La paix lugubre qui régnait à Brave était bien inquiétante ; le pays avait perdu de son prestige et il ne restait du royaume que cendres et mauvais souvenirs. Abedalia embrassa du regard son paysage calme et immaculé.
Il n'y avait plus ces lueurs ardentes tachant le ciel alourdi, de visages défigurés par la terreur lors du sauve-qui-peut général - un véritable capharnaüm de gens affolés fuyant dans tous les sens. L'obscurité jadis déchirée par les hurlements reste paisible ; le chaos d'autrefois s'est évanoui et un silence de mort régnait sur les plaines recouvertes de neige. Quelquefois elle croyait entendre quelqu'un, et elle se retournait avec la conviction affable d'être poursuivie par quelque fantôme.
Mais il n'y avait rien - seule la neige crissait sous ses pas, sous un ciel gris qui semblait tristement rêver.
Puis une masse sombre par terre, à quelques pas de là - la neige piétinée indiquait qu'un groupe - chasseurs, mercenaires, anciens survivants? - s'était agité dans le coin. Victime ou agresseur, l'individu semblait avoir perdu; Abedalia le jaugea quelques instants alors qu'elle marchait à côté, remarquant que sa respiration se faisait toujours régulière. Pour combien de temps encore avant qu'il ne meurt de froid ou des suites de ses blessures, elle n'en savait rien; mais elle avait mieux à faire que de se préoccuper de son sort.
C'est qu'elle l'aurait laissé là le pauvre malheureux, avec son indifférence habituelle, si elle n'était pas passée assez près pour vaguement reconnaître la chevelure blonde qui recouvrait à moitié son visage balafré. Elle s'était penchée pour l'examiner, et une drôle d'amertume avait étreint son cœur lorsqu'elle fut certaine de son identité.
Joan qu'on semblait avoir oublié, Joan qui comme une ombre rampait en dehors du passé pour se retrouver là
gisant à terre comme un mort.
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On s'agite derrière ; et tandis qu'elle se retourne, le regard se fait moins froid et son sourire narquois. Joan étendu dans son lit reprend connaissance, grimaçant de douleur. Le froid de l'extérieur ne parvenait pas à pénétrer dans la chaumière réchauffée par le feu dont Abedalia s'était occupée d'entretenir pendant le sommeil du convalescent.
Tu as bien régressé depuis le temps, Joan.Bien qu'elle n'ait aucune idée de ce qui lui était arrivé, elle savait son camarade capable de se défendre et c'est avec la voix moqueuse qu'elle vient s'asseoir à son chevet.
On dirait bien que tu t'es fait avoir comme un imbécile. Elle avait eu vent de ses exploits lors des batailles contre Malronce - comme il était ironique qu'un illustre
héros de guerre se soit retrouvé dans pareille situation ! Nouveau sourire. Abedalia le toise avant de se baisser vers lui, passant avec douceur sa main derrière sa tête, là où il s'était touché. De ses doigts fins, elle effleure sa blessure et lâche un soupir.
Tu peux te considérer chanceux. Si j'avais su dès le début que tu pesais si lourd, je ne t'aurais pas ramené avec moi.Abedalia, de sa fierté dédaigneuse, se considérait bien sûr forte : mais porter un homme sur son dos tout en avançant dans la neige s'était révélé encore plus pénible que de courir après ses cibles. Sa demeure ne se trouvait pas très loin de l'endroit où elle l'avait trouvé, mais elle exécrait les tâches longues et endurantes, et c'était avec grande peine qu'elle l'avait ramené chez elle.