien transpire le fait que seul on n’est rien. Et il ne comprend pas Jasper, ce fossé entre le peuple et la philosophie paternelle. Il ne sait pas qui croire, qui écouter.

À onze ans, toutes les nuances ne sont pas comprises. Le plus drôle, c’est que même à plus de vingt ans, les nuances resteront floues. De Briserune, il retiendra une fierté sans limite, mais aussi une grande immaturité. En vérité, Briserune est à l'image de ses enfants. Fière, vaillante, mais ô combien imbut d’elle-même et sectaire.

— J’aime beaucoup quand on va à Roserai avec père et mère. Le prince Clovis est très gentil et il fait chaud là-bas, ça sent les fleurs et il y a plein de fruits aussi ! Mais le regard devient rapidement sombre. Mais, tu sais, quand on part là-bas, j’ai l’impression que c’est mal d’apprécier, que c’est mal d’en parler aussi. J’ai la sensation que c’est comme si on faisait une grosse bêtise. Les gens nous regardent durement. Alors quand père dit que je vais devoir voyager partout, je me sens en colère. Parce que c’est comme s’il me forçait à faire des bêtises, tu vois ?

Et pour un garçon à qui on apprit à rendre fier et élever son pays, cette sensation elle est terrible, elle apporte des centaines et des centaines de contradictions et de questions qu’il ne cernent pas. Être grand, lui semble-t-il, c’est être plein de contradictions.

Un léger regard vers toi. C’est vrai. Tu vas partir. Les enfants partent souvent. Père y veille, tout le temps. Le meilleur pour nous tous, qu’il dit. Pourtant ça semble si loin, pour toi, pour lui. Mais on se rappelle aussi qu’on a onze ans, que le temps passe et que tu es plus vieille que lui. Alors on se renfrogne un peu, glisse les mains dans les poches de ses chausses, un peu boudeur.

— Moi… Je n'ai pas envie que tu partes, Bonni.

Détourne la tête, rougie un peu. Pour lui tu es une amie, sa seule amie. On t’aime, on t’admire. On a eu l’audace de rêver qu’on serait toujours à côté. Avec toi, Elias, un trio inséparable. Qu’on grandirait ensemble, que vieillirait ensemble. Même si on t’aime pas comme père est censé aimer mère, on aurait été prêt à faire le même contrat pour ça. À son âge, ça ne lui paraît pas si terrible à Jasper, de se marier avec toi si ça peut garantir de continuer à faire des batailles de boules de neige dans le château et écouter les histoires des anciens au coin du feu.

— Mais on dansera et on se battra, promis.

Aussi, souvent qu’il le pourra. Parce que du haut de ses onze ans, il a encore la fierté de croire qu’il est maître de sa vie Jasper. Il a encore l’innocence de croire que tout ira bien, que rien ne changera et qu’on trouvera un moyen pour continuer à être tous les trois, seulement tous les trois. Parce que c’est tout ce qui compte n’est-ce pas ? Nous trois, face au monde, et le reste peut bien aller se faire voir.

— Mais tu sais… Tu n'es peut-être pas obligée de partir si tu n'as pas envie ? Peut-être que je peux convaincre père ?

Petit homme.
Il te prend la main.
Il aime pas te voir triste, Bonni.
Il n’aime pas l’idée que la politique vous éloigne.
A onze ans, Jasper a encore un peu de force pour se battre.
A onze ans, il a encore la joie de n’être pas fataliste, comme garçon.

— Si tu veux je t’épouse ! Comme les grands ! Comme ça tu n’as plus à partir là où tu n’as pas envie. Mère dit qu’une femme mariée doit rester aux côtés de son époux. Si on se marie on pourra rester ici ? On partira en voyage, mais ce sera comme des... Congés ? Puis on emmènera Elias avec nous comme ça rien ne change !

Rougie un peu.

— Mais on dormira pas dans la même chambre. Parce que ce serait bizarre.

Parce qu’on t’aime beaucoup trop, Bonni.
Mais pas comme ça.

Il a l’habitude, Jasper. Il connaît des princes qui hurlent à la moindre familiarité, des grands qui s’offusquent quand on se perd dans l’émotion. On lui a dit, à Jasper, que le fils du gouverneur était plus grand et important que les autres, qu’il avait le droit d'exiger le respect et la soumission de ses pairs. Parce que même si nous étions une nation, nous en étions aussi et surtout les chefs. Mais Jasper, du haut de ses onze ans, n’est pas d’accord. Jasper, n’aime pas l’idée de traiter les gens qu’il aime avec froideur et indifférence. Il craint père pour ça, il se demande s'il n’a jamais aimé qui que ce soit.

Alors, Jasper ne s’offusque pas. Jasper n’ira pas te foudroyer du regard ou te remettre à ta place. Tu es la grande sœur Bonni, celle qu’il n’a jamais eue. Mais, plus que ça, tu es l’amie. Et il ne se voit pas, tu vois, te rappeler qu’il est ton Lord. Parce qu’il n’a jamais été question de ça entre vous. C’est Bonnibell et Jasper. Juste Bonnibell et Jasper. Et ça lui va très bien, ce goût du normal. Il l’aime tellement que l’idée de s’en séparer lui tord les boyaux.

— On ne devrait pas te forcer à partir de chez toi si tu n’en as pas envie.

Fixe le sol, traîne du pied, l’envie soudaine de taper dans quelque chose, mais trop bien éduqué pour amorcer ne serait-ce qu’un geste. Toi aussi, tu mérites, tu sais, Bonni ? Il le pense si fort, il le souhaite avec toute la bonne volonté dont est capable un enfant. Il ne comprend pas, pourquoi, c’est lui qui gagne et pas toi. Il ne comprend pas, pourquoi toi qui serais si gentille et si forte, tu n’as pas ses droits.

— Mais cette princesse c'est pas ma meilleure amie Bonni.

Toi tu l’es.
Et qu’importe à quel point elle est belle sa princesse, qu’importe à quel point elle le rendra fou et faible. Jasper n’a que onze ans. Et là, tout de suite, face à toi, Jasper échangerait bien toutes les promesses d’amour et d’ivresse contre la possibilité de te voir heureuse ici. Mais tu dis que ce Hermès est charmant. Un peu jaloux, Jasper. Jaloux de savoir qu’un autre garçon allait pouvoir te voir tous les jours. Et d’un coup il se dit qu’il avait intérêt à être le plus parfait et le plus charmant des hommes, cet Hermès, parce qu’on irait lui faire la plus terrible des guerres, sinon.


— C’est vrai ? Charmant beau ou charmant gentil ?

Les deux. Parce que tu mérites le plus beau des maris et le plus gentil des hommes. S'il ne remplit pas ses critères on irait fuguer avec Elias pour lui dire notre façon de penser.

— … Tu vas te marier par amour tu penses ?

Si c’est pour ton propre bonheur, du haut de ses onze ans, il est prêt à faire le deuil des batailles de neige et du lait chaud au coin du feu avec toi. Même si, déjà, ça lui manque atrocement.

— Elias il sait ?

Le mot femme, ça sonne loin, ça sonne étrange aussi. Quand on voit maman et papa on se dit que ça ne sera pas mieux, non. Dans nos yeux d’enfants, partager sa vie avec quelqu’un qu’on ne connaît pas encore fait froid dans le dos, Bonni. On se demande si ce sera, comme à la maison, une relation faite de silences et d’absences. On se demande pourquoi aller chercher une inconnue au loin quand on peut se promettre à deux de rires et d’être heureux à défaut d’être amoureux.

Baisse les yeux quand le mot “été” parvient à ses oreilles. Ah oui, déjà, ce sera déjà bientôt l’été. Soudain, Jasper déteste l’été. Soudain, il voudrait que son père clame qu’il n’y aurait plus d’autres saisons à l’hiver que Briserune.

— Évidemment qu’il est réticent, tu vas partir loin de chez nous pour aller te marier avec un homme dont tu ne connais que l’écriture.

Grognon, petit Jasper.

— Je suis sûr que lui aussi il aurait été prêt à t’épouser pour te garder ici.

On se serait sûrement battu, encore, sous couvert d’un de ces entraînements qu’apprécient tant nos parents. Alors qu’en réalité, on aurait tout donné pour savoir qui aurait été le meilleur des maris, on se serait départagé comme on départage tout à Briserune et on aurait accepté la défaite puisque, dans tous les cas, Elias ou lui, ça aurait été un bien meilleur choix que cet homme de Malronce.

— … Alors on se verra tous les trois.

Petit garçon qui gère mal ses émotions.

— D’ailleurs c’est même un ordre. J’ordonne qu’on se voie tous les trois.

Bombe le torse, comme pour s’imposer seigneur, comme pour faire jouer d’une autorité qu’il n’a pas Jasper. Parce qu’il est le second fils, parce qu’il est le plus petit de vous trois.

— Et j’ordonne aussi que tu nous écrives, parce que si on n'a pas de nouvelles on ira envoyer une armée pour te libérer.

Parce qu’on craint de te voir disparaître Bonni. Jasper, que ce soit à onze ou cent ans, aura toujours peur de vous voir disparaître. Alors le petit lord il finit par laisser tomber la pâle imitation de son père pour venir glisser sa main dans la tienne. Jasper n’a que onze ans. Jasper n’est qu’un enfant. Un enfant qui n’a pas beaucoup d’amis, pas beaucoup de loisir. Et il veut, Jasper, plus que tout aujourd’hui, graver ta présence en lui pour que jamais on ne t’oublie, pour que jamais tu ne l’oublies aussi.

— On n'est pas du même sang mais tu es comme une sœur pour moi. Une grande sœur. Ma grande sœur… Alors même quand tu auras cet Hermès près de toi ne m’oublie pas d’accord ? Promets-moi qu’on s’aimera toujours même si Hermès, il est très beau et très charmant.

Grande sœur. Dans ses yeux d’enfant, tu es bien trop belle, bien trop grande, bien trop tout pour ce monde, pour cet homme pour lequel tu t’en vas. Dans ses yeux d’enfant, il te voit comme précieuse, irremplaçable et ta peau contre la sienne ça lui pique le nez, ça rend flou le regard, Bonni. Il sait déjà que l’absence lui sera insupportable. Que tous ces jours sans tes rires, sans tes sourires, sans ta douceur, ça ne sera pas vivable. Ça devait être nous trois faces au monde, ça devait être nos rires qui bernent la mort et le temps. Encore trop jeune, Jasper, pour comprendre et accepter que les chemins se croisent et se séparent. Trop jeune pour accepter que se perdre de vue soit le propre des relations, que rien n’est éternel, y compris le temps qu’on partage.

Et pourtant, du haut de ses onze ans il se dit qu’a son amour pour toi le sera. Il se dit que jamais il ne t’oubliera même si toi tu l’oublies. Et alors que dans notre esprit on te voit déjà partir on t'étreint, Bonni. T'étreint comme on étreint maman des fois. Comme quand on a soudain peur et qu’on cherche à apaiser le cœur, à chasser les cauchemars, à chasser la tristesse, parce qu’on est là, parce qu’on peut te sentir et que, soudain, on comprend que tout va bien. Et qu’importe l'étiquette ou qu’on te voit. Jasper n’a pas envie d’être Lord, là, tout de suite, il veut juste te sentir.

— Je t’aime Bonni.

On ne sait pas si on te l’a déjà dit. Si on a déjà osé te faire comprendre à quel point tu comptes. On ne sait plus, mais on te le dit maintenant. Avant que tu partes. Avant qu’on s’éloigne. Parce qu’on t’aime si fort, Bonni, si fort. Toi, la grande sœur.

— Je t’aime grande sœur.