— Hé, une autre s’il vous plaît !

Déjà une heure que t’es là, une heure et juste une pinte de descendue et une tarte à moitié entamée. T’as fait mieux, nettement mieux, clairement pas ta meilleure performance pour ton encas d’après-service mais t’as l’excuse de l’inédit. Intégrer la Sphère avait été une décision impulsive (comme beaucoup de tes décisions) prise pour répondre à un besoin de vérité qui mettait à mal ta curiosité (comme toujours). Les faits insolites, ce n’était pas nouveau. Des années qu’on pouvait s’en farcir dans les tavernes et les hauts lieux de commérages. Mais là, c’était d’un tout autre calibre, qu’on saute du Gouffre c’était une chose déjà incroyable (et stupide), mais qu’on en ressorte vivant, ça, par contre, c’était foutrement improbable. Un nouveau mystère, un mystère que seule dans la boutique d’Etham tu n’aurais pas pu résoudre de toi-même. Mais la Sphère, elle, le pourrait. Elle le ferait, parce que tout ce qui touchait au Gouffre avait la manie de faire bouger les érudits comme une demoiselle à son premier bal dansant sans chaperon. C’était pour cela, au départ, que t’avais ranger ton tablier d’apprentie pour revêtir celui d’employée. Et, ça, malgré le scepticisme que t'évoquai les derniers rapprochements avec l’Ordre. T’avais plus ou moins perdu conscience de ce détail les premières semaines, la nouveauté avait le drôle de pouvoir de tout occulter. Une gamine un jour d’anniversaire, à explorer la moindre pièce, lire le moindre bouquin, t’en aurait chialé de bonheur tellement c’était bien. Seulement voilà, la conscience était revenue telle une gueule de bois un lendemain de beuverie : violemment.

Croiser des mages de temps en temps à la Sphère, c’était une réalité à laquelle tu t’étais plus ou moins préparée. Croiser le chef des mages, par contre, ça n’avait pas tellement fait partie de tes plans. Une visite, soi-disant normale, et un douloureux rappel que t’avais désormais le cul entre deux chaises particulièrement branlant. Tu n’étais plus, juste Cal, avec ses opinions, ses réflexions et ses quinze repas par jour. Non, tu étais une membre de la Sphère, une représentante (aussi modeste soit-elle) d’une organisation connue à travers tout Valdore. Un statut qui t'obligeait à ne pas gueuler ouvertement tes très (trop) nombreux avis. Un statut qui t’avait obligé à sourire poliment toute la journée sans pour autant réussir à aborder autre chose qu’une moue contrarié.  

Juste une tarte et désormais deux pintes. Le cerveau beaucoup trop en ébullition pour te concentrer sur l’activité la plus agréable de la journée. Comment l’Ordre va influencer les recherches ? Et surtout qu’est-ce que cette bande, légèrement sectaire, ferait des résultats ? Étudier dans le seul but de découvrir c’était noble, mais étudier pour exploiter… Impossible de croire que l’organisation puisse avoir un intérêt désintéressé pour le Gouffre. De ton avis, ça sentait mauvais. Aussi mauvais que le pet d’une vache.

Une tarte et deux pintes. Tu lèves la tête, prête à balayer tes angoisses en commandant un des accompagnements, quand tu le vois. Visage trop calme. Sourire trop polis. Visage trop aimable.

— Oh bordel de merde.

Et, évidemment, il faut que l’objet de toutes tes hantises vienne soudainement te hanter. On se demande alors quelle Arcane t’a bien pu offenser pour avoir une chance aussi douteuse, quel fantôme t’a profondément outré pour être maudite de tomber, toujours, sur les gens que tu fuis. Il s’avance, de cette même démarche calme, avec cette même expression avenante sur le visage. Une expression, tu notes, qui n’est en rien entaché par l’absence de ses deux gros bras.

— Cette place est prise ? te demande-t-il après s’être assis.
— Maintenant oui. Et tu ne réalises qu’une seconde trop tard que tu n’as pas en face de toi le dernier des ploucs, mais le chef d’une organisation un peu trop puissante pour jouer la carte de l’insolence. Oups. Bon. Foutu pour foutu… Vous avez car vous en commander une. Niveau bourse ça doit être à votre porté.

Un instinct de survie exemplaire, mais il y a quelque chose chez cet homme qui te met mal à l’aise. Oh, t’en a déjà vu, des types qui te faisaient ce genre d’effet. Trop beau pour être bien, trop gentil pour être honnête, un sixième sens qui t’avait, jusque-là, plutôt épargné les affres sentimentales des filles de ton âge. Non, c’était peut-être juste son statut, ou peut-être le simple fait qu’un type qui était traité comme un monarque débarquait dans une auberge bas de gamme pour manger une tarte.

— Quoique, vous avez dû sûrement goûter meilleur.

Avec tout le respect que t’avait pour le cuisinier, il ne fallait pas être oracle pour savoir qu’il se cuisinait de bien meilleurs tartes quand on avait le bon nombre Dores. Et, assurément, le patron des mages devait avoir de quoi se payer le maître tartier le plus compétent de Valdore.  

Si tu réfléchissais comme se devait de réfléchir une très fidèle et respectable membre de la Sphère, tu saisirais l’occasion de brosser cet invité de marque dans le sens du poil. Nul doute qu’une immense courtoisie envers ce remarquable et très estimé monsieur serait fortement appréciée et viendrait peut-être, même si c’est beaucoup rêver, rajouter quelques pièces pour alourdir tes poches. Seulement, tu n’es pas une fille particulièrement respectable et, de l’avis général, plus opportuniste que fidèle, les seules exceptions étant Etham et Merle. Malheureusement, l’homme en face de toi n’était ni Merle, ni Etham et puisque tu n’es pas n’importe quel type d’emmerdeuse suicidaire, autant y aller franchement.

— Qu’est-ce que vous comptez faire de la Sphère, monsieur ? Qu’est-ce que vous comptez faire de nous et de nos recherches ?

Le timing parfait pour commander une nouvelle tarte.

Il aurait eu toutes les raisons du monde pour ne pas jouer franc jeu. Manier les mots, noyer le poisson, ça n’aurait pas été la première fois. Non, ça aurait même été plus qu’habituel. On t'avait toujours inculqué que les grands de ce monde n’avaient pas à répondre aux plus petits. Le premier privilège du pouvoir, c’est qu’il vous donne le droit de ne pas vous justifier devant autrui, spécialement devant tous ces gens de moindre importance, ceux qui n’ont pas la légitimité de comprendre. Il y avait une pyramide hiérarchique dans le genre humain, l’Homme ne naît pas libre et égal en droit. Il y avait les Vaudreuil, les Cascabel, les Ovidius et les Caterna ou, quand le nom ne suffisait pas, il y avait les organisations et leurs chefs dont le seul poste témoignait de leur importance sur l'échiquier du monde. Puis, il y avait les Wind, les Frost, les Lake, les Blaze et les Land, tous ces anonymes qui ne comptaient pas. Tous ces gens qui commençaient leur vie sans le prestige d’un nom ou d’un groupe, ceux qui la termineront sans rien laisser derrière. Il ne répond pas au vent, on ne lui répond jamais. Pourtant ce roi répondait à un pion… Et tu ne sais pas si tu dois t’en réjouir ou t’en inquiéter.

— Je suis de ceux qui pensent que mettre une vérité ou un pouvoir quelconque entre une seule paire de main est une belle connerie. Puisque le roi ordonnait la franchise, le vent se ferait un plaisir de lui répondre. Vos mains peuvent, certes, servir à guérir et protéger, mais elles peuvent aussi vous servir à vous torcher le cul et à tuer.

Autrement dit, il ne fallait jamais mettre ses oeufs dans le même panier. Un ami d’hier peut devenir le plus dangereux des ennemis, on peut vous serrer la main en signe de fraternité et vous étrangler avec cette même main le jour d’après. Il suffisait de voir l’histoire de Valdore pour le comprendre.

— Personne n’est suffisamment intègre pour posséder le pouvoir sans en faire payer les pots cassés à quelqu’un. Alors autant mettre tout le monde à armes égales, que les plus démunies puissent aussi se défendre.

Parce que c’est tellement simple de fausser le jeu. Parce que c’est tellement simple de se croire Sauveur de l’humanité quand on ne fait souffrir que ceux qui n’ont pas le pouvoir de parler. La vérité devait être partagé, on n’a jamais rien accompli de bon en gardant des secrets.

Évidemment, il ne te prend pas au sérieux. Ton argumentaire a autant de force, pour lui, qu’une feuille de papier et il l’a déchiré sans la moindre vergogne, en imageant, comme on image un phénomène qu’on souhaite expliquer à des enfants. Il te semble, en l’entendant, qu’il a l’habitude de tenir ce genre de discours, comme-ci convaincre les sceptiques faisait partie de ses activités quotidiennes, ce qui devait sans doute être le cas. Si le chef de la tour des mages n’était pas convaincant, qui le serait ? Son exemple fait sens, dans le cas qu’il te présente, l’anarchie vient avec la découverte et la vérité dévoilée. Une puissance incontrôlable mise en libre-service et qui donne à tout à chacun pouvoir de vie ou de mort. Et pourtant, tu n’arrives pas à tomber d’accord. C’est beaucoup trop facile, beaucoup trop simple comme scénario. Tu prends un morceau de tarte que tu mâchouilles distraitement alors que ton regard dérive vers le plafond.

— Charmante histoire, mais les choses se passeraient-elles aussi simplement ? Quand je dis que la vérité doit être partagée, je ne dis pas que l’objet de cette vérité ne doit pas être contrôlé, nuance. T’observe les zébrures du bois d’un air absent, dessinant mentalement les scènes de cette réalité où le soufre permettrait à n’importe qui d’aller déchaîner les éléments. Si demain je découvrais que la consommation de soufre générerait des pouvoirs, je ne laisserais pas les choses telles quelles. Les gouvernements ne sont pas stupides, du moins pas tous, et avec le résultat de mes recherches, viendrait fatalement un contrôle plus strict du soufre de son extraction à sa vente.

Bien sûr, ça n'excluait pas le risque, mais ça le limitait grandement. De la même manière qu’on ne mettait pas n’importe quel élément alchimique dans n'importe quelle main. Pour autant, était-il nécessaire de cacher cette vérité-là à la majorité des gens ? Non, tu ne le pensais pas. Pour une raison très simple. Une raison que tu ne connais trop bien, parce qu’elle te conditionne depuis ta naissance, Cal.

— Je pense que, bien que toutes les vérités ne soient pas bonnes à dire, elles doivent pourtant être entendues. Le secret amène à la curiosité et la curiosité amène à des drames. - Je sais de quoi je parle, c’est l’histoire même de ma courte vie. - Vous pouvez réguler le soufre sans informer le pourquoi du comment à la population. Vous amènerez par là même des questions et une volonté de briser les règles. Les Hommes n’aiment pas obéir aveuglément à ce qu’ils ne comprennent pas. Bien sûr, dire la vérité entraîne toujours un risque mais je pense sincèrement que la population sera plus à même de prendre ses responsabilités si elle comprend pourquoi elle doit le faire. Et ton regard émeraude quitte le plafond pour se poser sur l’homme en face de toi. Je ne sais pas où vous avez grandi monsieur Hawthorne, mais chez moi les gens n’aiment pas être pris pour des cons.

À ta connaissance, il n’y avait rien de plus incontrôlable et dangereux qu’une foule de cons ignorants. Ceux qui savent, eux, peuvent avoir des scrupules, le poids d’une morale vaux mille fois celles des armes. Du moins, c’est comme ça qu’on t’avais éduqué. Bien sûr, on pouvait être sceptiques, voire pessimistes, toi la première en vérité. Il n’y a pas que des enfants de coeurs à Valdore, loin de là, mais t’aimes croire que le bien et le mal ont des frontières bien trop floues pour être défini. Chacun est capable du meilleur comme du pire. On peut parier, au final, tout ça n’était qu’un éternel pari, toi tu avais choisi de croire que le meilleur était possible, lui choisissait la prudence. Aucune des stratégies n’était à rejeter, au final.  

— Justement, c’est là que ça me pose un problème. Tu passes ton regard de ta tarte à ses yeux, plus enfiévré par le débat qui se jouait que par la volonté de le convaincre. C’était toujours comme ça, avec toi, tu te laisses submerger par la curiosité de comprendre, d’élargir ses horizons encore trop étroits pour l’électron libre que tu étais. La lueure intéressée qui brille au coin de tes yeux ne peut tromper personne. Tu t’agites un peu sur ta chaise pour te mettre dans une position plus confortable avant de froncer les sourcils et de poser tes mains sur la table, jouant avec pour schématiser tes propres pensées. Sur quels critères choisir . Comment ? Pourquoi ? Et surtout par qui ? Ce qui me pose problème, c’est que tout ce raisonnement se base sur la capacité de la Tour des mages à choisir qui ou non est digne. Seulement, la Tour a-t-elle réellement la légitimité d’un tel choix ? Comme tout le monde vous avez vos convictions, votre vision du monde, une vision subjective et qui rentrent donc en conflit avec d'autres courants de pensée. Ces autres courants sont-ils donc mauvais et à rejeté ? À ce moment-là, pouvez-vous vraiment vous targuer de choisir en toute objectivité qui est digne d’avoir accès à la vérité et qui ne l’est pas ? Comprenez aussi ma position, je suis chercheuse, mon crédo est que la seule chose dont je suis sûre c’est que je ne sais pas. Remettre constamment en doute mes certitudes fait partie intégrante de mon travail, je me dois d’être ouverte à tout et de considérer toutes les options. Or, ce que vous me présentez me donne à penser que nous n’explorons pas toutes ces options. Tu n’as presque plus de souffles, mais tu es trop emportée par le courant de tes pensées pour t’en occuper. Ce que je crains, vous avez raison, c’est la censure. Mais plus que tout, je crains de contribuer à un monde où l’on ne donnerait pas la même valeur aux vies des gens, où l’on exclurait, encore plus qu’aujourd’hui, des milliers de personnes sous la base de critères discriminants. Le savoir est, à Valdore, la seule chose qui peut mettre les gens du commun sur un pied d’égalité avec les mages ou les personnes bien nés. Je crains que vous nous retiriez cela.

Ça y est, t’as tout déballé, peut-être un peu trop rapidement parce que ton premier réflexe est de respirer un grand coup et vider ta chope de bière.

Tu as une vision de l’Homme sans doute légèrement contradictoire, où, si elle ne l’est pas, profondément bordélique. Tu ne peux pas nier que le meilleur soit possible, c’est ce meilleur qui t’a sauvé la vie, ce meilleur qui t’a donné l'opportunité d’être là où tu es aujourd’hui. Parfois, les Hommes peuvent se montrer profondément bons, il suffisait de voir Etham, il suffisait de voir Merle. Imparfaits tous deux, mais beaux comme une montagne d’or sur un coucher de soleil. Tu as envie de croire que cette bonté dont tu as bénéficié n’était pas une exception. Cependant, tu ne peux pas non plus ignorer que le pire est possible. Ce pire, tu le traînes derrière toi avec ce nom imposé qui est le tien. Tu t’en sors sans doute bien mieux que les autres, mais tu fais quand même partie des leurs. De ces enfants sacrifiés à la naissance parce que la vie n’a pas été clémente. Tu sais que le nom de Wind ne t’apportera rien. Les portes tu les ouvres par la force, à coups de bélier. Tu baignes dans cette constante ambivalence, dans ce profond paradoxe. D’un côté l’amour et l’espoir naïf qu’il peut être universel et que rien n’est impossible, de l’autre la profonde hargne, ce nom qui grave dans ta chair, au plus profond de toi, que tu n’es pas grand-chose, que tu ne seras jamais grand chose, en fait. C’est cette ambivalence, qui te pousse à te méfier. Une institution, au final, est composée d’Hommes. Le territoire est neutre mais ses occupants pas toujours. Au final, le problème est et sera toujours l’humain. On peut bâtir des empires comme les réduire en cendres. T’aime l’idée, mais trop de choses te rappellent qu’elle est aussi une putain de connerie.

— L’Ordre peut-être, c’est une institution, un concept régi par des règles strictes. Mais ses membres, eux, sont humains et l’humain est traître parfois. La seule façon d’être totalement impartiale serait que la Maison-Dieu elle-même se pointe et, aux dernières nouvelles, on ne l’a pas vue.

Non pas que tu réfutes la religion, comme la majorité des habitants de Valdore, tu as été élevée dans la foi des Arcanes. Sans rejeter l’existence de la Maison-Dieu, tu en gardes un regard sceptique et distant cependant, tu refuses qu’une quelconque croyance vienne obscurcir ton jugement, aussi blasphématoire que ce soi.

Tu reprends une part de tarte, une gorgée de bière. Les réflexions qui suivent te font esquisser un sourire. En vérité, sa vision des choses, tu l’as comprend. L’absolue égalité est autant un mythe pour toi que le grand amour, dans le sens où nous naissons tous avec des forces et faiblesses qui nous conditionnent plus ou moins à une existence facile en fonction de la voie qu’on souhaite emprunter. Tu en es la preuve vivante, il aurait été beaucoup plus simple pour toi de t’orienter sur un métier autre que celui de chercheuse. Ta place ici-bas, avait été un putain de combat. À la seconde où tes parents avaient passé la porte de la vieille maison pour la dernière fois, ta vie était devenue un putain de champ de bataille. Une bataille contre la faim, puis contre toi-même. Ce combat-là n’avait jamais cessé. Repoussé les limites de ton nom, bousculé la fourmilière en en faisant plus, toujours plus, puisque rien ne serait jamais simple en tant qu'orphelins. Difficile oui, mais pas impossible. Il suffisait de se battre, d’avoir assez faim pour envoyer se faire foutre le destin.

— Je suis d’accord sur plusieurs points, mais voilà comment je vois les choses. Vous avez raison, la magie est un savoir, une majorité d’entre-nous peut en bénéficier mais il faut beaucoup plus que ça pour la maîtriser. La magie peut vous apporter quelques avantages supplémentaires, mais, à mes yeux, un magicien bien que puissant, n’a aucune chance de survie s'il est totalement ignare. Je place le savoir autre que magique bien au-dessus du reste car, dans la vie des gens du commun, des gens comme moi, c’est ce savoir qui nous garantit de manger à notre faim. Apprendre à lire et à écrire pour comprendre et communiquer… Commences-tu en comptant sur tes doigts. Apprendre à compter, calculer et comprendre la valeur des choses pour ne pas se faire entuber par le premier arnaqueur venue. Apprendre à différencier ce qui est comestible de ce qui ne l’est pas, identifier la faune et la flore… Puis des choses un peu moins reluisantes, comme apprendre à se défendre, à mentir, à tromper, à négocier ou à séduire pour arriver à ses fins. La magie ne nous apprend pas cela. Maîtriser les vents, bien que foutrement classe et tentant, ne m’auraient jamais permise d’être là où j’en suis aujourd’hui.

Quoique , avec les éléments de ton côté tu aurais pu très certainement te rendre justice sans avoir à sacrifier ton nez ou tes côtes. C’est que c’est une vie dangereuse, celle d’une enfant ronde. Ceci dit, tu ne regrettes pas. Chaque coup, chaque bleue, t’a donné la rage de vaincre, chaque échec t’a frustré suffisamment pour écraser tes ennemis le lendemain. La douleur tu l'accueilles comme un moteur, un rappel important qu’on n'a rien sans rien et que si coups tu dois recevoir pour triompher plus tard, foutre Dieu, les  coups tu les recevras.

— Je ne dénigre pas votre art, bien au contraire je le respecte. Je ne doute pas non plus que dans votre réalité elle est primordiale, seulement dans la mienne ça n’a pas été le cas. Vous parliez des enfants qui vivent au jour le jour dans les rues, c’est intéressant parce que je suis de ces enfants. Mon nom est Wind, je suppose que vous savez ce que cela signifie ? Personne ne vient nous chercher quand on porte un nom pareil, personne ne vient nous ouvrir les portes. On ne peut ni compter sur un héritage quelconque, ni sur un nom. Certains d’entre nous crèves comme des chiens dans les rues, d’autres, comme moi, on eut la chance d’être là au bon endroit au bon moment. Les sacrifiés, les anonymes, tellement anonymes qu’on leur laisse même pas le loisir d’avoir un nom à eux. Tu souris malgré toi. Une nouvelle gorgée de bière, tu poses ta joue sur ton poing en laissant tes doigts tapoter sur le bois de la table. Vous avez raison, le savoir est discriminant. Nous n’avons pas accès aux mêmes outils selon notre lieu de naissance et notre famille. Il est discriminant… Souffles-tu mais pas impossible à obtenir. C’est, bien sûr, beaucoup plus ardu, certaines fois nos efforts n’aboutissent à rien, mais n’empêche que ces connaissances nous permettent d’obtenir une place qu’on n'aurait jamais osé imaginer au départ. C’est un combat, on se bat pour avoir le droit d’exister au même titre que les gens qui ont la chance d’avoir un nom de famille bien à eux. Voyez le savoir, comme mon héritage, comme le seul bien que je possède réellement. On ne me l’a pas donné, ni dispensé, c’est de moi-même que je suis venue le chercher. J’ai la chance d’être tombée sur quelqu’un de bien, mais tout ce que j’ai aujourd’hui, je l’ai parce que je me suis battue pour l’avoir. C’est ce savoir qui me permet d’avoir un travail. Je veux que tous ces autres qui naissent sans nom puissent eux aussi avoir cette chance. On ne sera peut-être jamais chef d’une grande organisation ou noble gouverneur, mais on peut être vivants et heureux, et dans le fond, c’est tout ce qui compte. C’est pour cela que la vérité est importante à mes yeux.

Il s’agit de ta seule richesse. C’est drôle, t’as balancé ça sans émotion. Une réalité crue. Ta réalité. Mais, avec le recul, tu n’es pas sûre d’en vouloir une autre. Tu t’es faites dans cette adversité, tu t’es construite, unique, justement parce que tu n’avais aucun nom de famille auquel te rattaché. C’était peut-être ça, ta vraie force. Qui sait ?

— Sur ce point-là, nous sommes d’accord et si le non partage n'est qu’une possibilité et pas une obligation, je suis prête à l’envisager. Tu vas pour piocher une autre part de tarte avant de te rendre compte que tu as fini ton assiette. Hm, vous êtes plutôt sympa et ouvert pour le chef d’une organisation qu’on qualifie parfois de secte.

— Hm, je vois.

Clairement dans le top des journées les plus étranges de ta vie. Ceci dit, ce n’était pas tous les jours qu’on avait l’occasion de parler librement avec le représentant de l’Ordre des mages et, tu t’en doutais, de sa politique. Mais le débat restait intéressant et sincèrement instructif. Tu n’avais jamais été qualifiée de loyale, car les croyances aveugles, qu’elles soient dans les faits ou dans les sentiments, ça n’avait jamais été ton fort. Un besoin irréversible de toujours tout remettre en question, pas par doute ou manque de confiance, mais par souci de ne jamais te fermer à la vérité. Aujourd’hui, tu mettais un peu de côté toutes la méfiance que tu avais pour l’Ordre et tu tachais de tendre l’oreille et de revoir tes opinions. Etham te l’avait bien dit : il n’y avait que les imbéciles pour ne jamais changer d’avis.

— En même temps, pour pas mal des gamins des rues, ou même pour les gens du commun, l’Ordre reste une institution plus proche du fantasme qu’autre chose. Beaucoup n’ose même pas tenter leur chance, par manque de moyen ou parce qu’on leur jamais donné la confiance en eux nécessaire pour franchir le pas. Du coup, on spécule énormément sur vous.

Ça vaudrait peut-être le coup, pour eux, de venir “recueillir” les sacrifiés du système pour en faire de bons petits prêtres mages. Certaines bandes de sombres réputations le faisaient bien et peu de gens s’en insurgeaient. Ceci dit, entre avoir de futurs truands et de futurs religieux... Meh, le choix restait épineux.  

— La bienveillance n’empêche pas de commettre des atrocités, ceci dit je préfère être face à vous qu’au spectre d’Antigone Bathory. J’ai toujours préféré les mots au meurtre.

En général on survit mieux à l’un qu’à l’autre.

Impressionnant ce que peut faire une personne avec une hache et de la détermination, non ?  Bordel, tu n’aurais pas dit mieux. T’en savait quelque chose pour avoir distribué quelques coups de hachette pour les grandes occasions. Il ne fallait pas nécessairement beaucoup pour faire de grandes choses, ceci dit, Antigone Bathory est d’un gabarit autrement plus impressionnant que tout le reste. On ne naît pas tous égaux, des gens comme Bathory, il devait en avoir, quoi, un par siècle à tout casser. Heureusement, d’ailleurs, tu n’es pas tellement sûre de pouvoir aimer un monde où une centaine de personnes pouvaient brandir leurs haches et renverser des dynasties.

— Vous pensez que les choses auraient pu être différentes ? On a écrit sur elle, vous savez ? Bien sûr, ça n’aura jamais l'exactitude d’une biographie en bonne et due forme mais l’image qu’on a pu dépeindre d’elle me donne l’impression d’une femme qui avait un but et ne s’en serait jamais laissé détourner.

Tu dois l’avouer, les rares textes que tu as pu parcourir au sujet de la dame Bathory t’ont fasciné. Antigone, c’est une figure qui t’inspire de la crainte, mais aussi une certaine forme de respect et de fascination que tu n’es pas bien sûre de pouvoir exprimer à voix haute. Tu ne saurais comment l’exprimer, mais les portraits que tu as pu voir d’elle, que tu as pu lire d’elle, transpiraient de force, de prestance, de puissance. Elle avait la force. Elle avait cette force qui fait défaut au reste du monde. Elle avait cette force que ta curiosité rêve de décortiquer. Qu’est-ce qui différencie les gens comme toi des gens comme elle ? Voilà une question qui t’excite, Cal. Mais la personne que tu as en face de toi est probablement la pire devant laquelle t’exprimer.

— Oh oui, ils le sont. D’ailleurs, vous me semblez être du genre à savoir les maniers. J’admire ça, c’est une compétence commune à tous les dirigeants… Fin, ceux qu’on retient dans l’Histoire du moins.

Tu souris.

— Dites-moi, pourquoi Briserune vous exècre à ce point si vous n'avez vraiment rien d’une menace pour Valdore ?

Touché. C’était sûrement dit sans aucune volonté de blesser. C’était sûrement dit sans malice. Pourtant, les vérités que dispense le chef des Mages te pique en plein cœur, juste entre la fierté et l'orgueil. Il est bien plus facile de haïr que de pardonner… Oui. Les Arcanes t’en sont témoins, ça te coûte de le reconnaître, mais c’est vrai. Tu en sais quelque chose, Cal, tu ne connais cette facilité que trop bien. Quand les sentiments se bousculent, qu’ils renversent tout à vous rendre fou, quand dans le cœur se cognent amour et rage, il est plus facile de se sentir libre et léger en insultant son voisin. La colère devient alors libératrice, elle devient votre bouclier contre la culpabilité, contre le désamour de soi. Car l’humain a son propre instinct de survie et ce dernier prend parfois le dessus. Il faut vivre. Il faut avancer. Pour ça, il est parfois plus simple de rejeter ses colères sur l’extérieur que sur soi-même. Pardonner, c’est faire taire. Pardonner, c’est accepter. Quelle dure réalité de se rendre compte qu’on est, en réalité, immature et coincée, hein Cal ?

— Vous avez déjà haï ?

L’envie subite qu’il te dise oui. Le besoin de te déculpabiliser de tout ce qui ne trouve pas de réponse saine en toi en entendant que l’un des hommes les plus importants de Valdore est, en fait, tout aussi immature affectivement parlant que toi. Besoin de voir que ce n’est pas toi qui serais dysfonctionnelle, que tes paradoxes ne sont pas anormaux. Tu fronces les sourcils, tu pourrais t’arrêter une seconde sur la discussion que tu as avec cet homme et réaliser qu’elle n’a plus rien de professionnelle. Seulement, tu ne le fais pas.

— Je ne sais pas, les Briseruniens un peu trop extrémistes dans leurs discriminations, les gens comme moi…

Il était amusant de remarquer que même un sage avait pu s’abaisser à haïr, autrefois. Quand on le voit, aujourd’hui, on pourrait presque le croire loin de toute la bassesse du cœur humain, pourtant, il avoue avoir haï, lui aussi, il avoue que ça lui a coûté. Et tu te demandes, Callisto, quel est le fameux chemin qu’il a dû parcourir pour en arriver là où il était. Tu te demandes, oui, quels genres d’épreuves il faut subir pour se détacher de la déferlante de sentiments contradictoire qui poussent à la folie le genre humain.

— Je suppose que c’est parce que les gens proches de nous ont un pouvoir que les inconnus n’ont pas. Ils nous ramènent plus facilement qu’un étranger à nos propres faiblesses et manquement.

Ce n’est pas pour rien qu’on avait détesté Merle, à une époque. Ce n’est pas pour rien qu’on se prend à haïr Etham, parfois. Ce n’est pas pour rien qu’on se dégoûte quand on se fixe dans le miroir. La proximité offre un poids, une puissance que l’éloignement ne donne pas. Peut-être, même, une plus grande crédibilité aussi. Difficile de ne pas prendre au sérieux les critiques de quelqu’un qui vous connaît bien. Difficile d’ignorer ses propres contradictions quand c’est un proche qui vous les fait remarquer.

Soudain, tu ressens le besoin d’une chope supplémentaire, Cal. Chope que tu ne regrettes que davantage quand le chef des magiciens pose une nouvelle fois le doigt sur ce qui ne va pas. Tu hésites, quelques secondes. Les gens comme toi, ça veut tout et rien dire, tu pourrais dire que ça veut tout et rien dire. Pourtant, ce n’est pas ce qui sort de ta bouche.

— Comme moi, oui. Les enquiquineurs qui se pensent bien plus grand qu’ils ne le sont, les trublions qui remettent tout en question, y compris vos propres principes, tous ces gens pleins de contradictions qui passent leur temps à crier plus fort que vous pour se donner un semblant d’importance et de vie.

Un sourire presque méprisant envers toi-même, l’espace d’un battement de cils.

— Moi je déteste ce genre de personne, par vous ?

Un léger rire qui t’échappe face à cette expression que tu n’aurais jamais cru entendre de la part d’un religieux. Parce que, dans un sens, c’est ce qu’il était, non ? Mais les phrases les plus vulgaires sont souvent les plus vraies et tu ne peux que hocher la tête, Callisto. On était tous le con de quelqu’un, le monstre de quelqu’un, le fléau de quelqu’un. Il n’était alors pas idiot de supposer qu’on était tous, aussi, le miracle de quelqu’un ou le trésor de quelqu’un. Si tu devais faire un tri sérieux dans tes sentiments, tu dirais sûrement que Merle et Etham sont une forme de miracle pour toi et qu’Aleina, Sixtine et Guenièvre étaient, toutes à leurs manières, des trésors dont tu étais très fière. La question, maintenant, était de savoir si tu avais pu être ce miracle, ce petit trésor aux yeux de quelqu’un. Merle avait vécu sa propre vie et, quand bien même tu en tirais une certaine jalousie, tu ne pouvais rivaliser avec Faure, sa femme décédée. Idem pour Etham, idem pour Sixtine, Aleina ou Guenièvre. Difficile de savoir quel genre de place on tient dans le cœur d'autrui. Plus que difficile, c’était effrayant, de partir à la recherche de ce genre de réponse.

— Je dois bien avouer que vous marquez un certain nombre de points.

La méfiance et ton amour de la liberté t’avaient laissée aveugles. Pourtant, il était de ton devoir de tout remettre en question, de ne jamais prendre quoi que ce soit pour acquis et d’explorer toutes les possibilités, qu’importe ton opinion personnelle sur le sujet. Être, en quelque sorte, professionnelle. Oui, c’était peut-être ça être membre de la Sphère.

— On peut vulgairement résumer l’Ordre des mages à ce con. Cependant, ça ne veut pas pour autant dire que ce con en est réellement un. Conclusion, pour me faire une opinion propre et réaliste, je me dois d’échanger avec plus de mages et de m'intéresser de plus près à ce que sont Sombrelune et son organisation.

Pose ton menton sur le plat de ta main.

— Finalement, votre visite n’aura pas été l’ignoble événement que j’aurais imaginé.

Tu ne peux masquer à temps la grimace qui déforme ton visage à l’idée de voir d’autres mages se pavaner à la sphère. Enfin, tu supposes que c’est une réalité à laquelle tu vas devoir t’habituer. Vos études avaient de quoi intéresser un grand nombre de personnes et, sur un plan purement intellectuel, allier vos connaissances et celles de l’Ordre étaient loin d’être une ignominie. Alors voilà, il allait falloir ranger ton ressentit au placard et garder l’esprit ouvert d’une jeune chercheuse en devenir. Rester prudente, oui, dans la limite de tes capacités, Calli, mais rester ouverte. Qui sait, le sacrifice en vaudrait peut-être la chandelle ?

— Une profondeur inattendue ? Comme vos portails ? Vous savez, je suis prête à devenir une fan inconditionnelle de votre ordre si ça peut m’épargner des temps de trajets interminables.

C’est que tu as toujours préféré le confort d’un lit à la selle d’un cheval. La loyauté n’était pas un concept particulièrement répandu chez toi, si tu peux prendre le mieux tout en critiquant le pire, alors tu le ferais. Certains appelleront ça de l’hypocrisie, toi, tu pencherais plus pour de l’opportunisme.

Malheureusement, même les conversations les plus farfelues avaient une fin. Tu pousses un soupir théâtral, en finissant ta tarte.

— Alors abandonnez-moi, maître mage !

Après tout, même le chef de l’Ordre avait le droit d’aller tirer son coup. Parce que, c’était bien de ça qu’il s’agissait, n’est-ce pas . Il ne pouvait s’agir que de ça. C’était d’une logique implacable.

Et tu songes, en le voyant partir, qu’il n’y avait jamais besoin de grands actes pour défaire ou refaire son opinion. Il était entré sous le masque d’un véritable monstre censeur pour repartir sous celui d’un individu intéressant. C’était donc ça, la magie des interactions sociales. Après tout, pourquoi pas ? Après cette rencontre, Sombrelune semblaient être une destination autrement plus intéressante que Briseune.