C'était encore une nuit froide qui s'annonçait, ressemblant à toutes les autres en ces terres gelées. Un simple voyageur aurait probablement déjà cherché refuge auprès d'une taverne quémander de la chaleur, Alaric n'avait hélas pas ce luxe, condamné à affronter le froid avec quelques autres malheureux ─ mais il en avait l'habitude, de tout ça.

Et sans rien dire, on surveille, comme on nous l'a demandé, dans un silence implacable, parce que visiblement, personne ne semblait d'humeur à entamer quelques discussions pour briser la lourdeur de la tâche qu'on nous avait imposée ; lui qui n'était pas de nature bavarde, voilà qu'il venait à trouver tout ça si pesant qu'il éprouvait le désir de discuter un peu pour alléger l'atmosphère. Après quelques regards autour de lui, le jeune homme se permet de se diriger vers toi, un collègue visiblement tout aussi ennuyé que les autres. Ta remarque lui arrache un sourire.

▬ Non, malheureusement, mais j'aurais aimé.

Il se place à côté de toi, jette un coup d’œil dans ta direction ─ mais il n'y avait rien, pas même un chat au loin. Alaric finit par soupirer.

▬ On s'emmerde à en crever, par ici.

Un simple constat qui sonnait comme une évidence.

Un rire communicatif qui parvient à élargir le sourire d'Alaric, le faire rire légèrement peut-être, sans le faire rire complètement cependant. Il hausse les épaules : il aurait bien aimé, comme tout le monde, avoir une quelconque source de chaleur, mais vous ne pouviez hélas pas vous le permettre. Alors on espérait simplement que ce seront nos vêtements qui viendront nous réchauffer, ou au moins la camaraderie.

▬ En effet, et il n'y aurait plus grand monde pour défendre ce coin là si jamais ça dégénère.

Et la fausse bonne humeur et son sourire tombent lorsque tu lui demandes ses appréhensions. Oh, bien sûr qu'il en avait, des appréhensions, de diverses natures ; aller au devant de la mort n'était jamais chose aisée, et bien qu'il essayait de ne pas le montrer, tout ça l'angoissait
(on avait beau se préparer, on ne sait jamais de quoi demain est fait)

▬ Je mentirais en disant que non. Je me demande juste comment ça va se passer.

Et comment il mourra misérablement s'il devait mourir, mais ça, il ne le dit pas à haute voix, car il était bien inutile de la formuler, cette crainte. Plus les minutes passaient, plus il sentait l'appréhension le ronger, plus elle prenait de place dans son esprit au point de l'occuper complètement.

▬ Enfin, j'imagine que c'est normal. T'as pas peur, toi ?

Quelques secondes avaient suffit pour salement plomber le semblant d'ambiance qui avait réussi à s'instaurer entre vous deux. Les sourires s'étaient évanouis pour laisser place aux expressions graves et aux regards mornes fixant l'avenir incertain qui vous attendait. Alaric ne pouvait que partager tes craintes, en cet instant ; la désagréable impression de n'être qu'un rouage désincarné parmi tant d'autres, un pion remplaçable qu'on bougeait à sa guise.

Alors c'est juste un sourire triste et compatissant qui étire les lèvres d'Alaric, parce qu'il te comprenais mieux que quiconque, et qu'il ne savait pas vraiment quoi dire pour t'aider ou t'encourager
(ce serait de toute façon hypocrite de sa part, lui qui n'en menait pas large non plus)

▬ Personne n'a envie.

Une évidence pour lui, mais peut-être pas pour d'autres. D'une certaine manière, en te parlant, il essayait de se rassurer, lui aussi ; il essayait de se dire que, quoiqu'il arrive, rien de ce qu'il ferait ne serait vain ─ mais il n'y croyait pas lui-même.

▬ Tu sais, j'envie les hauts-gradés : au moins, ils n'ont pas à s'emmerder avec tous ces soucis.

C'est ce qu'il aimait penser, en tout cas. Qu'en haut, on était mieux lotis qu'en bas, qu'on s'épargnait bien des risques inutiles ; d'une certaine manière, il les convoitait un peu, ces hautes places sur lesquelles il s'imaginait bien des choses
(loin de soupçonner ce qui l'attendait)

▬ Et ces chanceux sont au chaud, eux, tandis qu'on doit se les geler ici en se demandant comment on va mourir.

Mourir pour eux, mais il préférait transformer ça en mourir pour son pays, qui était bien plus honorable et rassurant que de se penser pion parmi tant d'autres avec lequel on jouait jusqu'à ce qu'il ne serve plus à rien.

Il ne peut que te montrer un sourire crispé par l'angoisse lorsque tu tentes de le rassurer à propos des hauts gradés. Il voyait bien que tu essayais de le rassurer comme tu pouvais, mais la peur était encore bien trop ancrée en lui pour qu'il puisse s'en soulager ne serait-ce qu'un peu
(il apprendra bien vite que son image des hauts placés était quelque peu erronée)

Peut-être bien, qu'Alaric réfléchissait un peu trop ; peut-être bien, qu'il était trop jeune, mais c'était plus fort que lui, tout ça. Il en avait fait, des batailles, pourtant, depuis le temps, mais jamais d'une telle ampleur, avec des enjeux aussi importants. Et on avait beau essayer de se rassurer en écoutant les récits des anciens, en se réfugiant dans les écrits qu'on laissé d'anciens guerriers disparus, on ne pouvait que se faire une image plus ou moins fantasmée de ce qui nous attendait
(et c'est ça qui le mettait réellement mal à l'aise, Alaric
le fait de ne pas savoir)

▬ Sûrement... Mais si j'agis mal, c'est moi qui y passe.

Il n'arrivait décidément pas à avoir ton assurance, toi qui était son aîné. Même si on avait passé sa vie à se préparer à mourir, on ne pouvait que redouter le jour où l'on serait confronté à sa propre mort ; et en parler ne l'aider pas vraiment à avoir un peu moins peur.

▬ Enfin... Y'a aucune raison pour que ça se passe mal, non ?

Fausse assurance qu'on revêtait pour se donner du courage même si on n'en menait pas large. Il avait confiance en ses dirigeants malgré l'anxiété qui avait prit la quasi-totalité de son esprit, après tout.

▬ Ça fait combien de temps que t'es dans l'armée, toi ?

On essaie de changer de sujet pour se changer les idées, pour oublier, le temps d'un instant, notre condition et nos angoisses.

Et il ne peut que sourire encore une fois, sourire un peu amer, parce qu'il savait qu'au fond, tu avais raison ─ que se faire du souci n'allait que finir par en causer réellement ; mais quand l'anxiété nous prend aux tripes, il est bien dur de penser à autre chose qu'aux pires scénarios possibles ; et ce, même si on essaie de voir le positif, bien trop vite chassé par les pensées noires qui reviennent inéluctablement et inlassablement nous assaillir.

Tu étais dans ce monde brutal et impitoyable depuis bien plus longtemps qu'Alaric, quoiqu'il n'avait pas compté précisément le temps qu'il avait passé dans l'armée : cela pouvait bien faire un an comme vingt ans qu'il était là, tout lui paraissait tellement loin, comme s'il avait toujours vécu dedans ─ presque comme s'il y était né.

▬ Je dirais... Une dizaine d'année pour moi ? Je n'ai pas trop compté, j'ai un peu l'impression d'avoir toujours été dedans répond-t-il, un peu gêné.

Il était certain que dès qu'il avait pu se tenir sur ses deux jambes sans tomber au bout de trois pas, on lui avait fourré une arme dans les mains ; peut-être exagérait-il un peu, peut-être qu'ils avaient attendu un peu avant de l'initier aux armes diverses, mais il savait que si sa famille avait pu, elle lui aurait mit une épée dans les mains à peine né.
Alaric n'avait connu que ce monde-là, de toute façon
et n'avait jamais eu le droit de s'en évader
n'avait pas eu le courage d'en sortir, aussi
alors mieux valait ne pas compter les années

▬ Au fait, tu t'appelles comment ?

Parce qu'il était toujours plus sympathique de connaître le nom de ses camarades, même si on n'était jamais sûr de les revoir (vivants) un jour.