Ç'avait été comme offrir son dos à la ceinture qui allait le battre. Mais il ne l'avait pas réalisé, trop confiant, trop sûr de lui. Il était satisfait, après des jours de prestations épuisantes, il avait trouvé un client plutôt fortuné et avait bien l'intention d'en profiter jusqu'au bout.

Mais l'homme avait dérapé, était devenu violent. Et Yekun avait tenté de s'échapper de cette poigne qui soudain serrait sa nuque, de ces mains qui soudain profanaient son corps. Il s'était débattu avec toute la hargne dont il était capable. Oubliant, dans la panique montante, le feu qui pouvait jaillir de ses mains. Ses doigts griffaient la peau flasque du marchand alors qu'il hurlait des insultes, perdu dans un brouillard d'angoisse. Le sang battait à ses tempes alors que des souvenirs de son enfance caressaient sa mémoire. Un verre éclata sur le sol et ses débris entaillèrent le dos du jeune mage, ajoutant de nouvelles cicatrices à sa collection.

Il avait presque abandonné, épuisé par une lutte vaine, se disant qu'en laissant passer la tempête, il aurait plus de chance de s'en sortir vivant. Il foutrait le feu à cette minable baraque plus tard. Son salut pourtant, survint par de grands coups sur la porte. Le marchand le lâcha sur le lit recouvert de morceaux de verres comme une poupée de chiffon désarticulée. Yekun n'écouta la discussion que d'une oreille, profitant de cette accalmie pour reprendre ses esprits.

Les nouveaux cris du marchand lui arrachèrent cette fois, en plus d'un frisson de crainte, une bouffée de rage. Les dents serrées, les yeux flamboyants de rage, il s'était redressé et avait saisi un gros pot en métal qui trônait sur une étagère.

Le pot s'écrase sur le crâne chauve et luisant du marchand, le gong résonne dans toute la pièce alors que son gros corps s'effondre sur le plancher sale. Yekun essuie d'un revers de main le sang qui coule de son nez et de sa bouche et fixe l'homme face à lui. Il reconnait immédiatement le symbole sur son front - à force d'avoir lu et relu les livres de blasons des grandes familles dans la bibliothèque de son père.

Un Desrosiers. Merde.

- J'espère que ce gars n'avait pas une grande importance pour toi. Si c'est le cas, j'en suis désolé mais il va mettre un moment à se relever.

Yekun se détourne rapidement à la recherche de ses vêtements probablement déchirés et, éventuellement, d'or à mettre dans sa bourse.

Le Desrosiers a autant de réaction qu'une statue de sel. Quand leurs regards se croisent, il y a dans ses yeux un tel vide que Yekun en tremble, il y a dans ses yeux une telle lassitude que Yekun s'interroge. Comment peut-on paraitre aussi détaché du monde qui nous entoure ?

Le reproche est amer mais Yekun hausse les épaules, finalement peu intéressé par les affaires de l'autre. Il jure entre ses dents sans trouver la moindre piécette planquée sous les draps. Avec quoi ce chien comptait-il le payer ? Comptait-il le payer ? À quel point l'intervention de l'autre gus indifférent l'avait-elle sauvé ?

- Et bah écoute, t'as qu'à demander à ta famille hein, eux qui sont blindés aux as.

Parfois, il parle trop vite, il oublie qu'il n'est plus de ce monde et qu'il n'est pas censé en savoir autant. Mais il y a la colère et l'adrénaline qui court encore ses veines. Il jure encore en retournant le matelas. Il a vraiment subi tout ça pour rien. Les paroles de son sauveur achèvent de tuer l'espoir dans l'oeuf. Il grogne et donne un coup de pied dans le corps inanimé du marchand.

- Et ma paye pour avoir accepté de te servir de punching-ball, elle est où sac à merde ??

Yekun a à peine le temps d'enfiler ses chaussures, un pantalon et de récupérer son sac - il abandonne son haut déchiré et ensanglanté, que l'autre se barre. Il le suit rapidement dans les escaliers en serrant les dents, les bouts de verre encore incrustés dans sa chair le tiraillant.

Ils sortent et se fondent dans la foule quelques instants avant que les hommes de main du marchand ne débarquent. Yekun se glisse aux côtés du Desrosiers.

- Merci au fait.

Morts.

Yekun hausse un sourcil. Il n'a pas entendu parler de cette histoire, elle a dû arriver après son départ à Sombrelune et au final, il n'en a pas grand chose à faire. Il aurait bien haussé les épaules si les éclats de verre incrustés dans sa peau ne le tiraillaient pas autant.

Quand ils sortent, Yekun le suit machinalement au travers des rues du marché noir. Il le connait bien, ça fait quelques années déjà qu'il vend ses infos à Lancelot. Il soupire, il ne sait même pas si le traficant est chez eux - enfin, chez lui que Yekun a tendance à un peu trop considérer comme chez lui aussi.

- Yekun Blaze. Et toi ? Parce qu'être un Desrosiers ne sert à rien par ici.

Il donne son nom et ça l'amuse toujours autant. Il en a presque oublié le nom de son père, son nom, celui qui lui donnait une véritable place dans ce monde. Il est devenu un inconnu, un anonyme et ce faisant, il s'est octroyé la liberté. Et il a l'intuition, comme un pressentiment que l'homme qui l'a sauvé ne lui est en fait pas si inconnu que ça.

Il ne laisse rien transparaitre sur son visage mais ses blessures lui font mal. Il sent le sang qui ruisselle le long de ses omoplates. Il pose une main sur l'épaule de son sauveur, l'arrêtant dans son élan. Parce qu'il se sent vaciller. Qu'il fait le fier mais qu'il galère, que ça fait quelques jours qu'il n'a pas réellement mangé. Il a accepté de se vendre à cet immonde marchand pour ça, trop fier pour rentrer bredouille chez Lancelot. Trop con pour avouer qu'on va mal. Alors, il se rattrape tant bien que mal sur l'autre, le regard un peu fiévreux.

- Putain ...

Séraphin.

Les anges ont de drôles d'activités de nos jours. Yekun a les sensations exacerbées. Il sent douloureusement son dos, il sent la faim qui lui ronge peu à peu l'estomac, la soif qui sape ses forces. Il serre les dents. On ne voit pas le soupir, on ne l'imagine même pas. On s'en fout, on sait juste que c'est pas dingue comme situation.

Séraphin - parce que c'est un peu un ange finalement - le soutient avec délicatesse, sans appuyer sur ses blessures et Yekun l'en remercie intérieurement. Il profite de ce soutien pour souffler un peu et se remettre en marche. Savoir qu'on y est presque, que bientôt, il pourra se reposer, le fait tenir, insuffle dans ses veines une force nouvelle.

Là où l'on va, le sauveur de Yekun n'est pas le bienvenue. Heureusement que la pitié pour les mourants est quelque chose qui marche et on les laisse entrer. Yekun est allonge sur le ventre sur un lit. Il papillonne des yeux et cherche ceux de Séraphin, seuls connus ici présent.

Il grogne de douleur alors qu'il entend celui qu'il présume être le médecin s'activer en marmonnant.

- J'vous rembourserai ... j'demanderai à Lancelot de m'aider ...

Il va dire "pour une fois" mais finalement, il n'est pas sûr d'être le plus utile des deux. Tant pis, il a proposé de l'accueillir, il assume. Yekun espère juste ne pas se faire virer de son seul point de chute après une énième connerie.

Le médecin s'affaire sur son dos, avec de l'eau tiède et une pince, il retire les bouts de verres un à un. Yekun serre des dents, ne dit rien, peut-être quelques blagues au début, mais là, il vacille. Il tuerait père et père (pas dur) pour un morceau de sucre. Mais les dents serrées, on se tait et on encaisse.