Les rires fusaient autour de lui, des éclats de voix enthousiastes se faisaient entendre, et des applaudissements venaient couronner le tout. En un mot, l'ambiance était détendue, dans la taverne où Alaric avait daigné faire une pause pour s'arrêter, désireux de boire un petit coup avant de reprendre son chemin dans Belorge, contrée certes sympathique, mais qui laissait le mercenaire de marbre. Une joie ambiante, qui aurait dû le contaminer, comme tout le reste de l'assemblée ; mais rien ne transparaissait sur son visage. Pas même un sourire. Il était comme spectateur de la scène, fantôme ne faisant qu'observer sans rien dire, comme si quelque chose allait miraculeusement se produire.

Son corps était présent, mais son esprit était ailleurs, perdu dans les limbes de ses pensées, se perdant dans ce sinueux labyrinthe brumeux. Il allait, de songes en songes, passant de simples rappel de choses à faire à l'inquiétude pour ceux qui le méritaient. Et inévitablement, il en vint, encore une fois, à ressasser, encore et encore, à ruminer de noires pensées qui ne pouvaient que lui gâcher le spectacle qui se voulait pourtant enthousiaste. Très vite, le monde autour de lui disparut : les voix, les bruits, les mouvements, les gens, ne laissant plus que lui-même face à ses vagabondages intérieur, seul voyageur autorisé à fouler ces vastes terres internes.

Ses errances personnelles furent brusquement interrompue par une voix irritée. Alaric daigna relever la tête pour toiser l'importun interlocuteur -qui se trouva être le rigolo qui se donnait en spectacle quelques secondes plus tôt. Cheveux corbeaux, peau pâle, maquillage et vêtements criards ; en somme, le parfait portrait du saltimbanque de la rue. Alaric snoba royalement la première question, comme il le faisait si bien lorsque quelqu'un l'emmerdait, bien peu désireux de converser avec un tel énergumène. Barre-toi et fous-moi la paix, qu'il voulait dire, mais il n'en fit rien : peut-être qu'il comprendrait, par son mutisme, que la discussion n'était pas la bienvenue. Et pourtant, il ne sembla pas comprendre et s'installa en face d'Alaric, ce qui ne manqua pas de l'irriter ; irritation qui s'en alla tout aussi vite, laissant place à l'intérêt, lorsqu'il entendit le nom de famille du dénommé Asaël.

▬ Bethsaïde... Comme la famille de forgerons ?

Il avait déjà entendu le nom de cette famille, réputée pour les armes qu'elle fabriquait -mais qui ne l'avait pas déjà entendu, dans l'armée de Briserune ? Bien qu'Alaric n'avait jamais vraiment eu d’interaction avec eux, leur réputation n'était plus à faire ; aussi trouvait-il, dans un premier temps, étrange qu'un de leur membre se trouve être un acrobate ; puis il se rappela de la situation, et se dit, qu'après tout, il fallait bien survivre. La remarque d'Asaël arracha un sourire à Alaric ; un personnage peu commode, disait-il ? Oh, si seulement il savait.

▬ En effet... Jehan Frost.

Il tendit la main à son tour, pour serrer celle de l'autre (par pure politesse). Ne précisa pas son métier. Intérieurement, il nota de mieux nettoyer ses vêtements la prochaine fois.

Vous veniez du même endroit maudit, vos noms de famille respectifs ─ bien que l'un soit un mensonge ─ vous trahissaient, quoiqu'il fallait connaître ce qui se cachait derrière ton nom pour définir avec exactitude ta provenance.

▬ Effectivement, confirma Alaric. Même si c'est évident pour ma part.

Il haussa un sourcil à tes propos sur son sourire -qui était très bien, d'ailleurs : c'est juste qu'il lui était bien difficile de sourire dans des temps aussi difficiles, avec des tourments intérieurs aussi profonds. Il était content de voir un survivant de sa terre natale, mais il avait aussi mal, parce qu'il savait, tout au fond de lui, qu'il était responsable, en partie, de la déchéance de sa propre nation ; mais ça, il préférait le refouler, fuir éternellement ses responsabilités ─ parce que c'était plus simple et moins douloureux que d'affronter ses démons intérieurs.
Il espérait que jamais tu n'apprendrais qui il était vraiment, et que tu te contenterait de le connaître sous le nom de Jehan Frost, simple mercenaire s'arrêtant de temps en temps dans les tavernes du coin.

Tu changes rapidement de sujet, préférant savoir quelles étaient les occupations dans la vie d'Alaric. Effectivement, en ce moment, le mercenaire n'était pas vraiment bon public, mais il n'arrivait décidément pas à se détendre.

▬ Je ne suis que de passage, commença-t-il, confirmant qu'il n'était pas un habitué de l'endroit. Je suis mercenaire. Une pause. C'est un peu moins amusant qu'acrobate, c'est sûr, qu'il conclut sur un petit sourire qu'on ne saurait définir.

Mais quand on n'avait connu que la guerre, quand on n'avait connu que les champs de bataille, quand on n'avait connu que de rudes entraînements pour devenir le guerrier parfait, c'était dur de changer radicalement de voie. Il aurait pu, il est vrai, se reconvertir complètement, mais étrangement, il n'avait jamais pu. Il n'avait peut-être pas envie de changer de vie, au fond, peut-être qu'il préférait continuer à s'enfoncer dans la violence, que c'était la seule manière pour lui de se défouler, de se soulager un peu de ses tourments ─ que l'écriture seule ne pouvait entièrement apaiser.
De se sentir vivant.

▬ Mais dites-moi, qu'est-ce qui a pu pousser un Bethsaïde à devenir acrobate ? Vous auriez pu vous installer en tant que forgeron ailleurs sans problème, non ?

Un lot de grandes aventures à raconter ? En voilà un qui a une image bien trop fantasmée des mercenaires. Ses aventures étaient loin d'être grandes, ce n'était que de simples quêtes par-ci par-là pour survivre, pour occuper son esprit avant que ses propres sentiments ne viennent s'en emparer ─ pour les repousser temporairement. Alaric n'était mercenaire que parce qu'il était incapable de renoncer entièrement à la violence et à sa vie d'avant, c'était tout.

▬ De grandes aventures...? Vous idéalisez un peu trop.

Être mercenaire, c'était moche et pas le plus palpitant des métiers existants. C'était le métier de ceux qui ne pouvaient rien faire d'autre, de ceux qui savaient se battre et qui cherchaient de l'argent facile, de ceux qui aimaient se mêler des affaires des autres, de ceux qui profitaient du malheur d'autrui pour s'enrichir, de ceux qui erraient à la recherche de quelque chose ─ mais eux-même ne savait pas quoi ─ ; vraiment, rien d’exceptionnel.

Le mercenaire haussa un sourcil quand il t'entendit t'esclaffer, se demandant ce qu'il avait bien pu dire de si drôle. Puis les explications vinrent, et Alaric ne put s'empêcher de laisser une douce amertume l'envahir. D'une certaine manière, il se voyait en toi. Lui non plus, n'avait jamais voulu rentrer dans l'armée, lui aussi, voulait choisir une voie radicalement différente de celle que sa famille aurait voulu lui imposer. Mais toi, tu avais eu la force nécessaire pour te débarrasser de la pression et des liens familiaux qui pesaient sur toi.
Pas Alaric.

Lui, n'avait pas eu la force d'insister et de se débarrasser du carcan familial. Lui avait bêtement choisi la voie qu'on lui avait dictée, sans jamais rien remettre en question. Sans jamais essayer de s'en dégager. Peut-être parce que c'était plus facile, finalement, parce que ça lui avait offert un certain confort dont il n'aurait pas pu jouir en tant qu'artiste.

▬ J'ai été soldat, oui. Même plus que soldat, mais ça, il se retint bien de le dire. Mais de là à dire que c'est un passage obligé pour tout les mercenaires... il ajoute, amusé.

Il prend le temps de boire un coup ─ parce qu'il n'avait pas vraiment touché à sa bière depuis un moment, bien trop occuper à s'égarer dans ses pensées et à discuter avec toi. Il n'ajoutera pas non plus qu'être une brindille n'était pas vraiment un désavantage, et qu'il suffisait juste d'être plus malin que son adversaire ─ que c'était juste une manière différente de se battre.

▬ En tout cas, y'en a qui ont bien de la chance de pouvoir choisir, qu'il marmonne pour lui-même.

Regret lancé en l'air, n'attendant aucune réponse, simple soupir d'une âme en peine ; presque une jalousie de la chance d'un autre, parce qu'Alaric n'avait pas su saisir la sienne quand il le fallait.

Surpris, Alaric te regarda t'énerver tout seul, se demandant, encore une fois, ce qu'il avait bien pu dire de déplacé. Finalement, toi non, plus, ce n'était pas par choix que tu t'étais retrouvé en train d'amuser la galerie.

Bien que dit sans amertume aucune, Alaric ne put s'empêcher de le ressentir comme tel. Mais il n'eut pas le temps de réfléchir dessus, puisque tu enchaînes déjà avec autre chose. L'honnêteté, en effet était une qualité bien rare chez les adultes -du moins, en société. Car ce n'est que face au danger, face au désespoir, qu'un être humain était, d'une certaine manière, le plus honnête possible : il montrait sa véritable nature.

▬ Pas vraiment. Mais on s'y fait, à force, de voir le pire.

Après tout, Alaric n'avait jamais connu que ça, le pire de l’être humain. Même s’il essayait de se dire qu’il valait mieux que le reste, au fond, il n’en menait pas large non plus ─ surtout au vu de son état et de sa situation actuelle. Il se perdit quelques secondes dans ses pensées, regardant vaguement son verre, comme si ce dernier allait soudainement lui donner une inspiration miraculeuse.

▬ Au moins, on a un point commun : ne pas avoir pu choisir ce qu'on voulait faire, qu'il sorti, plus pour lui-même que pour continuer la discussion.

Il jeta un œil à l'extérieur : il faisait déjà nuit noire, et ils étaient les seuls encore debout ─ et personne ne semblait leur en tenir rigueur. Alaric semblait apprécier discuter avec toi, même si tu étais bien plus bavard et extraverti que lui. Peut-être que, même s'il donnait l'impression d'être agacé, ça lui faisait du bien, de parler avec un congénère.
Avec quelqu'un qui lui ressemblait un peu.

Il t'écoute exposer ta théorie ; et plus tu avances, plus tes mots lui font mal Asaël, même si ce n'est pas volontaire de ta part. Ils étaient venus directement se planter dans la partie la plus sensible de son esprit, ravivant des remords et des souvenirs qu'il aurait préférer garder dans les abîmes de l'oubli, ravivant un brasier qu'il pensait avoir étouffé pour de bon. Parce qu'il savait, au fond, qu'il était le premier à maudire le monde entier pour des fautes dont lui seul était responsable, pour des choix que lui seul pouvait prendre à un moment donné, pour des actions qu'il était le seul à pouvoir mener
(et que maintenant, il regrettait).

Il serre les poings, détourne le regard, comme s'il tentait d'effacer cette inconvenante discussion, qui le mettait en face de choses dont il ne préférait pas parler. Peut-être que rien n'aurait changé, au fond, s'il avait été assez courageux pour choisir la voie qu'il désirait plutôt que de suivre celle qu'on lui avait tracée ; s'il s'était soustrait de tout ce qu'on voulait lui imposer. Son destin personnel aurait pu être différent s'il avait pu saisir les opportunités qu'on lui donnait, mais celui du monde, lui, aurait probablement été le même, quoiqu'il fasse,
car seul, il ne pouvait rien faire.

▬ Sûrement ; mais le résultat est le même, finalement, dit-il.

Le résultat pouvait être le même, mais le responsabilité, elle, ne l'était pas.
Et tu changes un peu de sujet, te reconcentrant sur Alaric. Il hésita un court instant, se demandant s'il était judicieux de te confier ses rêves d'enfants, à toi qu'il venait à peine de rencontrer, à toi dont il ignorait l'existence jusqu'à présent.

▬ Quelque chose entre poète et écrivain, confia-t-il finalement. La littérature m'a toujours bien plus intéressé que la guerre.

Et ça n'a pas été au goût de mes parents. Car les guerres, Alaric aurait préférer les immortaliser de sa plume, qu'elles soient réelles ou imaginaires, plutôt que de les vivre ; il aurait préférer imaginer les horreurs des champs de batailles plutôt que de les voir de ses propres yeux
(et de les réaliser de ses propres mains).
Et ta remarque l'arrache de ses pensées, tout comme elle lui arrache un petit rire,
lui qui avait été jusque là dans une morosité déprimante.

▬ C'est préférable à ma défiguration, vous me direz.

Il n'était pas vraiment défiguré, Alaric, c'était évidemment une simple excuse pour ne pas avoir à dévoiler son visage. Il avait certes une cicatrice bien peu gracieuse à l'un de ses yeux, la marque indélébile de ses fautes, qu'il tentait de cacher comme il le pouvait
(parce qu'il en avait honte).
Pour lui, connaître son visage et son véritable nom ne te sera d'aucune utilité, Asaël, et même si tu insistes, il y a bien peu de chance qu'il se dévoile à toi.

Tu ne sembles pas prendre sa dernière remarque au sérieux, Asaël, et dans un sens, c'était peut-être mieux ainsi. Alaric ne répondit pas, préférant reprendre quelques gorgées de sa bière, qu'il n'avait finalement qu'assez peu touchée de toute la soirée ─ ou plutôt, de la nuit. Pour la première fois de la discussion, Alaric se met un peu plus à l'aise, posant l'un de ses coudes sur la table, sa joue au creux de sa main ─ position bien plus détendue.

Et il sourit, un peu gêné, lorsque tu lui fait la remarque de son âme artistique, d'autant plus surprenante qu'elle résidait dans le corps d'un ancien guerrier devenu mercenaire. A vrai dire, rares étaient les personnes au courant de ses frénésies créatives, et encore plus rares étaient les individus ayant pu voir un de ses écrits : parce qu'il avait prit l'habitude de tout cacher, Alaric, de se brider, augmentant ainsi sa frustration
(celle de ne pas pouvoir laisser libre court à son imagination)
Encore aujourd'hui, bien qu'à ce niveau, il n'avait plus d'entraves extérieures, c'étaient leurs restes et les entraves qu'il se mettait lui-même qui l'empêchaient de se livrer complètement à ses envies créatives.

▬ Ce... ce n'est pas très intéressant, vous savez. Je préfère lire ce que font les autres plutôt que produire moi-même.

Il ne dit pas qu'il lui arrive de temps à autres d'écrire, mais comme tout artiste, il n'était pas forcément fier de ce qu'il faisait : car comme tu l'avais dit toi-même, on était beaucoup plus dur avec soi-même que les autres ne l'étaient avec nous.
Un œil distrait sur le mouchoir devenu multicolore avec tout le maquillage qui s'était déposé dessus, puis sur toi, remarquant enfin que tu en avais enlevé une grande partie pendant que tu parlais avec lui. Et il se rend compte que malgré les débuts de la conversation, que malgré l'heure tardive, il commençait à t'apprécier
(ou était-ce simplement le d'enfin discuter avec quelqu'un autre qu'un coéquipier ou quelqu'un de non-hostile qui altérait légèrement son jugement.).

Alors qu'il espérait que tu ne poses pas plus de question ─ comme tu l'avais fait à chaque fois qu'il avait répondu sèchement ─, ce fut tout l'inverse qui se produisit : sans le vouloir, Alaric avait attisé ta curiosité, déjà un peu trop envahissante à son goût jusqu'alors. Il est vrai qu'après cette nuit, il ne te reverrait probablement plus jamais, et peut-être aura-t-il même disparu de ta mémoire, mais il ne voulait pas t'en dire plus ─ d'autant plus qu'il n'avait pas grand-chose sur lui, de toute manière ; qu'il n'avait fait que dire la stricte vérité, tout en étant suffisamment vague.

Et à peine sa chope reposée que déjà, on la lui dérobe. Surpris, il n'esquisse pas un geste, te regardant fanfaronner avec ton butin. Tu le menaces, tu lui fait du chantages, et Alaric jure intérieurement, se redressant sur sa chaise. Il avait soudainement l'impression de se retrouver face à elle, elle qui le faisait tourner en bourrique dès qu'elle en avait l'occasion, elle qui était insupportable, elle avait qui il avait eu l'habitude de se disputer si souvent ─ et ce, même si elle lui avait sauvé la vie une fois, il y a plusieurs mois de cela. Et ça l'énervait, cette soudaine ressemblance.

▬ ... Rends-moi ça, qu'il demande (qu'il exige), agacé.

Mais tu continues, tu le nargues, et tu lui rappelles soudainement le point de départ de votre rencontre ─ ce satané spectacle auquel il avait assisté sans être réellement présent. Et finalement, il soupire et se renfonce dans sa chaise, comme résigné. Comme battu par tes enfantillages.

▬ Je n'ai rien sur moi, de toute façon. Et ça t'apportera quoi, de voir ce que je fais ?

Il tente une ultime négociation voilée, pour que tu lui rendes ce qui lui appartient ─ et pour que tu le laisses tranquille avec ça.

Cette situation était plus qu'emmerdante. Non seulement tu refusais de lui rendre sa boisson, mais en plus, tu insistais (et pas qu'un peu). Alaric se sentit soudainement tel un enfant que l'on grondait pour une quelconque raison ─ et ça l'agaça encore plus, de ne pouvoir pas faire grand chose. Il avait envie de t'en coller une, de te faire comprendre qu'il n'aimait pas ce genre de jeu auquel seul toi semblait prendre plaisir, mais il se contenta de serrer la mâchoire, calmant tant bien que mal son irritation montante
(pour ne pas qu'elle se transforme en colère)

Tu étais bien trop curieux, Asaël, c'est ce qu'il se répétait en boucle. Il n'était pas du genre à se livrer aussi facilement, Alaric, et ça lui coûtait de devoir, peut-être, céder à ton caprice ─ surtout qu'il ne te connaissais pas. Tu aimais savoir ce que font les autres, mais le mercenaire n'aimait pas qu'on sache ce qu'il faisait : quelque chose, au fond de lui, l'empêchait de livrer ses créations à la merci du jugement de l'autre
(peut-être parce que ce qu'il couchait sur le papier était bien trop intime pour être révéler sans conséquences)

Et quand tu fis mine de t'éloigner, Alaric serra les poings : que faire ? Oh, s'il s'écoutait, il te laisserait partir sans l'ombre d'un regret, toi et ta maudite curiosité : mais tu avais avec toi un otage, à savoir sa bière qu'il avait lui-même payée ─ et te voir partir avec pour la finir alors que c'était toi qui l'avait payée l'agaçait tout autant. Le briserunien, après une longue hésitation, se leva, se dirigea vers toi et t'attrapa par l'épaule.

▬ C'est bon, je vais te montrer.

Sale gosse. Il t'arracha la choppe des mains, sans aucune délicatesse, la termine avant de la reposer sur une table proche de lui. Pourquoi cédait-il ? Lui-même n'en savait rien : peut-être était-il lassé par ce petit jeu, lui qui n'avait, de toute façon, jamais été un bon joueur.

▬ Suis-moi.

Sans t'attendre, il grimpa les escaliers et se dirigea vers sa chambre pour aller fouiller dans ses affaires ─ sans même se retourner pour voir si tu l'avais suivi : avec un peu de chance, il y avait bien un texte égaré qui traînait là
(texte salvateur qui le débarrassera de ta présence
il l'espère)

Tu t'éclipse déjà pour aller chercher quelqu'un, laissant Alaric seul : temps de répit salvateur, qui lui épargnera tes gamineries qu'il a bien du mal à supporter
(après tout, on ne lui avait jamais appris à garder des enfants)

Alaric ne t'adresse même pas un regard lorsque tu t'éloignes pour aller voir ton "amie", se contentant de fouiller dans ses affaires. Il trouve, oh, bien des choses, mais pas ce qu'il voulait. Enfin, plus précisément, il trouve quelques écrits, mais ils ne le satisfont pas. Certains parce qu'il n'en est pas fier, d'autres parce qu'ils sont bien trop intimes pour être montrés : il y avait bien trop parlé de lui, d'une manière ou d'une autre, parce qu'il y avait mis ses tourments et ses états d'âmes, des choses bien trop personnelles que seul quelques rares personnes pouvaient comprendre pleinement
(et qu'il comptait bien garder pour lui)

Il ne te voit pas arriver, bien trop occupé à chercher, et sursautes presque lorsque tu arrives, se retournant vivement. Il te regarde, puis inspecte l'animal qui t'accompagnait, et fait un signe de tête pour te faire comprendre que ça ne le dérangeais pas ─ avare en parole, comme d'habitude, surtout lorsqu'il était en train de faire quelque chose en même temps.
Finalement, quelques secondes après ton retour, il trouve enfin quelque chose : un simple texte, court, pas trop personnel, qu'il ne trouvait pas trop loupé (pour une fois). Il te le tend négligemment.

▬ Tiens. C'est pas exceptionnel, mais tu t'en contenteras.

Du moins, il pensait que ça ne l'était pas. Il pensait sincèrement que tu allais être déçu, si tu t'attendais à trouver une révélation
(parce qu'il ne se pensait pas si doué que ça, Alaric, lui pour qui écrire était avant tout un défouloir dans lequel il y déversait tout ce qu'il lui passait par la tête,
pour se soulager, même de manière infime, des maux de son esprit)

Si tu t'attendais à de l'or, tu ne trouveras que du bronze, voire du fer.

Il te laisse lire, en silence. Pesant silence de l'attente, celui qui faisait battre le cœur, qui faisait monter l'angoisse, qui empêchait de rester en place, qui n'arrivait pas à stabiliser le regard ; celui où l'on se sentait pieds et poings lié devant le terrible juge qu'est l'Autre et son regard
(celui où l'on ne pouvait rien faire, si ce n'est attendre le verdict final la boule au ventre et le cœur serré)

Et c'était presque étouffant, Asaël, tu sais, d'attendre ainsi la fin de ta lecture. Tes expressions ne lui auguraient rien de bon : Alaric, au fond, comme tout artiste montrant ses créations, espère un compliment, même s'il criera à qui veut bien l'entendre que ce qu'il fait, c'est nul, que ça n'a aucune valeur, que ça devrait finir au fin fond d'une corbeille. Mais ce n'est qu'apparence, car au fond, on est quand même un peu fier de ce qu'on a fait
(même si on ne veut l'admettre)
alors quand on montre, on attend un petit compliment, pourquoi pas une flatterie
(même si tout ça sonne faux)
en attendant, on se dit mauvais, on se dit terriblement médiocre
(parce qu'au fond, on a juste besoin d'être rassuré pour continuer)

Et après une éternité, ton jugement tombe enfin. Tu ne peux le voir, mais sous sa capuche, il détourne le regard et rougit, gêné ─ mais tout de même content que ça te plaise. Ce dont il a peur, Asaël, comme tout artiste de cette terre, c'est de décevoir, de ne pas être à la hauteur, qu'autrui n'aime pas
(il a peur de la critique)
Alaric a caché son amour pour la littérature pendant de longues années, devant le substituer à un amour factice pour la guerre
(parce que personne, dans son entourage, ne l'acceptait et ne l'accepterait jamais)
Le mercenaire reprit le texte, de manière moins rude.

▬ M... Merci. Ce n'est pas si bon que ça, pourtant.

Malgré les compliments, on cherche toujours, quelque part, à se convaincre que ce n'est pas bien, qu'on aurait pu faire mieux
(on cherche à se descendre, inconsciemment)
Il ne sait que dire face à tes remerciements, ne te tenant pas même rigueur de la méthode que tu avais utilisé pour lire quelque chose, préférant rester un instant le regard fixé sur le texte ─ fixant en vérité ailleurs, perdu dans le vague. Et finalement, un petit sourire, masqué par les ombres de sa capuche, sincère et heureux (comme il n'en avait pas eu depuis bien longtemps), parce que tu avais lu sans juger, acceptant ce qu'il aimait faire sans te moquer, comme tant d'autres l'auraient fait.

▬ De rien, dit-il, un peu plus bas.

Il range simplement son texte, sans rien dire de plus, avec les autres, qu'il ne veut pas te montrer ─ ne voulant pas que tu perces finalement le secret de son identité.

Alaric fait comme s'il n'avait pas entendu ta remarque sur son bafouillement, prétextant être trop occupé à ranger pour y prêter une quelconque attention. Il relève simplement la tête lorsque tu lui poses la question sur l'endroit où il irait le lendemain (qui était aujourd'hui, mais le mercenaire avait parfaitement compris où tu voulais en venir). Finissant de ranger ses affaires, il voit d'un mauvais œil le fait que tu t'amuses, de manière si insouciante, à faire grincer son lit : il n'avait pas envie de réparer tes conneries.

▬ Je n'en sais rien. Je vais trouver un autre contrat dans le coin et me barrer. Mais avant, faudrait que je dorme un peu.

J'ai beau avoir la chance d'avoir l'endurance de mes semblables, si je ne me repose pas, ça risque d'être compliqué. Comme il le faisait pratiquement à chaque fois, parce qu'il ne restait jamais au même endroit. Peut-être même qu'il se dirigerait vers la capitale, tant qu'à faire ─ ça lui ferait découvrir un peu de paysage ; et même si Belorge n'était pas la contrée qu'il préférait en ce monde, au moins, il n'y marchait pas avec amertume. Au moins, il savait qu'il ne risquait pas de te revoir de si tôt, à moins que le destin n'en décide autrement.

Et encore une fois, Alaric avait complètement oublié le spectacle auquel il avait assisté ─ sans être vraiment présent ─ plus tôt. Il soupira : décidément, tu étais bien déterminé à te faire payer pour ta prestation (alors qu'il n'en avait rien vu). Parce qu'il sentait que tu n'en démordrais pas, Asaël, s'il ne te récompensait pas ; alors il va chercher sa bourse, en ressort quelques pièces, et te les balance négligemment ─ parce qu'il n'en avait, au fond, rien à faire, il faisait ça pour que tu le lâche avec ce sujet.

▬ Tiens. Tu peux me lâcher avec ça, maintenant ?

Il la range avec le reste, s'assied sur son lit pour mieux s'étaler de tout son long dessus (sans enlever la capuche dont les ombres masquent son visage depuis le début de la conversation), ignorant les supplications du meuble, lui demandant d'être plus délicat ─ ou il le lui fera payer, menace voilée par le grincement menaçant. Il ne dit rien quelques instants, observant simplement le plafond, comme si ce dernier allait lui livrer quelques secrets ─ comme s'ils s'apprêtaient à converser d'importants sujets. Et finalement, la voix d'Alaric brisa cet intime silence, dans lequel personne n'avait semblé vouloir prononcer un mot, de peur d'une sanction divine.

▬ Il se fait tard.

Simple constat, qu'il avait pu poser à maintes reprise au cours de cette soirée ─ ou peut-être serait-il plus juste de parler de nuit. Alaric n'aspirait plus qu'à une chose : être enfin seul pour terminer cette conversation muette avec le plafond, avant de céder aux murmures et à la chaleur familière de Morphée.

Il ne prête pas attention à ton sarcasme, ni même aux autres remarques qui suivent. Lorsque tu t'éloignes, il aurait pu te faire remarquer que son prénom d'emprunt, c'était "Jehan" et non "Frost", mais il n'eut pas la force (ni l'envie) de te le faire remarquer.

▬ Bonne nuit à toi aussi.

Simple réponse avant que tu ne fermes définitivement la porte. Alaric reste planté là un moment, avant de finalement se relever pour se mettre un peu plus à l'aise, dévoilant enfin son visage maintenant qu'il était seul, enlevant même son cache-œil pour la nuit ─ révélant cette cicatrice qui lui faisait honte. Cette soirée avait menée à une rencontre imprévue, mais Alaric n'en était pas vraiment mécontent ; certes, tu avais ton comportement, et tes enfantillages l'avaient agacé, mais tu ne lui avais pas laissé une si mauvaise impression
(si ce n'était que tu étais chiant quand tu voulais quelque chose)

Et alors qu'il se mettait dans le lit, cherchant une position confortable, ses pensées dérivèrent à nouveau, empruntant un chemin connues d'elles seules, avant que finalement, ses yeux se ferment, transformant ses réflexions en songes
(dont il ne se souviendra peut-être pas au réveil)