À l'aube de l'âge adulte, les pas demeurent légers, comme s'ils allaient s'élever dans les airs dans cette robe aérée ; la démarche préserve son assurance, guidée par ce petit flot d’enthousiasme discret qui anime ton âme en ce jour. La visite des Vaudreuil, de par leur nature occasionnelle, savent échapper aux soupirs ennuyés, alors tu profites de la compagnie des demoiselles au jardin du château, laissant la brise caresser votre épiderme.

Aujourd’hui tu te sens bien.
Un peu plus vivante qu'à ton habitude.

Tu as attendu qu’Alcyone abandonne Clovis pour rejoindre la chambre qui lui est dédiée. Légèrement impatiente à l'idée de fuir la routine meurtrière pour arpenter ces routes familières que tu redécouvrirais d’un œil nouveau en sa présence. Le sourire discret, le regard légèrement tombant, tu pénètres dans la pièce en remarquant qu'il s'extirpe de ses pensées flottantes.

Il s'incline, t’accueille cordialement. Geste que tu lui rends élégamment dans un élan de politesse.

— Le plaisir est partagé, Votre Altesse. Ne vous excusez pas voyons : le voyage devait être épuisant.

Redressant ta posture, le regard vide plongeant dans le sien à la recherche de complicité ; en quête de cette lueur qui dessinerait les jeux futurs.

— J'espérais néanmoins que vous viendrez nous rejoindre au jardin une fois votre entrevue terminée, comme à votre habitude.

Que tu viennes me rejoindre pour balayer l'ennui.
Les talons écourtant la distance vous séparant d'un ou deux pas, les lèvres toujours finement esquissées en une courbe ardente. Les mains se joignent derrière ton dos.
La fière princesse, à force de voir le moindre de ses demandes exaucé, ne s'imagine guère essuyer le refus.

— Souhaitez-vous que je vous laisse vous reposer un peu plus longtemps ? Je vous préviens : la nuit ne tarde pas à tomber rapidement en cette période.

Les ténèbres ne tardent pas, non plus, à envahir ton cœur.

Le refus est essuyé sans s’embarrasser de vaines promesses ; la familiarité d’antan s’est envolée en se contentant d’excuses courtoises. Les mots deviennent futiles, et le regard quémande une explication à cette cruelle rupture. Tu demeures fière et droite effrayée à l'idée de faiblir, mais interdite devant l’incompréhension qui se déclare, car jamais Clovis n’avait osé décliner une telle offre.

Vous étiez les victimes d’un sort commun, détenant en votre sein la même volonté de tromper l’ennui. Une relation qui n’entretient pourtant pas le moindre soupçon d’ambiguïté ; si la courbe esquissée ne vacille guère, ton humeur se décompose délicatement, se brise doucement sous la pression des phrases prononcées tandis qu’il évite de te faire face.

Cette époque est révolue. Qu’il dit.

Quel sentiment étrange que de devoir assombrir toi-même ce petit bout de joie qui frémissait dans ton cœur ; d'ordinaire, seule la lassitude égoïste détenait ce privilège, sans partager ce droit à personne ; les coupables répondent aux noms d’Alcyone et des devoirs, et pourtant la rancune n’anime rien. Ni haine, ni colère. Ton prénom n’est synonyme que de perturbations à ses yeux, les termes « surtout à vos côtés » invoqués, et l’amour propre peine à l’encaisser sans nécessiter quelques secondes de silence.

— Je vois.

Balbutié dans un souffle, les yeux plissés, tu poursuis.

— Navrée d’apprendre que je constitue un élément perturbateur entravant vos futurs devoirs.

Léger ricanement qui se fane. Étrange mélange d’une légère susceptibilité, d’orgueil froissé, et de courtoisie. Pourtant, les pas refusent de fuir sa présence, ton âme la cherche encore un petit peu ; l’insecte en quête de lumière, effrayée par l’obscurité. Les paupières se relèvent pour lui faire face, contrairement à lui, dans ta grandeur tentatrice.

— Non que je veuille vous pervertir, très cher. Néanmoins en tant qu’ancienne amie, je sens planer le regret dans vos propos.

Refusant de croire que tu es la seule à ressentir cela. De te croire devenue aussi aisément nuisible à ses yeux.

— N'ai-je pas raison ?

En refusant l’idée d’abandonner sa compagnie, peut-être, Maïa, peut-être peux-tu te vanter d'être la plus cruelle en ces lieux ; Clovis se gorge de lâcheté à ta place, évitant les contacts, même visuels, tandis que tu demeures immobile, spectatrice de son manège.

D'un an ton cadet, il laisse pourtant les responsabilités lourdement écraser ses frêles épaules ; le tiraillement transparaît dans ses iris, la confusion et la tristesse s'impriment sur son faciès, et malgré ta faible empathie naturelle, à tes yeux, ce sombre spectacle dégage une atmosphère hautement dérangeante.

Comme s'il ressentait ce sentiment que l'on cherche à enfouir, guidé par le tendre déni.
Comme si ses instants présents écrivaient ton avenir.

Le rictus s'efface progressivement, lentement dissipé par l'impassibilité ; bien qu'il affirme poser ces mesures au nom des responsabilités et non en cause d'un quelconque mépris à ton égard, le doux soulagement égoïste se mêle à la terrible pitié – émotion ô combien déplaisante.

Le jeu de regards s'intensifie avant qu'il ne le cesse et n’invoque une allusion à ta chère sœur ; un arc fleurit à nouveau sur tes lèvres grâce au souffle d'un ricanement étouffé. Les yeux se ferment légèrement.

— Oh, non, bien entendu. Ma chère sœur ne mérite ni que nous l‘embarrassions, ni que nous la punissions de la sorte.

Les mains délicates se nichent à l’arrière de ton fin dos, condamnant toute tentative inconsciente de Clovis de déroger à ses principes. Les temps des jours heureux, où la candeur enfantine vous autorisait à joindre vos mains en toute innocence, sont révolus. C'est ce qu'il a dit.
Les paupières se soulèvent afin de planter tes prunelles dans les siennes.

— Et en tant que sœur, vous me voyez ravie de constater toute l'estime que vous lui portez.

Les pas s’aventurent sur les côtés, dans l'immense pièce, envoyant le signal que tu ne souhaites aucunement la quitter pour l'instant. Et peut-être est-ce inconsciemment une parade pour s'interdire la fuite sans affronter, en cet instant, son regard. Qui sait.

— Ne vous méprenez pas, jamais je ne vous reprocherai de vous montrer aussi consciencieux. Cependant, je vous prierai en retour de m'excuser de ne pas encore vous comprendre, mon tour n'étant point encore venu. Et d'une certaine manière, je ne souhaite aucunement y songer.

Demande courtoise, excuses sans saveurs déposées comme si sa compréhension ne t'apporterait pas le moindre bénéfice ; on ignore si l'on est sincère dans ses aveux – mais quelle importance ? Ta tête se retourne légèrement dans sa direction, esquisse au coin.

— Dans tous les cas, je constate que vous avez bien grandi, très cher.

Peut-être un petit peu trop vite…

Les mèches rosées s’élèvent et dansent au rythme d’une violente brise, scellant l’intimité que vous deviez briser en cette fin de journée ; les iris guettent la porte, afin de vérifier si Dame Nature a bel et bien décidé de violemment la clôturer.
Les prunelles se reposent de nouveau sur Clovis ; les fossettes se creusent lors de son allusion à l’amour, s’ornent d’une forme ironique. Ô l’amour, doux sentiment dont l’image se ternit au fil des années à tes yeux. Comme si on entrapercevait enfin que, sous ces émotions mielleuses, se dissimulaient les chaînes qui entraveraient ton havre de paix.
Choisi, heureux et facile. Cela sonne comme une utopie.

— Je vous remercie, Votre Altesse. Néanmoins, je doute qu’une telle idylle me soit destinée. Silence Ni même qu’elle existe.

Les yeux et l’esquisse prennent des allures presque moqueuses.
Doit-on accuser Electre de ce cynisme que tu déploies ?
Depuis qu’elle t’a régulièrement guidée hors du château il y a trois années de cela, la vitalité a gentiment regagné ton humeur maussade ; au contact du peuple, la brume noirâtre de ton cœur laisse enfin entrevoir les rayons du soleil. Quand la jeunesse emplit l’âme d’insouciance et de bonheur, parfois, on se surprend à tendrement oublier le mal-être, à oublier le vide qui nous rongeait. Que sera-t-il de cette habitude discutable une fois promise ? Retrouveras-tu ce quotidien insipide ? Tu te demandes parfois, est-ce l’immaturité de l’adolescence que de craindre le mariage, ou est-ce la preuve affirmative que tu es éclairée sur tes besoins ? Electre elle-même n’a de foi envers cette émotion indéfinissable, l’amour. Sauras-tu y trouver ton compte de ton côté ?

Nul ne le sait.
Tu sais simplement que l’avenir n’annonce,
Rien de j o y e u x.

Clovis t’invite à t’accaparer une chaise, t’asseyant élégamment sur le bois travaillé ; les mains se joignent et se déposent délicatement sur les cuisses, livrant un nouveau jeu de regards. Les expressions décolorent le faciès bien qu’il se teinte de surprise ; les doigts tendus se déposent sur ton menton, afin d’étouffer un léger ricanement.

— Oh, vous trouvez ? J’étais persuadée d’avoir préservé mon âme d’enfant pourtant, par rapport à vous. Vous auriez pu me le reprocher, je ne l’aurais point nié.

Et pourtant il a frappé dans le mille.
Les traits s’adoucissent, sans doute pour dénicher une vérité plus amère.

— J’aurais souhaité vous féliciter pour votre futur mariage, croyez-le, néanmoins à votre façon de vous exprimer, je sens bien que cela ne semble pas tant vous réjouir.

Vous voir en ce moment, ne me donne aucunement envie de grandir.

On ricane d’avoir échappé aux griffes du grand frère, comme on glousse d’amusement à la suite d’une petite plaisanterie énoncée ; rire comme autrefois comme si l’on se moquait que ce serait sans doute la dernière fois. Tristement habituée à ce que chaque soupçon de joie ne perdure jamais.

La nervosité du jeune Vaudreuil s’accentue après chaque minute en ta présence ; elle tient les fils de la marionnette à la chevelure dorée, contrôle furtivement ses oeillades et ses gestes, jusqu’à ce que les devoirs régulent maladroitement ses discours les plus valeureux. Bien plus qu’avant. Bien plus qu’autrefois. Tant est si bien que sa prise en main révèle des failles grossières.

Que tu hais la pitié que cela transmet,
Que tu hais la compassion que cela génère.

Car tu crains le jour où l’on te réclamera de formuler cette jolie leçon pour noyer les désirs, pour se persuader que le bonheur se présente sous une forme différente lorsqu’on grandit — on se convaincra qu’elle aura bien fière allure derrière son masque mensonger. Le fier petit soldat a bien retenu les belles paroles sans s’imprégner de leur essence. Et l’anxiété qui s’en dégage terrifie l’adolescente de dix-sept années.

Alors le silence ponctue ses déclarations, avant qu’un soupir ne rompt la tranquillité.

— Vous manquez d’assurance très cher.

La tonalité posée et caressante renforce l’absence de jugement qui en découle, malgré la brutalité des termes. Le sourire s’élargit, et s’efforce de ne guère paraître navré.

— Ne vous méprenez pas, je me doute que vous me livrez un semblant de vérité car je suis consciente de l’estime que vous accordez à ma soeur. Néanmoins, les formulations que vous employez m’indiquent que votre honneur dissimule de grands sacrifices au nom de ces chers devoirs. Un bref silence. Nous sommes destinés à simplement accomplir nos devoirs, être heureux n’a jamais été que secondaire. Aux yeux de tous.

Incarnons-nous davantage que des instruments au service des royaumes, destinés à diriger, à représenter ou à apaiser les tensions ? Lointaine est l’époque où l’on espérait être maître de ses choix ; désormais, le cynisme ambiant s’écoule dans les veines, et paradoxalement, alimente l’immaturité et l’insouciance ; l’espace d’un instant, on se sent valorisée par une maturité illusoire, celle d’avoir accepté certaines réalités ; toutefois, l’égocentrisme s’éclipse quand on se concentre sur Clovis

— Il est bien noble d’être conscient de votre statut, néanmoins vous me donnez l'impression d'être actuellement étouffé par les devoirs. Vous ne vouliez pas même nous rejoindre dehors. Prenez garde à cela, car vous pourriez finir écrasé par les remords, et peut-être que, d’une certaine manière, vous haïrez ce qui vous a dérobé de précieuses opportunités d’être “heureux.”

Que ce soit ma soeur, ou Belorge, ou peu importe.
Vile tentatrice, piètre consolatrice livrant sa logique au lieu du réconfort ; le seul réconfort que l’on peut offrir se résume à la mentalité qui, encore aujourd'hui, nous maintient debout.

— Il est impossible d’être heureux, car le véritable bonheur n’a jamais été que temporaire, profitez-en tant qu’il est encore à portée de main. Une légère pause. Vous avez de la marge avant de devoir répondre à vos responsabilités.

Car c’est grâce à cette philosophie de vie,
que l’on supporte notre future destinée.

Les compliments s’élèvent et chantonnent presque aux oreilles, et tu sais que tu as compris le tourment qui travaille le jeune prince ; tu as compris et tu te gorges d'une forme de réjouissance. Car si d’ordinaire on s’intéresse à la psychologie pour se représenter les divergences, aujourd’hui on se réunit pour nos similitudes ; car même s'il est désagréable d'entrapercevoir les ressemblances, aujourd’hui on souhaite panser les blessures communes. Tu dévoiles les vérités comme si les mots ne détenaient pas le pouvoir d’écharper le cœur ou de poignarder l’ego ; tu ne te doutes pas à quel point les paroles peuvent s’ancrer aussi douloureusement au fer rouge jusqu'à cette phrase.

Les gens lucides sur les comportements des autres sont malheureux toute leur vie.
Malheureux
toute leur v i e

Les orbes s’arrondissent l’espace d’un instant pour endurer le choc, les lèvres perdent faiblement leur fière allure tandis que le muscle cardiaque rate un battement, comme pour imposer le silence dans ton esprit. Est-ce donc le prix à payer pour exhiber impitoyablement les vérités dérangeantes ? Celle de déterrer à son tour les révélations authentiques que l’on réprimait ? Une chaleur étrange brûle la poitrine, comme si elle cherchait à te consumer.

Incapable de te mouvoir, tu acceptes d’écouter ses nobles justifications, acceptes de comprendre, désormais, que même lui est parvenu à trouver le courage de refuser ta présence à ses côtés.

Une profonde mais néanmoins discrète inspiration gonfle tes poumons afin de disparaître dans un soupir, comme pour rafraichir l'esprit.

— Très bien, je vous crois. Un sourire. Et je vous pardonne. De toute manière, ai-je le choix ?

Ta silhouette se redresse élégamment, se redorant d’un sourire poli à l’image de votre relation désormais courtoise. Tu t’inclines légèrement afin de le saluer une dernière fois.

— Ma présence n’étant plus la bienvenue en ces lieux, et ayant eu dit tout ce que j’avais à dire, je vais vous laisser vous reposer, Votre Altesse.

Enoncé sans rancune, enrobé d’amabilité respectueuse, le ton n’éveille aucune animosité — tristement docile et dompté par les exigences ; au diable les caprices, la raison a conscience qu’ils ne provoqueraient que de l’embarras ; au diable tes états d’âme, car la royauté ne tolèrerait ce manque de dignité. Délicatement, les pas légers devenus languissants t’amènent jusqu’au seuil de la porte ; on ne se sent plus transporté au point de s’envoler, on prie simplement pour ne pas chuter.

Tu te retournes doucement une dernière fois, avec le sourire.

— Félicitations pour vos fiançailles.

Car si tu étouffais ces voeux en tant qu’amie proche, tu les juges convenables en tant que princesse.

Et tu t’aventures dans les couloirs, l’humeur peinée, le moral meurtrie se reflétant à travers un regard mélancolique ; tu as l’habitude, que tout soupçon de bonheur ne soit que temporaire et s’accordera un jour au passé ; tu as l’habitude, bien que cela transperce la cage thoracique que cette fois-ci la rupture ne vienne guère de tes sentiments versatiles mais de l’extérieur. Tu as l’habitude, et tu acceptes car, même si tu refuses de l'accepter, il l’a dit :

Les gens comme toi sont destinés
à être malheureux toute leur vie.