Viens avec moi.
C’est ce que sa jeune sœur avait annoncé ce jour-là.
Sors, viens voir ce qu’il se passe en dehors du château, en dehors de la cour, en dehors de Belorge. Ouvre tes yeux et observe les horizons d’ailleurs. Forge-toi ton propre avis plutôt que de craindre dans ton ignorance.

Ca n’était ni une question, ni un ordre. Un conseil, un conseil avisé qu’elle s’est sentie obligée de suivre, le dos collé au mur. Diane, qui pourtant avait placé tant de distance entre elle et le monde magique, devait maintenant partager Iphigénie avec Sombrelune.
Incapable d’aller contre sa décision, incapable d’aller contre le sang de son sang, c’était à elle d’avancer, de faire un pas vers autrui, d’apprendre.

Sage enfant toujours conciliante, Diane est montée dans la calèche, a parcouru toute cette distance avec une magicienne à ses côtés et n’a pourtant jamais tremblé. Que lui ferait-elle après tout ? Comme si sa propre sœur pouvait utiliser sa force contre elle.
Jamais, n’est-ce pas ?

Les poings, pourtant, n’ont fait que se serrer un peu plus à chaque minute les rapprochant de la frontière, et les ongles ont fissuré la peau lorsque l’académie fut à portée de vue.

Car ce n’est pas de la haine que Diane porte à cette communauté, pas plus que des pensées malignes : c’est de la peur. La peur la plus pure et la plus innocente que l’on puisse ressentir. Il suffirait d’un mot de travers, d’un petit accident pour réduire leur vie à néant.

Elle a conscience de tout ça, Diane.

Le sourire se crispe et les dents se serrent quand on descend de la calèche. Le froid sûrement, doivent-ils penser.

Iphigénie rejoint l’intérieur de l’imposant bâtiment quand elle-même ne peut s’y résoudre.

Je t’attends là.

Je préfère.
Ca ne devait pas être long, avait-elle promis. Les minutes pourtant s’écoulent tranquillement, lui permettant d’’’observer les horizons d’ailleurs’’, l’austérité d’un pays froid quand on vient des terres de flamme.

Les pieds s’agitent, voguent. Par delà le grand pont, elle observe la course de la rivière stoppée par le gel et la vie morte en son sein.

Il faut trouver de la beauté dans tout.

Elle se répète ce précepte comme une prière murmurée, tente d’admirer la lumière qui se reflète sur la glace et les arabesques figées. Puis elle se demande comment des êtres humains capables de survivre dans un tel environnement peuvent ne pas avoir un cœur transit de froid.

Dans la contemplation, on n’entend rien, ni les pas ni la vie. Peut-être qu’ici tout est gelé, même les sons. Diane alors, dans son instinct de survie déjà bien trop solicité, n’entend pas le danger arriver. Et lorsque ce dernier s’annonce, il est déjà trop tard.

On s'y habitue.

Les épaules sursautent et la nuque se tourne dans un craquement paniqué. Elle accuse le coup, maintient sa posture droite et une distance de sécurité acceptable. Rien n’est statué mais Diane en est sûre : l’homme qui lui fait face en cet instant est dangereux.

Elle a appris à les reconnaître, ces pupilles, ces manières, le ton terne de la voix. Ou peut-être qu’ayant simplement conscience que cet homme pouvait être magicien, elle s’en est naturellement fait un ennemi.

Rien n’y fait cependant, une princesse doit prendre sur soi, alors elle prend sur elle.

Au froid ou à la vue ?

Elle questionne tout à fait innocemment, le sourire rieur et les tremblants dont elle n’était même plus sûre de la provenance.

C’est vrai que ce sont des paysages nouveaux pour moi, tout est si différent ici.

Elle se laisse aller à une méditation distraire, admire au loin les montagnes enneigées et la battisse complexe de l’académie. Même malgré l’été, on sent que l’hiver ici dure chaque jour que la Maison-Dieu fait. Quelle triste vie.

Nouvellement arrivée ?

Et nouvellement partie.

Oh ! Je ne suis pas une élève. J’accompagne seulement ma petite sœur. Mais oui, on peut dire que c’est une première fois pour moi ici.

Pas la dernière, elle le sait et elle ne le souhaite pas pour autant. Sa vie maintenant est liée à ces gens, qu’elle le veuille ou non. C’est sa mission de faire en sorte de surpasser tous ses ressentis vis-à-vis de leur espèce.

Pourtant, à chaque parole, un petit pas discret en arrière. Et pourtant, depuis qu’il est entré dans son champ de vision, jamais les doigts ne se sont détachés. Les poings restent serrés alors qu’elle supplie silencieusement les Arcanes qu’aucun mal ne lui soit fait, ni à elle ni à sa sœur.

Après trop d’années en territoire ennemi, ces prières ne sont rien de plus qu’un réflexe.

Pardon.
Pardon pour la tension et pardon pour la distance. Pardon d’avoir l’air si impolie et pardon d’avoir peur.
Mais les choses sont telles qu’elles sont pour Diane. Si elle se sent à ce point malaisée en ce lieu, en cette présence, raison il y a. Une large et encore parfois douloureuse raison qui tâche son dos. Dans son silence, cependant, elle remercie l’inconnu.

Il comprend, et ne cherche pas à envahir son espace.

Elle sera entre bonnes mains, si c'est ce qui vous inquiète.
Beaucoup de choses m’inquiète quand il s’agit de ma sœur et de ses lubies.

Le sourire est attendrit autant que le cœur est serré. Quand ceux qui partagent votre sang ne sont plus comptés que sur une main, forcément qu’on veille bien plus qu’on ne le devrait.
Elle sait pourtant, Diane, qu’elle ne peut pas et qu’elle ne doit pas empêcher ses sœurs de vivre.
Qu’elles profitent de cette liberté qu’elle n’a jamais eu.

C’est pour ça qu’elle accepte tout.

Pardonnez mon indiscrétion, mais est-ce pour l'éveil ?

Le poil se hérisse, comme s’il avait directement touché son orgueil. Des choses avec lesquels Diane peine à se contrôler.

Certainement pas.

Puis elle entend l’écho de ses propres paroles, le timbre de sa voix qui se répercute sur l’eau gelée de la rivière et qui lui revient tout aussi froid.

Non. Ma famille n’était pas très portée sur le fait de laisser les jeunes filles prétendre à l’éveil.

A quel point cette vérité lui fait mal, elle ne saurait trop le dire. Partagée entre la pression de son père et la tristesse qu’il ne soit plus la pour les retenir de venir à Sombrelune.
Chez les Vaudreuil, ce sont les prétendants au trône qui font le voyage, pas les princesses.

Il voit. Il comprend. Diane, dans son empathie tout singulière malgré le poids qui pèse sur sa poitrine en cet instant, sait qu’il comprend. Lui non plus ne voulait pas se retrouver ici, en cet endroit. Mais les choses de la vie font que tout ne se passe pas toujours comme on le veut.

Si tout c’était bien passé dans sa vie, elle non plus ne serait pas là aujourd’hui, après tout.

Je suis parfaitement conscient que ce n'est pas tout le monde qui porte la magie dans son cœur...

Elle accuse le coup, baisse la tête pleine de remord. Sûrement qu’elle a ravivé des images qu’il cherchait encore à effacer. Sûrement que lui aussi prend chaque jour sur lui, comme elle prend chaque jour sur elle.

Sûrement qu’ils partagent bien plus qu’elle n’aurait songé le croire.

Mais qu'est-ce qui vous empêche de le faire, désormais ?

Le regard se relève vers l’homme, vers le mage. Pas de colère, pas de violence, juste un sérieux glaçant rivalisant avec le rivière figée. Elle sait qu’il ne cherche pas à négocier, à essayer, à forcer. Une curiosité à laquelle elle se sent obligée de répondre. Justifier ses choix.

Le respect pour ceux qui nous ont quitté.

Elle ne considère pas les volontés de sa sœur comme une trahison, car elle peut et elle doit vivre sa vie comme elle l’entend. Mais cela ne l’empêche pas de souffrir, d’entendre son aîné s’indigner, de réveiller ses vieilles cicatrices.

Pas une seule cellule de son corps n’aurait un jour songé à réaliser son éveil. Diane n’est pas de ceux qui jouent avec le feu.

Et vous, qu’est-ce qui vous garde ici, finalement ?

Si vous ne trouvez votre compte en ces murs, prisonnié par les montagnes et de l’inhumanité qu’apporte ces lieux, pourquoi ne pas partir, tout quitter. Vivre en paix avec votre cœur et votre corps.

Elles sont encore trop nombreuses les nuits où elle se réveille en sueur, l’âme lourde de tout ce qu’elle se reproche. C’est pour ça qu’elle s’est décidé à agir, à gagner elle-même sa propre paix. Personne d’autre peut nous l’apporter si ce n’est que nous-mêmes.